Fragment Contrariétés n° 1 / 14 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 162 et 163 p. 45 / C2 : p. 65

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 182 / 1678 n° 8 p. 177-178

Éditions savantes : Faugère II, 90, XXVI / Havet I.8 / Michaut 885 / Brunschvicg 423 / Le Guern 110 / Lafuma 119 / Sellier 151

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 210 sq.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 43 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l'homme.

 

Indication qui définit un mouvement du plan d’ensemble. Ce mouvement d'argumentation est situé après les parties sur les deux aspects contraires de l'homme, c’est-à-dire après Misère et Grandeur ; il s'agit à présent non plus de les considérer séparément, ni de passer de l'un à l'autre, mais de considérer le rapport de ces termes incompatibles dans ce qu’il a de contradictoire. Contrariétés vient donc après Misère et Grandeur, au moment où l’impossibilité de penser ensemble ces deux caractères apparaît, et où l’impasse devient évidente, mais aussi où la solution n’en est pas encore apparue : cela ne se fera que vers A P. R.

 

Que l'homme maintenant s'estime son prix.

 

De l'Esprit géométrique, § 39-40, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411-412.

« Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la créance que l'espace n'est pas divisible à l'infini, ne peuvent rien prétendre aux démonstrations géométriques ; et, quoi qu'ils puissent être éclairés en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci : car on peut aisément être tres habile homme et mauvais géomètre. Mais ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placé entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie. J'ai cru être obligé de faire cette longue considération en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d'abord cette double infinité, sont capables d'en être persuadés. Et, quoi qu'il y en ait plusieurs qui aient assez de lumière pour s'en passer, il peut néanmoins arriver que ce discours, qui sera nécessaire aux uns, ne sera pas entièrement inutile aux autres. »

Cette injonction réapparaîtra dans “Disproportion de l’homme”, Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste prix. Voir l’analyse stylistique de “Disproportion de l’homme” par Lanavère Alain, “L'argument des deux infinis chez Pascal et chez La Bruyère”, in Les Pensées de Pascal ont trois cents ans, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1971, p. 83, qui s’appliquerait en partie à ce fragment. A. Lanavère y voit une forme d’éloquence qui se moque de l'éloquence.

Le style de Pascal dans ce fragment ressemble à celui de Du Vair, fait d’impératifs successifs qui orientent la réflexion avec autorité. L’accumulation aboutit à une question qui oblige le lecteur à faire un bilan. Voir Du Vair Guillaume, De la sainte philosophie, éd. Michaux, Paris, Vrin, 1946, p. 52.

 

Qu'il s'aime, car il y a en lui une nature capable de bien, mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont.

 

Le fragment Vanité 16 (Laf. 28, Sel. 62) dit le contraire : Nous sommes incapables et de vrai et de bien.

Capacité : signifie les qualités et dispositions requises dans les personnes pour faire, pour donner, ou pour recevoir quelque chose. Sur ce qui touche la capacité de recevoir quelque chose, voir ce qu’écrit Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 101 sq., sur le sens de l’expression qui déclare l’homme capax Dei. Plutôt que capable de Dieu, il faudrait capable de la grâce, car c’est la grâce que l’homme reçoit, et c’est par elle que Dieu devient présent à l’homme. On lit du reste la formule dans la partie barrée. Il s’agit bien d’une capacité, mais d’une capacité vide, qui n’est pas remplie et qui ne parvient pas à avoir son effet. L’opposé de capacité est indignité, qui explique pourquoi la capacité est vide : p. 101-102. Dans l’expression capable de bien, le caractère de réception est moins nettement marqué : on peut dire que l’homme est capable de vérité ou de bien pour dire qu’à force de chercher, il est capable de trouver le vrai et le bien. Dans l’esprit de Pascal, cependant, cela revient au même que dans le cas précédent, car la vérité et le vrai bien sont l’objet d’une Révélation que l’homme reçoit de Dieu.

 

Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide, mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime. Il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux, mais il n’a point de vérité ou constante ou satisfaisante.

 

Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). Le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure.

Vide s’oppose à capable.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 101 sq. Il s’agit d’une capacité effective, mais d’une capacité vide, qui n’est pas remplie et qui ne parvient pas à avoir son effet. L’opposé de capacité est indignité, qui explique pourquoi la capacité est vide : p. 101-102.

Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 14. La grandeur de l'homme ne se manifeste que négativement, par le creux, le vide, et la capacité immense d'un cœur qui ne peut être rempli que par l'infini.

Saint Augustin, De vera religione, XLI, 78, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 141. « Si l’on blâme quelque chose à juste titre, c’est qu’on la dédaigne en comparaison d’une meilleure. Or, toute nature, fût-elle la dernière, fût-elle la plus basse, est digne d’éloge en comparaison du néant et nul n’est bien, s’il peut être mieux. Si donc nous sommes capables du bien qu’est la Vérité même, une simple trace de la vérité est un mal pour nous, et, à plus forte raison, la dernière de ses traces, quand nous nous attachons aux plaisirs de la chair. »

 

Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en trouver, à être prêt et dégagé de passions pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions.

 

Désirer d'en trouver : la construction grammaticale implique qu’il faut entendre trouver la vérité.

L’action de l’apologiste porte sur les principes de volonté.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 102. Pascal énonce ici ce qui est le but de son apologie, et ce qu’il souhaite obtenir : amener le lecteur à prendre conscience de la vanité des biens de ce monde, à reconnaître que sa quête de bonheur vise un bien trop souverain pour être de ce monde ; c’est faire appel à l’expérience et à la raison ; c’est ce que peut l’apologiste, parce que cela se tient dans les bornes de la nature, sans chercher à effectuer ce que seule la grâce de Dieu peut réaliser, savoir la conversion du cœur.

C’est précisément la recommandation qui sera adressée à l’incrédule dans le fragment “Infini rien”, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), au terme de l’argumentation :

Apprenez au moins que votre impuissance à croire vient de vos passions. Puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, travaillez donc non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin. Vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes, apprenez de ceux, etc. qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c’est ce que je crains. - Et pourquoi ? qu’avez-vous à perdre ? mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminue les passions qui sont vos grands obstacles, etc.

 

Je voudrais bien qu'il haït en soi la concupiscence, qui le détermine d'elle-même,

 

Voir le dossier thématique sur la concupiscence.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 102. À ce point, Pascal effectue un saut par rapport à ce qui précède, et se place au-delà de la nature. C’est la grâce surnaturelle, et non plus l’influence naturelle de l’auteur, qui rend efficace la haine de la concupiscence, envers négatif de l’amour de Dieu. Mais un tel amour est donné dans la conversion qui appartient à la grâce de Dieu. L’apologiste peut seulement préparer le terrain.

On peut donc se demander quel est le sens exact de l’expression je voudrais bien : en langue classique, elle signifie le plus souvent je veux fermement ; mais dans le cas présent, on devrait plutôt entendre je voudrais bien y parvenir, si c’était possible ?

La concupiscence qui le détermine d'elle-même : il est possible que les éditeurs des Pensées de 1670 (voir cette étude) aient été gênés par cette formule. Dire que la concupiscence détermine l’homme, c’est s’exposer au reproche de tomber dans le calvinisme, selon lequel le libre arbitre de l’homme, après le péché originel, « est perdu et mort entièrement », de sorte que la volonté est « comme une matière morte en son action » (Écrits sur la grâce, Traité de la prédestination, III, § 29, OC III, éd. J. Mesnard, p. 798). En revanche, si on substitue la à le, le pronom ne renvoie plus à l’homme, mais à la connaissance, ce qui engendre une proposition nettement plus orthodoxe, car il est communément admis que l’esprit est atteint par les suites du péché originel, en ce sens que la cupidité obscurcit la raison. Les éditeurs pouvaient donc penser qu’ils supprimaient une formulation équivoque et dangereuse, et qu’ils la remplaçaient par une autre, nettement plus consensuelle.

 

afin qu'elle ne l'aveuglât point pour faire son choix et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi.

 

Cette formule semble rapprocher ce fragment de “Infini rien”, par l’emploi du substantif choix. Il est toutefois significatif que Pascal n’emploie pas le mot pari.

Pascal envisage ici deux mouvements psychologiques auxquels la concupiscence peut également faire obstacle.

