Fragment Contrariétés n° 14 / 14 – Papier original : RO 257-257 v° et 261-261 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Contrariétés n° 178 à 182 p. 47 v° à 52 / C2 : p. 69 à 74

Éditions de Port-Royal :

     Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 158-164 et p. 171 / 1678 n° 1 p. 157-161, n° 4 p. 167-168

     Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670 p. 36-37, 38-39 / 1678 n° 5 p. 39, n° 6 p. 39-40, n° 8 p. 40-41

     Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 245 et p. 248-249 / 1678 n° 16 p. 237, n° 30 p. 241-242

Éditions savantes : Faugère II, 100, XXV / Havet VIII.1 / Michaut 536 / Brunschvicg 434 / Tourneur p. 199-2 / Le Guern 122 / Lafuma 131 / Sellier 164

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Éclaircissements

 

 

Bibliographie

Définitions du scepticisme et du dogmatisme

Analyse du texte de RO 257 : Les principales forces des pyrrhoniens,...

Analyse du texte de RO 258 (257 v°) : Voilà la guerre ouverte entre les hommes,...

Analyse du texte de RO 261 : Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu,...

Analyse du texte de RO 262 (261 v°) : D’où il paraît que Dieu, voulant nous rendre la difficulté de notre être inintelligible...

 

 

 

Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité de ces principes ‑ hors la foi et la révélation ‑ sinon en [ce] que nous les sentons naturellement en nous.

 

Je laisse les moindres : la suite du texte précise quels sont ces « moindres » : « je laisse les moindres comme les discours qu’ont faits les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l’éducation, des mœurs des pays, et les autres choses semblables ». Ce sont les arguments les plus classiques du scepticisme.

Cousin Victor, Œuvres, Quatrième série, Littérature, tome I, Pascal, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Pagnerre, 1849, p. 14, propose une interprétation de ce passage dans le sens d’un Pascal fondamentalement pyrrhonien. Il le considère comme la suite logique du fragment Grandeur 5 (Laf. 109, Sel. 141), qui permet d’achever le chaos et de rendre le pyrrhonisme complet, en montrant que hors la foi et la révélation, le sentiment lui-même est impuissant.

En fait, c’est moins du fragment Grandeur 5 qu’il faudrait rapprocher ce début que du suivant, Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142). Le début de Contrariétés 14 paraît lié aux réflexions sur ces principes, dont Pascal ne dit pas ici quels ils sont.

Quoi qu’il en soit, ces principes renvoie nécessairement aux principes fondamentaux que connaît le cœur, qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, qu’il y a trois dimensions dans l’espace, que les nombres sont infinis, sur lesquels la raison se fonde pour démontrer, par exemple, qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre.

Le fait serait peut-être plus clair si le trait qui marque le texte dans sa marge de gauche se prolongeait jusqu’au bord du papier.

 

Hors la foi, hors de la foi

 

Y a-t-il une différence dans le sens entre hors la foi et hors de la foi (voir plus bas) ? À première vue, hors la foi semble signifier à l’exception de la foi ou exception faite de la foi. Hors de la foi signifierait plutôt lorsqu’on en juge par des principes qui ne sont pas ceux de la foi. Le sens ne parait donc pas être exactement le même.

En réalité il n’y a pas de différence très nette entre les deux expressions : le Dictionnaire de l’Académie indique que hors est une préposition de lieu servant à marquer l’exclusion du lieu et des choses qui sont considérées comme ayant quelque rapport au lieu ; il est opposé à dans. Il met sur le même plan hors la ville et hors de la ville. L’emploi avec de semble le plus fréquent. Selon Furetière, hors (sans de) signifie hormis, excepté. Le Dictionnaire de l’Académie le confirme : hors cela, c’est-à-dire excepté sur ce point, je suis de votre sentiment. Hormis a le même sens. Richelet donne cette indication intéressante, que hors au sens de hormis ne se dit ordinairement qu’en vers.

Hors de la foi ou hors la foi signifie que l’on n’a pas d’assurance de ne pas rêver, sans la garantie qu’en apporte la foi.

 

Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n’y ayant point de certitude hors la foi si l’homme est créé par un Dieu bon, par un démon méchant ou à l’aventure, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains, selon notre origine.

 

Ces arguments ont été mis au net dès l’Entretien avec M. de Sacy, dans lequel Pascal présentait une « étude » du scepticisme de Montaigne.

Pascal. Entretien avec M. de Sacy, éd. Mesnard Jean et Mengotti Pascale, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 106-107. « Si nous avons en nous des principes du vrai et si ceux que nous croyons avoir, et qu’on appelle axiomes ou notions communes, parce qu’elles sont conformes dans tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle ; et puisque nous ne savons que par la seule foi qu’un Être tout bon nous les a donnés véritables, en nous créant pour connaître la vérité, qui saura sans cette lumière si, étant formés à l’aventure, ils ne sont pas incertains ; ou si, étant formés par un être faux et méchant, il ne nous les a pas donnés faux afin de nous séduire ; montrant par là que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l’un est ou n’est pas, s’il est incertain ou douteux, l’autre est nécessairement de même. Qui sait donc si ce sens commun, que nous prenons pour juge du vrai, en a lettres de celui qui l’a créé ? De plus, qui sait ce que c’est que vérité, et comment peut-on s’assurer de l’avoir sans la connaître ? Qui sait même ce que c’est qu’être, qu’il est impossible de définir, puisqu’il n’y a rien de plus général, et qu’il faudrait, pour l’expliquer, se servir d’abord de ce mot-là même, en disant : C’est, etc. ? »

Cependant les commentateurs s’accordent pour souligner que c’est de Descartes plus que de Montaigne que Pascal s’inspire ici. On reconnaît en effet certains arguments qui soutiennent le doute hyperbolique dans les premières Méditations de Descartes.

