Fragment Commencement n° 12 / 16  – Papier original : RO 25-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Commencement n° 222 p. 79 / C2 : p. 104

Éditions savantes : Faugère II, 387 / Havet XXIV.3 bis / Brunschvicg 189 / Tourneur p. 226-4 / Le Guern 151 / Lafuma 162 / Sellier 194

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Bibliographie

 

ARNAULD Antoine, Réponse à la Lettre d’une Personne de Condition touchant les règles de la conduite des Saints Pères dans la composition de leurs ouvrages, pour la défense des vérités combattues ou de l’innocence calomniée, 20 mars 1654.

ARNAULD Antoine, Dissertation selon la méthode des géomètres pour la justification de ceux qui emploient en écrivant dans certaines rencontres des termes que le monde estime durs, voir Œuvres, t. XXVII, XX sq. pour la notice, et p. 50 sq. pour le texte.

ARNAULD Antoine, Nouvelle défense de la traduction du nouveau testament de Mons, Livre XII, ch. I, Œuvres VII, p. 839 sq. Qu’on n’a blessé ni la charité ni la douceur chrétienne en répondant à M. Mallet en la manière qu’on a cru le devoir faire. Établissement des véritables règles par lesquelles on doit juger si un écrit est ou n’est pas injurieux.

DESCOTES Dominique, “De la XIe Provinciale aux Pensées”, Courrier du CIBP, n° 16, 1994, p. 35-38 ; repris dans Treize études sur Blaise Pascal, p. 75-83.

DESCOTES Dominique, “Force et violence dans le discours chez Antoine Arnauld”, in Antoine Arnauld. Philosophie de la connaissance, Études réunies par J.-C. Pariente, Vrin, Paris, 1995, p. 33-64.

FERREYROLLES Gérard, “L’ironie dans les Provinciales de Pascal”, Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, n° 38, 1986, p. 39-50.

FERREYROLLES Gérard, “Éthique et polémique en christianisme : le cas des Provinciales”, in J.-C. Darmon et P. Desan (dir.), Pensée morale et genres littéraires, Paris, P. U. F., 2009, p. 63-80.

FERREYROLLES Gérard, “Saint Thomas et Pascal : les règles de la polémique chrétienne”, in Séries et variations. Études littéraires offertes à Sylvain Menant, Paris, PUPS, 2010, p. 687-703.

FUMAROLI Marc, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980.

JOUSLIN Olivier, « Rien ne nous plaît que le combat ». Pascal et le dialogue polémique, Thèse Paris, IV, 2004, 2 vol.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MOREAU Denis, Deux cartésiens. La polémique Arnauld Malebranche, Paris, Vrin, 1999.

PASCAL Étienne, Lettre au P. Noël, OC II, p. 601.

REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de La Fayette, Racine, Paris, Champion, 2007.

SAINTE-BEUVE, Port-Royal, II, t. 1, éd. Leroy, Pléiade, p. 772 sq. Sur le rire chrétien et le rire humain. Voir II, IX, p. 569 sq., l’opinion de Saint-Cyran.

SELLIER Philippe, “Imaginaire et rhétorique”, in Essais sur l’imaginaire classique. Pascal, Racine, Précieuses et moralistes, Fénelon, Paris, Champion, 2003, p. 141-156.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008, p. 447 sq. Raillerie dans les Pensées.

WENDROCK, Litterae Provinciales, In epistolam undecimam nota prima, De jocis Montaltii, Quam prudenter ab illo delectum sit hoc scribendi genus, éd. de 1658, p. 300 sq. ; traduit dans WENDROCK, Les Provinciales, II, Note I de la onzième lettre, Des railleries de Montalte. Qu’il a choisi sagement ce genre d’écrire, éd. de 1700, p. 186 sq.

 

Éclaircissements

 

Commencer par plaindre les incrédules, ils sont assez malheureux par leur condition. Il ne les faudrait injurier qu’au cas que cela servît, mais cela leur nuit.

 

Sur le problème rhétorique de la raillerie et de l’invective, Pascal a lu la lettre de son père, Étienne Pascal au P. Noël, OC II, éd. J. Mesnard, p. 601, qui affirme nettement sa désapprobation à l’égard de l’invective dans la société civile. Le style d’invective n’est ni fort, ni persuadant, ni charitable, ni propre pour acquérir la gloire qu’on se propose pour fin. L’art d’invectiver n’est qu’une pure faiblesse.

Pascal a envisagé la question à l’égard de plusieurs sortes de destinataires différents, et a apporté au problème des solutions variées selon les personnes et les matières traitées.

Dans les sciences, il a usé de la raillerie à l’égard du P. Étienne Noël dans la lettre qu’il lui a adressée, et dans la Lettre à Le Pailleur qui l’a suivie (voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 518 sq., et OC II, p. 556 sq.). Lors de la polémique avec le P. Lalouvère sur le concours de la roulette, il a employé les mêmes méthodes à l’égard de celui qu’il considérait comme un plagiaire.