Le premier est le choix de la recherche, qui consiste à être prêt pour recevoir la grâce que Dieu peut éventuellement lui envoyer pour aboutir à la conversion. Ce choix peut être purement naturel : il arrive qu’un homme décide de se mettre en recherche par le seul effet de la persuasion que lui aura communiqué une lecture ou une conversation. C’est ce que représente “Infini rien”. Cependant, ce choix ne peut aboutir à une conversion véritable s’il demeure purement naturel. Pour qu’il soit efficace et conduise à la conversion du cœur, il faut que la grâce divine intervienne pour changer le cœur et le dégager de la concupiscence. Les deux cas ne sont toutefois pas absolument différents l’un de l’autre, dans la mesure où, même s’il n’aboutit pas le choix de la recherche est par lui-même le signe que Dieu cherche déjà l’homme. Voir Pensée n° 8H r° (Laf. 919, Sel. 751) : Console‑toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Mais de toute façon, que la conversion soit purement humaine ou qu’elle soit l’effet de la grâce, la concupiscence s’y oppose et lui fait obstacle, avec assez de force pour la faire échouer, et de toute façon assez pour créer dans l’esprit de l’homme un déchirement douloureux. Voir sur ce point la lettre de Pascal à Melle de Roannez n° 2, du 24 septembre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1031 sq. :

« Il est bien assuré qu'on ne se détache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit saint Augustin ; mais quand on commence à résister et à marcher en s'éloignant, on souffre bien ; le lien s'étend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu'à la mort. Notre Seigneur a dit que, “depuis la venue de Jean Baptiste (c'est-à-dire depuis son avènement dans chaque fidèle), le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent”. Avant que l'on soit touché, on n'a que le poids de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. “Mais nous pouvons tout, dit saint Léon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien”. Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre toute sa vie : car il n'y a point ici de paix. “Jésus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais néanmoins il faut avouer que comme l'Écriture dit que “la sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu”, aussi on peut dire que cette guerre qui parait dure aux hommes est une paix devant Dieu ; car c'est cette paix que Jésus-Christ a aussi apportée. Elle ne sera néanmoins parfaite que quand le corps sera détruit, et c'est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant néanmoins de bon cœur la vie pour l'amour de celui qui a souffert pour nous et la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni demander ni imaginer, comme dit saint Paul, en l'épître de la messe d'aujourd'hui. »

Voir également Pensée n° 10K (Laf. 924, Sel. 753) :

Il est vrai qu'il y a de la peine en entrant dans la piété mais cette peine ne vient pas de la piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas à la pénitence et que notre corruption ne s'opposât point à la pureté de Dieu il n'y aurait en cela rien de pénible. Pour nous nous ne souffrons qu'à proportion que le vice qui nous est naturel résiste à la grâce surnaturelle ; notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires, mais il serait bien injuste d'imputer cette violence à Dieu qui nous attire au lieu de l'attribuer au monde, qui nous retient. C'est comme un enfant que sa mère arrache d'entre les bras des voleurs doit aimer dans la peine qu'il souffre la violence amoureuse et légitime de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence injurieuse et tyrannique de ceux qui le retiennent injustement.

Voir sur ce sujet Mesnard Jean, Pascal et les Roannez, I, p. 510. La douleur résulte de la conversion et la suppose accomplie : p. 511. La résistance au monde et à la concupiscence cause de la douleur. Melle de Roannez souffre par la force de son élan vers Dieu : p. 514.

L’expression qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi au contraire fait allusion au second temps du processus de conversion, qui est la persévérance. Comme Pascal le montre dans la Lettre sur la possibilité des commandements, premier des Écrits sur la grâce, même les justes ne sont pas assurés d’être maintenus en grâce d’un moment à l’autre, Dieu pouvant à tout instant retirer le secours par lequel il permet à l’homme de surmonter la concupiscence. La persévérance dans la justice, qui est un effet de la grâce divine, ne peut s’obtenir que par la prière, mais la prière elle-même est un effet de la grâce. Il est donc impossible de garantir à l’homme la persévérance, dans la mesure où si la grâce vient à manquer, la force de la concupiscence est si puissante qu’elle ne manque pas de faire retomber la volonté dans le mal.

Cette doctrine est longuement expliquée par Pascal dans le Mouvement final, n° 6, de la Lettre sur la possibilité des commandements, OC III, éd. J. Mesnard, p. 693-707.

Dans le présent fragment, Pascal distingue implicitement le premier mode d’action de la concupiscence, qui aveugle l’homme pour l’empêcher de chercher Dieu, et le second, qui agit sur la volonté pour l’arrêter dans la persévérance.