Fragment Religion aimable n° 2 / 2  – Papier original : RO 227-4 et 227-4 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Religion aimable n° 276 p. 113 / C2 : p. 139

Éditions savantes : Faugère II, 361, XX / Havet XV.11 / Brunschvicg 747 / Tourneur p. 250-1 / Le Guern 208 / Lafuma 222 / Sellier 255

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

COHN Lionel, “Pascal et le judaïsme”, Pascal. Textes du tricentenaire, Paris, A. Fayard, 1963, p. 206-224.

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, 1970.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 241-242.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 465 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Les Juifs charnels et les païens ont des misères et les chrétiens aussi. Il n’y a point de rédempteur pour les païens, car ils n’en espèrent pas seulement. Il n’y a point de rédempteur pour les Juifs : ils l’espèrent en vain. Il n’y a de rédempteur que pour les chrétiens.

 

La misère est le dénominateur commun des trois catégories qui composent la typologie proposée par ce fragment. Toutefois, le terme est ici au pluriel, ce qui signifie que, outre la misère qui est le lot commun de la condition humaine, chaque catégorie est marquée par une misère propre. La misère des Juifs est un thème nouveau dans les Pensées. Il a été traité par Cohn Lionel, “Pascal et le judaïsme”, Pascal. Textes du tricentenaire, p. 211 sq.

Le mot charnel n’est pas une addition sur le manuscrit, contrairement à ce qui a lieu dans le fragment Perpétuité 11 (Laf. 289, Sel. 321). Les deux fragments sont liés, ayant appartenu à un même feuillet et été écrits par un même copiste. Juifs charnels : l’expression vient pour la première fois dans la suite des papiers que Pascal a ordonnés pour son projet d’apologie. Elle reviendra en revanche très souvent par la suite. Sur la condition et l’histoire d’Israël, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 465 sq., et particulièrement p. 489 sq., et p. 498 sq., sur la catégorie du judaïque. Voir les dossiers sur les fragments Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691), et Preuves par les Juifs IV (Laf. 454, Sel. 694).

Pour l’étude de ce que sont ces Juifs charnels, (par opposition aux Juifs spirituels, que Pascal appelle aussi les vrais Juifs, qui sont les chrétiens de la loi ancienne, voir le dossier consacré à Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318).

La division tripartite (païens, Juifs, chrétiens), que Pascal présente ici, simplifie et schématise une typologie en réalité beaucoup plus complexe, dans la mesure où, suivant Perpétuité 8, chacune des trois catégories dont il est question se subdivise en deux sortes d’hommes :

Parmi les païens des adorateurs de bêtes, et les autres adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle.

Parmi les juifs les charnels et les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne.

Parmi les chrétiens les grossiers qui sont les juifs de la loi nouvelle.

Les juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu. Les vrais Juifs et les vrais chrétiens adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu.

La signification du présent fragment ne se comprend que si l’on tient compte de toutes ces subdivisions.

Les païens, quels qu’ils soient, sont plongés dans une misère complète : qu’il s’agisse des adorateurs des bêtes ou des adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle, aucun d’entre eux n’attend de rédempteur. Les uns ne connaissent pas leur bassesse, les autres sont victime de l’orgueil qui leur fait croire qu’ils sont assez grands pour connaître Dieu par leurs seules forces. Ils ignorent donc également leur double nature et la corruption de la nature humaine, si bien que l’idée même d’un rédempteur leur est entièrement étrangère.

Le cas des Juifs est plus complexe. En précisant qu’il pense aux Juifs charnels, Pascal restreint la perspective aux grossiers. Il est clair que les vrais Juifs, les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne, [...] adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu. Ils ont donc conscience de leur corruption et de la nécessité d’un réparateur. Voir Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319) : Les vrais juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les ferait aimer Dieu et par cet amour triompher de leurs ennemis. Aussi Pascal ne parle-t-il pas ici de ceux-là.

En revanche, les Juifs charnels sont ceux qui attendent dans l’avenir un Messie qui sera un souverain politique libérateur d’Israël : voir Perpétuité 9 : Le Messie selon les Juifs charnels doit être un grand prince temporel. Leur attente a été trompée jusqu’à l’époque moderne : voir Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738) : ce peuple déçu par l’avènement ignominieux et pauvre du Messie ont été ses plus cruels ennemis, de sorte que voilà le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser et le plus exact et zélé qui se puisse dire pour sa loi et pour ses prophètes qui les porte, incorrompus. De sorte qu’ils cherchent dans l’avenir un futur Messie-roi, qui ne viendra pas, et qui de toute façon n’est pas attendu comme le réparateur de la corruption et de la misère humaine.