La question est naturellement plus épineuse lorsqu’il s’agit de controverses relatives à la religion chrétienne, qu’il s’agisse de disputes internes ou de polémiques avec les incroyants.

Il existe une tradition d’hostilité à l’égard de l’usage de la raillerie et de l’invective. Pascal ne pouvait pas ignorer que Saint-Cyran, par exemple, ne l’appréciait pas, considérant que seule la charité convient pour défendre la charité. Voir Donetzkoff Denis, Saint-Cyran épistolier. D’une rhétorique savante à l’éloquence du cœur, Thèse, 2002, p. 85 sq. Selon Fontaine, Saint-Cyran distingue entre la raillerie du monde, qui « a sa source dans une certaine démangeaison que l’homme a de rendre ridicules ceux qui l’incommodent [...] et de les percer jusqu’au vif par ses raillerie », et celle des saints qui est la manifestation « d’une certaine éminence de l’Esprit divin qui réside en eux », et qui, pour cette raison, consiste plutôt en des bagatelles qu’en des railleries. La première provoque la vanité de celui qui l’emploie, la seconde « n’est que pour vider l’enflure », et guérir en apportant immédiatement « le lénitif et le remède à la plaie ».

Une polémique célèbre avait opposé le jésuite Garasse, qui usait souvent dans ses livres, d’un style burlesque, voire injurieux, et des adversaires qui lui reprochaient de parler un langage indigne d’un prêtre. On trouvera les renseignements nécessaires sur cette polémique que Pascal a connue dans Fouqueray, Histoire de la Compagnie de Jésus en France, IV, ch. IV, p. 84 sq., et Fumaroli Marc, L’âge de l’éloquence, p. 326 sq.

Pascal a usé de la raillerie et de l’invective contre les jésuites dans les Provinciales, et a consacré sa onzième lettre à la justification de son procédé. Il s’est inspiré, pour composer cette lettre, d’un ouvrage d’Arnauld, la Réponse à la Lettre d’une Personne de Condition touchant les règles de la conduite des Saints Pères dans la composition de leurs ouvrages, pour la défense des vérités combattues ou de l’innocence calomniée, 20 mars 1654. Mais Arnauld s’est par la suite inspiré à son tour de la onzième Provinciale pour composer sa Dissertation selon la méthode des géomètres pour la justification de ceux qui emploient en écrivant dans certaines rencontres des termes que le monde estime durs.

Pascal revient dans le présent fragment sur la question de savoir s’il est permis d’invectiver contre les incrédules. Il a déjà abordé la question dans le fragment Commencement 6 (Laf. 156, Sel. 188). On verra comment il en use dans le grand texte Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), qui applique la règle formulée dans les deux fragments de la liasse Commencement. Par rapport au fragment Commencement 6 (Laf. 156, Sel. 188), Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux. Invectiver contre ceux qui en font vanité, Pascal semble avoir précisé ses idées. Mais on peut arriver à une synthèse. Pascal pense d’abord qu’il faut plaindre les incrédules, en raison du malheur de leur condition. Plus précisément, il faut plaindre les athées qui cherchent. C’est la part de la tendresse à l’égard de ceux qui sont des frères, quoique encore malheureux. Pascal pense qu’il faut éviter de les injurier parce que cela leur nuit : on risque en effet de leur faire penser qu’on ignore leurs efforts pour trouver de la lumière, et de leur faire mal juger de la charité chrétienne. Il écrit dans Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui, n’épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.

En revanche, l’invective peut servir lorsque les athées font vanité de ne pas chercher. Comme l’écrit Arnauld dans sa Réponse à la lettre d’une personne de condition, § X, p. 32, et comme Pascal le dit aussi dans la XIe Provinciale, Vanitati proprie festivitas cedit, le ridicule est l’arme adéquate contre la vanité. Nicole défend la rhétorique des Provinciales avec des arguments analogues. Le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), use en effet d’un ton différent à l’égard des athées qui font vanité de leur incroyance : Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs, et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente. Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour-propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées. L’invective ne s’adresse donc pas proprement à l’incrédulité, qui susciterait plutôt de la pitié que de l’hostilité. Elle porte précisément contre la vanité.

Encore ne faut-il pas, là non plus, se tromper d’armes. Comme on le remarque dans ce passage, Pascal n’entend pas par invective l’agression verbale, l’injure et l’insulte.

