Fragment Commencement n° 9 / 16  – Papier original : RO 63-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Commencement n° 221 p. 77 v° / C2 : p. 104

Éditions savantes : Faugère II, 276, XVI / Brunschvicg 204 / Tourneur p. 227-2 / Le Guern 148 / Lafuma 159 / Sellier 191

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Bibliographie

 

BELIN Christian, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 353 sq.

MESNARD Jean, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, Littératures, 29, automne 1993, p. 31.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 59 sq.

 

Éclaircissements

 

Si on doit donner huit jours de la vie on doit donner cent ans.

 

Ce fragment pose de difficiles problèmes d’interprétation.

Il fait sans doute référence au passage de Saint Pierre, Seconde épître, 3, 8. « Devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour ».

Si on se place de ce point de vue, c’est-à-dire au point de vue de Dieu, le sens du fragment ne présente pas de difficulté : l’éternité de Dieu réduit toutes les durées à un même néant. Mais il semble que ce ne soit pas une interprétation satisfaisante, car si Dieu trouve qu’un jour et mille ans sont équivalents, il n’a pas à donner une semaine ou un siècle. La maxime ne peut s’entendre que de l’homme (et encore pas nécessairement de tous les hommes, puique l’incipit en si suppose que puisse se présenter la possibilité qu’on n’ait pas à donner huit jours).

C’est une maxime paradoxale. Voir ce qu’écrit Jean Mesnard sur l’incipit en si, “L’incipit dans les fragments des Pensées”, p. 31 : c’est une tournure syntaxique familière à Pascal ; la conjonction si introduit une constatation ou une hypothèse, dont la principale tire les conséquences. Le verbe est toujours au présent, le conditionnel n’apparaissant que lorsque la condition est niée. La tournure contribue à mettre l’esprit du lecteur en suspens, à le faire participer à l’enquête.

Mais dans le cas présent, la raison de cette affirmation n’est pas donnée, et il y a toutes chances que le lecteur ne demeure pas d’accord.

D’abord, on ne voit pas la nécessité de la conséquence. En termes purement abstraits, pourquoi accorder un temps relativement bref, huit jours, contraindrait-il à donner un temps plus long, comme cent ans ?

Si l’on pose la même question en termes concrets, pourquoi donner une durée modérée comme une semaine pourrait-il rendre nécessaire de donner une période qui a toutes les chances de couvrir la vie entière, puisqu’il est rare que la vie humaine dure si longtemps.

D’ordinaire, on accepte de consacrer huit jours à une entreprise, quelle qu’elle soit, mais on renâcle à y sacrifier cent ans, qui risquent bien d’épuiser toute une existence.

Le fragment Preuves de Moïse 3 (Laf. 293, Sel. 324), Si on doit donner huit jours, on doit donner toute la vie, dit la même chose plus nettement.

À première vue, la seule raison qui pourrait justifier cette affirmation, c’est que, paradoxalement, huit jours et cent ans ne soient d’une certaine façon que la même chose, ou au moins deux choses de valeur identique.

On peut interpréter le texte comme l’affirmation d’une équivalence au regard de l’infini, qui réduit en effet au même néant toutes les durées chronologiques déterminées et finies. Au regard de l’éternité, il n’y a pas de différence entre une semaine et un siècle.

C’est en ce sens que l’entend Christian Belin, La conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 353 sq., du raccourcissement et anéantissement du temps à l’égard de l’éternité chez Pascal, qui fait que pour lui, huit jours et cent ans sont une même chose : p. 354. Pascal ajoute une dimension tragique à ce thème, par rapport à ce qu’en fait saint Augustin : p. 355.

Le fragment Prophéties 5 (Laf. 326, Sel. 358) précise le point de vue de Pascal : ce sont les passions qui nous font croire qu’il y a une différence essentielle entre la brièveté des huit jours, et la longueur relative des cent ans. Quiconque n’ayant plus que huit jours à vivre ne trouvera pas que le parti est de croire que tout cela n’est pas un coup du hasard. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une même chose. C’est un cas particulier de la manière dont l’imagination, trompée par l’amour propre, fait croire à l’homme que ce qui est petit est grand, et que cent ans, qui ne sont qu’une courte durée dans la réalité, sont presque une éternité.

Des deux derniers fragments se déduit la maxime du fragment Dossier de travail (Laf. 386, Sel. 5) : Afin que la passion ne nuise point faisons comme s’il n’y avait que huit jours de vie.

Le sens du verbe donner serait dans ce cas consacrer un certain temps à la recherche.

Dès lors le sens serait : il faut faire non pas comme si nous avions cent ans de vie devant nous, mais comme si nous avions huit jours. Cela signifierait qu’il ne faut pas compter sur de longs jours pour procrastiner la recherche, il faut s’y mettre tout de suite et juger de tout comme si nous étions face à une mort prochaine.

Cela répond au fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187) : le chrétien vit comme s’il est sûr qu’on ne sera pas longtemps au monde, et incertain si on y sera une heure. C’est du reste sans doute conformément à ce principe que Pascal a supprimé, dans ce dernier fragment, toutes les formules qui supposent que l’on puisse vivre longtemps.

Sur la situation de ce fragment dans l’ensemble des Pensées, voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 59 sq. Rapport avec le fragment Ordre 9 (Laf. 11, Sel. 45) sur la lettre d’ôter les obstacles. Rapport du fragment Laf. 418, Sel. 680, sur le pari avec la liasse Commencement : p. 60.