Fragment Conclusion n° 4 / 6  – Papier original : RO 485-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Conclusion n° 371 p. 185 / C2 : p. 217

Éditions de Port-Royal : Chap. VI - Foi sans raisonnement : 1669 et janvier 1670 p. 50-51  / 1678 n° 2 p. 52-53

Éditions savantes : Faugère II, 177, III / Havet XIII.10 / Brunschvicg 284 / Tourneur p. 296-4 / Le Guern 360 / Lafuma 380 / Sellier 412

 

 

 

 Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux‑mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi, si Dieu n’incline le cœur, et on croira dès qu’il l’inclinera.

Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum, Deus, in, etc.

 

 

Ce fragment fait partie d’un ensemble de trois textes qui approfondissent la nature de la foi des personnes simples et de ses rapports avec la foi des personnes instruites. On oppose généralement la « foi du charbonnier », autrement dit la foi simple et naïve des gens du peuple, à la foi savante. Pour Pascal, ces deux sortes de foi ne sont pas contraires ; en réalité, elles sont complémentaires et chacune est utile à l’autre. Ce fragment est le premier de la série, dans l’ordre logique : Pascal met son lecteur en face du fait de la foi des simples, en lui demandant de ne pas s’en étonner et surtout de ne pas la juger insuffisante. Dans le fragment suivant, Conclusion 5 (Laf. 381, Sel. 413), il en expliquera les différentes qualités, puis dans Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414) il montrera en quoi la foi des personnes instruites peut être utile à celle des humbles.

Le livre que Pascal écrivait ne visait pas à donner la foi à ses lecteurs, puisque c’est Dieu seul qui peut la faire naître dans le cœur. Cependant, il pouvait espérer que le lecteur serait au moins conduit à chercher à s’instruire de la religion chrétienne. Mais il est un but secondaire auquel Pascal peut prétendre : ôter aux personnes instruites le mépris qu’elles peuvent ressentir à l’égard des gens simples qui « croient sans raisonnement ». Comme c’est Dieu qui incline le cœur, il inspire les sentiments religieux tout aussi bien aux simples qu’aux personnes instruites. La foi étant l’affaire du cœur, le raisonnement ne lui est pas indispensable.

Ce fragment vise à combattre l’orgueil qui peut s’opposer, chez les personnes instruites, à l’accès de la grâce. La foi commence toujours par un acte d’humilité. Dans le cas présent, il s’agit de faire comprendre que les humbles sont aussi avancés dans la foi, et peut-être plus, que les savants.

Ces trois fragments doivent être lus dans la continuité les uns des autres.

 

Inclina cor meum, Deus, in [testimonia tua] : Faites pencher mon cœur [mon Dieu] vers les témoignages de votre loi (traduction de la Bible de Port-Royal).

 

Analyse détaillée...

Fragments connexes

 

Grandeur 6 (Laf. 110, Sel 142). Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes : comme qu’il y aespace, temps, mouvement, nombres, aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent, et le tout avec certitude quoique par différentes voies – et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes. Pour vouloir y consentir qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison - qui voudrait juger de tout - mais non pas à combattre notre certitude. Comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire, plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.

Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l’ont pas nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment du cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut.

Conclusion 5 (Laf. 381, Sel. 413). Ceux qui croient sans avoir lu les Testaments c’est parce qu’ils ont une disposition intérieure toute sainte et que ce qu’ils entendent dire de notre religion y est conforme. Ils sentent qu’un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que Dieu, ils ne veulent haïr qu’eux-mêmes. Ils sentent qu’ils n’en ont pas la force d’eux-mêmes, qu’ils sont incapables d’aller à Dieu et que si Dieu ne vient à eux ils sont incapables d’aucune communication avec lui et ils entendent dire dans notre religion qu’il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi-même, mais qu’étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s’est fait homme pour s’unir à nous. Il n’en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapacité.

Conclusion 6 (Laf. 382, Sel. 414). Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le cœur comme les autres en jugent par l’esprit. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire et ainsi ils sont très efficacement persuadés.

J’avoue bien qu’un de ces chrétiens qui croient sans preuves n’aura peut-être pas de quoi convaincre un infidèle, qui en dira autant de soi, mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulté que ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu, quoiqu’il ne peut le prouver lui-même.

Car Dieu ayant dit dans ses prophètes, (qui sont indubitablement prophètes) que dans le règne de J.-C. il répandrait son esprit sur les nations et que les fils, les filles et les enfants de l’Église prophétiseraient il est sans doute que l’esprit de Dieu est sur ceux-là et qu’il n’est point sur les autres.

Pensées diverses (Laf. 821, Sel. 661). Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il sera demain jour et que nous mourrons, et qu’y a-t-il de plus cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade. C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Il y a la foi reçue dans le baptême de plus aux chrétiens qu’aux païens. Enfin il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance qui nous échappe à toute heure, car d’en avoir toujours les preuves présentes c’est trop d’affaire. Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction et que l’automate est incliné à croire le contraire ce n’est pas assez. Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons qu’ils suffit d’avoir vues une fois en sa vie et l’automate par la coutume, et en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus.

La raison agit avec lenteur et avec tant de vues sur tant de principes, lesquels il faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi ; il agit en un instant et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment, autrement elle sera toujours vacillante.

 

Mots-clés : AmourCœurCroire – David – DieuÉtonnerHaineInclinerPersonneRaisonnement – Simple.