Dans sa Dissertation selon la méthode des géomètres pour la justification de ceux qui emploient en écrivant dans certaines rencontres des termes que le monde estime durs, voir Œuvres, t. XXVII, p. 50 sq., Arnauld effectue une distinction qui lui a sans doute été inspirée autant par Pascal que par son expérience personnelle, entre réfutation douce et réfutation forte. La différence consiste dans la manière dont on traite l’auteur. Dans la réfutation forte, on a pour but « d’humilier et de confondre un écrivain emporté, qui emploie toute sorte de méchants moyens pour décrier la vérité, et qui peut lui nuire par la bonne opinion qu’un grand nombre de personnes ont de sa probité et de sa suffisance ; ce qui oblige, afin de le faire connaître pour tel qu’il est, de ne point dissimuler ses excès en les représentant fortement, mais sans exagérer au-delà de ce qui en est ».

La réfutation douce, elle, ne va pas à ne pas exprimer les choses dans leur force, car la douceur évangélique est compatible avec des termes vigoureux lorsqu’on défend la vérité ; mais elle couvre les défauts de l’adversaire et ne porte pas d’atteinte à sa réputation ; voir Arnauld Antoine, Réponse à la lettre d’une personne de condition, § XXI, p. 64 sq. Voir sur ce sujet Descotes Dominique, “Force et violence dans le discours chez Antoine Arnauld”, in Antoine Arnauld. Philosophie de la connaissance, Études réunies par J.-C. Pariente, Vrin, Paris, 1995, p. 33-64 ; et Moreau Denis, Deux cartésiens, p. 50.

Rire est parfois un devoir de charité, lorsqu’on a affaire à des adversaires très profondément enfoncés dans leur erreur. Voir Duchêne Roger, “Rire avec Pascal”, in Méthodes chez Pascal, p. 314. Voir Arnauld Antoine, Réponse..., § XI, p. 33 sq. Il y a de la charité à humilier les présomptueux par de judicieuses railleries ; voir § XXVI, et § XXX. La vraie charité envers les personnes oblige à écrire avec force contre leurs excès. Mais si la chaleur est dans le raisonnement et dans le style, la tendresse est dans les mouvements et les actions.

Les règles que Pascal s’impose de respecter dans ce qu’il écrit contre les incrédules, même les plus obstinés, sont celles qu’il énonce dans la onzième Provinciale :

§ 21. « La première de ces règles est, que l’esprit de piété porte toujours à parler avec vérité et sincérité, au lieu que l’envie et la haine emploient le mensonge et la calomnie : Splendentia et vehementia, sed rebus veris, dit S. Augustin. Quiconque se sert du mensonge agit par l’esprit du diable. Il n’y a point de direction d’intention qui puisse rectifier la calomnie ; et quand il s’agirait de convertir toute la terre, il ne serait pas permis de noircir des personnes innocentes ; parce qu’on ne doit pas faire le moindre mal pour en faire réussir le plus grand bien, et que la vérité de Dieu n’a pas besoin de notre mensonge selon l’Écriture. »

§ 22. « Mais ce n’est pas assez, mes Pères, de ne dire que des choses véritables, il faut encore ne pas dire toutes celles qui sont véritables ; parce qu’on ne doit reporter que les choses qu’il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient que blesser sans apporter aucun fruit. Et ainsi comme la première règle est de parler avec vérité, la seconde est de parler avec discrétion. Les méchants, dit S. Augustin, persécutent les bons en suivant l’aveuglement de la passion qui les anime ; au lieu que les bons persécutent les méchants avec une sage discrétion, de même que les chirurgiens considèrent ce qu’ils coupent, au lieu que les meurtriers ne regardent point où ils frappent. »

§ 23. « La troisième règle, mes Pères, est que quand on est obligé d’user de quelques railleries, l’esprit de piété porte à ne les employer que contre les erreurs, et non pas contre les choses saintes ; au lieu que l’esprit de bouffonnerie, d’impiété et d’hérésie se rit de ce qu’il y a de plus sacré. »

Mais la plus importante est la dernière, qui impose à l’apologiste de ne pas perdre de vue son but principal, d’introduire le lecteur à la recherche qui le mènera peut-être au salut :

§ 24. « Enfin, mes Pères, pour abréger ces règles, je ne vous dirai plus que celle-ci, qui est le principe et la fin de toutes les autres. C’est que l’esprit de charité porte à avoir dans le cœur le désir du salut de ceux contre qui on parle, et à adresser ses prières à Dieu, en même temps qu’on adresse ses reproches aux hommes. On doit toujours, dit S. Augustin, conserver la charité dans le cœur, lors même qu’on est obligé de faire au-dehors des choses qui paraissent rudes aux hommes, et de les frapper avec une âpreté dure, mais bienfaisante, leur utilité devant être préférée à leur satisfaction. »

Voir Descotes Dominique, “De la XIe Provinciale aux Pensées”, Courrier du CIBP, n° 16, 1994, p. 35-38 ; repris dans Treize études sur Blaise Pascal, p. 75-83.