Voir Cohn Lionel, “Pascal et le judaïsme”, Pascal. Textes du tricentenaire, p. 206-224.

Les chrétiens ont eux aussi leurs misères. Comme ils la connaissent, ils connaissent du même coup la nécessité d’un rédempteur. Toutefois Pascal n’entre pas ici dans la distinction entre chrétiens spirituels, et chrétiens grossiers, qu’il définit comme Juifs de la loi nouvelle. Les chrétiens parfaits attendent dans le Christ le rédempteur qui les sauvera de leur misère, et contrairement aux Juifs, ils savent que ce rédempteur est déjà venu en la personne du Christ. En revanche, la situation des chrétiens grossiers n’est pas envisagée ici. En les qualifiant de Juifs de la loi nouvelle, Pascal souligne que certains chrétiens n’attendent pas réellement un réparateur, et il faut en conclure qu’ils font partie de ces appelés qui ne répondent pas à l’appel universel du Christ.

Les Juifs de la loi nouvelle, esprits grossiers et charnels, ce sont sans doute, dans l’esprit de Pascal, les jésuites et leurs pareils. Les jésuites, selon le Second écrit des curés de Paris, § 16, in Provinciales, éd. Cognet, Garnier, p. 424, s’honorent d’être les « Pharisiens de la loi nouvelle, comme ils se sont appelés eux-mêmes ». Et la théologie moliniste, qu’ils défendent, est précisément, suivant les Écrits sur la grâce, une doctrine qui tend à atténuer, voir à effacer la gravité du péché originel, qui justifie la nécessité d’un réparateur. Cette dénomination a été inaugurée par le jésuite Cellot, De hierarchia et hierarchicis, 1641 : « Ego novae legis pharisaeus ». L’expression est citée par Arnauld dans L’innocence et la vérité défendues, 1652, et la Remontrance aux PP. jésuites, 1651. On la retrouve aussi dans Pontchâteau Sébastien-Joseph du Camboust de Coislin de, Morale pratique des jésuites, in Arnauld Antoine, Œuvres, XXXII, p. 95.

Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319). J.-C. selon les chrétiens charnels est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous.

Le réparateur, à strictement parler, est donc destiné proprement aux chrétiens spirituels.

Noter le caractère combinatoire du texte :

Il n’y a point de rédempteur pour les païens, car ils n’en espèrent pas seulement.

-

-

Il n’y a point de rédempteur pour les Juifs : ils l’espèrent en vain.

-

+

Il n’y a de rédempteur que pour les chrétiens.

+

+

Cela situe les Juifs comme milieu entre les chrétiens et les païens.

Les païens n’ont pas de rédempteur parce qu’ils ne savent pas (ou ne veulent pas savoir) que Jésus-Christ est venu racheter les hommes : ils n’ont donc aucune espérance d’en voir venir un.

Les Juifs n’en ont pas parce qu’à l’inverse, ils n’ont pas compris que le rédempteur est déjà venu en la personne du Christ, et qu’ils en attendent un autre qui ne viendra jamais.

Dans les deux cas, il s’agit d’un fait d’aveuglement.

Cet aveuglement est comparable à celui des savants qui, dans le passé, n’ont pas vu qu’il pouvait exister dans la nature un espace vide. Comme l’écrit Pascal dans la Conclusion des Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1097 sq., il s’agit surtout d’une impossibilité de concevoir un fait parce que des cadres de pensée excluent qu’on puisse en former l’idée. En physique, les anciens étant convaincus que l’air est léger, ils ne pouvaient littéralement pas se poser le problème de sa pesanteur : ils ne pouvaient par conséquent pas voir le fait de la pression atmosphérique. Une autre erreur consistait à supposer que les liqueurs ne pèsent pas en elles-mêmes : les savants qui partaient de ce principe ne pouvaient donc même pas poser la question de la pression de la colonne d’air dans l’atmosphère, ou de la colonne d’eau dans un vaisseau plein d’eau.

Dans le cas présent, le présupposé qu’il n’y a pas de rédempteur exclut que les païens puissent voir en Jésus-Christ leur sauveur.

Le présupposé des Juifs, qui admettent un rédempteur, mais le situent a priori dans l’avenir, exclut qu’ils le reconnaissent en Jésus-Christ.

Seuls les chrétiens savent à la fois qu’il a un rédempteur, et qu’il faut le chercher dans le passé : il leur est donc possible de le reconnaître dans le Christ.

Il faut bien remarquer que, dans ces trois cas, ce sont les principes qui engendrent l’aveuglement, et non les conséquences que le raisonnement en tire : car il est tout à fait logique, si l’on suppose qu’il n’y a pas de rédempteur, qu’on ne puisse le voir. Et de même, les Juifs qui présupposent que le rédempteur est à venir ont parfaitement raison de ne pas le reconnaître en Jésus-Christ.

Ce fragment illustre la manière dont Pascal conçoit que de faux principes peuvent aveugler des personnes qui raisonnent avec justesse pour le reste.

Il n’y a point de rédempteur pour les païens, car ils n’en espèrent pas seulement. Il n’y a point de rédempteur pour les Juifs : ils l’espèrent en vain. Il n’y a pas seulement là une nécessité logique : la conséquence est aussi d’ordre religieux. Ce n’est pas seulement parce qu’ils ne voient pas le rédempteur que les païens n’en ont pas, c’est parce que leur aveuglement les prive de l’espérance, vertu théologale nécessaire à la foi.

Le cas des Juifs est plus complexe. Ils ont l’espérance d’un rédempteur, mais non la foi dans le Christ, autre vertu théologale.

Le fait que seuls les chrétiens aient un rédempteur ne contredit-il pas la substance du fragment précédent, Religion aimable 1 (Laf. 221, Sel. 254) ?

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 310-311. Si Jésus-Christ ne sauve en définitive que les seuls chrétiens, ce n’est pas qu’il ne veuille sauver tous les hommes, mais seulement que tous les hommes ne le reçoivent pas, n’acceptant pas les mérites de la rédemption, ne croyant même pas à sa réalité. Or le plan divin n’est pas de sauver les hommes sans qu’ils ne coopèrent à leur propre salut. À la phrase Jésus-Christ a offert le sacrifice de la croix pour tous fait contrepoids il n’y a de rédempteur que pour les chrétiens.

 

Voyez Perpétuité.

 

En quoi ce fragment est-il lié à Perpétuité ?

La liasse Perpétuité tend à montrer qu’il existe une continuité depuis les origines dans la tradition chrétienne : selon le fragment Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313), cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie on serait établi par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre, de sorte que Le Messie a toujours été cru (Perpétuité 4 - Laf. 282, Sel. 314). Mais cette thèse doit coexister avec celle qui affirme que le peuple Juif était trop charnel pour admettre une révélation d’un caractère si spirituel. Il est donc conduit, lorsqu’il oppose les Juifs aux chrétiens, de préciser, comme il le fera dans Perpétuité, que si la majorité des Juifs sont de cœur charnel, il en existait dès avant la venue du Messie, qui avaient le cœur assez spirituel pour comprendre que le Messie promis n’était pas un roi politique, mais un roi dans l’ordre de la charité. La division des païens, des Juifs et des chrétiens conduit donc, dans certains fragments de Perpétuité, à discerner des Juifs charnels les vrais Juifs, qui sont des chrétiens de la loi ancienne, ce qui permet de considérer vrais Juifs et chrétiens spirituels comme une seule tradition de foi en Jésus-Christ remontant aux origines. C’est précisément l’une des thèses qui sera développée dans la liasse Perpétuité, qui soutient que les chrétiens et les vrais Juifs n’ont toujours attendu que le vrai Messie. Voir Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313), Perpétuité 4 (Laf. 282, Sel. 314), Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318), Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319), et Perpétuité 11 (Laf. 289, Sel. 321).

La mention Voyez Perpétuité, qui est mise à l’écart plus bas dans les Copies, paraît être destinée à porter sur l’ensemble de Religion aimable. Mais  c’est surtout avec ce second fragment que la liaison est visible. Voir les études correspondantes.

Voir aussi Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 310 et 314 sq.