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 208 sq., remarque que cet argument, employé comme suprême ressource des sceptiques, pour balancer les droits de l’évidence à justifier la certitude, vient de Descartes (Première Méditation), et non de Pyrrhon.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, p. 163. Sur les aspects cartésiens de ce texte, voir p. 177 sq.

Gounelle André, L’Entretien de Pascal avec M. de Sacy. Étude et commentaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 8 et p. 70 sq. Pascal, dans cette partie de l’Entretien, quitte Montaigne pour Descartes. Celui-ci tente d’échapper au scepticisme en montrant que le Cogito est une pensée privilégiée dont la certitude est incontestable ; Pascal ne voit de sortie que dans la foi ; ce qui tendrait à prouver qu’il n’accorde pas au Cogito le même privilège que Descartes, malgré les éloges qu’il lui accorde dans L’art de persuader.

Courcelle Pierre, L’Entretien de Pascal et Sacy. Ses sources et ses énigmes, Paris, Vrin, 1960, p. 30-31. Renvoi à Méditations, éd. Alquié, II, p. 409-410, AT, p. 16-17. L’Entretien envisage les trois possibilités de « l’Être tout bon », de « l’Être méchant » et de la « formation à l’aventure ». Descartes envisage aussi ces trois hypothèses.

Si l’homme est créé par un Dieu bon, ces principes nous sont donnés véritables. C’est l’hypothèse chrétienne du Dieu véridique.

Si l’homme est créé par un démon méchant, ces principes nous sont donnés faux. C’est l’hypothèse cartésienne du dieu trompeur, et la fiction du malin génie.

Si l’homme est créé à l’aventure, ces principes nous sont donnés incertains. C’est l’hypothèse du libertin athée, qui pense que l’univers est livré au hasard.

Pascal et Descartes diffèrent par la porte de sortie qu’ils envisagent. Descartes pense que l’on peut démontrer que Dieu parfait et véridique existe, et que par conséquent nos idées sont vraies.

Pascal invoque la foi et le sentiment naturel. Cela implique qu’il considère que si l’on peut démontrer rationnellement l’existence de Dieu, la démonstration ne suffit pas pour montrer qu’il est bon, donc à lever le doute.

Il y a toutefois des réserves à faire sur la référence à Descartes : voir Rodis-Lewis Geneviève, “Pascal devant le doute hyperbolique de Descartes”, Chroniques de Port-Royal, n° 20-21, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1972, p. 106. Pascal ne tire pas cet argument de Montaigne. Mais il n’emploie pas non plus l’argument du Dieu trompeur comme le fait Descartes : nulle part celui-ci ne dit que le « malin génie » nous a créés.

 

L’argument du Dieu véridique

 

C’est un principe dans la religion chrétienne que Dieu ne peut ni se tromper, ni nous tromper. Voir Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, chap. 60, éd. Michon, Garnier-Flammarion, 1999, p. 282 sq. Dieu est la vérité. Il est la plus pure vérité : chap. 61, p. 284 sq. La vérité divine est la vérité première et suprême : chap. 62, p. 286.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, § 43, Mulhouse, Salvator, 1941, p. 190 sq. Voir Ep. Hébr., VI, 18 : « Impossibile est mentiri Deum ». Il existe pourtant des hérétiques qui prétendent que la tromperie n’est pas opposée à l’être de Dieu : p. 191.

Hurter Hugo, Theologiae dogmaticae compendium, tome II, Tract. V, De Deo uno, Deus est summa veritas, Oeniponte, Libraria academica Wagneriana, 1896, p. 60 sq. Dieu ne peut se tromper.

Descartes René, Discours de la méthode, IV, AT VI, p. 38-39, éd. Alquié I, Garnier, p. 610-611. Seule l’existence de Dieu véridique par nature et par définition, garantit la règle des idées claires et distinctes ; voir p. 611, n. 1 pour la différence du raisonnement avec celui des Méditations, IV, AT IX, p. 42-43, Alquié II, p. 456.

Dans les Méditations, Descartes ne tire pas cette idée du dogme religieux, puisqu’il y fait abstraction de toute foi. Mais il raisonne en soutenant que Dieu ne peut pas être trompeur, parce que la tromperie est une marque d’imperfection, ce qui la rend incompatible avec la nature de Dieu. Voir Rodis-Lewis Geneviève, L’œuvre de Descartes, Paris, Vrin, 1971, 2 vol., p. 305 sq. Cela revient à dire que l’hypothèse d’un Dieu fallacieux est une contradiction dans les termes. C’est par ce biais que disparaît l’idée du Dieu trompeur : voir Rodis-Lewis Geneviève, Descartes, p. 276 sq.

C’est le Dieu vérace qui donne à l’homme des idées claires et distinctes. La conséquence, c’est qu’il n’y a de véritable connaissance que si l’on connaît Dieu. Voir Descartes, Principes, I, 13, éd. Alquié, III, p. 98-99 :

« En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d’aucune autre chose. Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant qu’elle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher d’étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses ; et pendant qu’elle les contemple simplement, et qu’elle n’assure pas qu’il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées, et qu’aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait douter de leur vérité pendant qu’elle s’y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des figures ; elle a aussi entre ses communes notions que, « si on ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts seront égaux », et beaucoup d’autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, etc. Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a déduit cette conclusion ou d’autres semblables elle est très assurée de leur vérité : mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant d’attention lorsqu’il arrive qu’elle se souvient de quelque conclusion sans prendre garde à l’ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que l’Auteur de son être aurait pu la créer de telle nature qu’elle se méprît en tout ce qui lui semble très évident elle voit bien qu’elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce qu’elle n’aperçoit pas distinctement, et qu’elle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce qu’elle ait connu celui qui l’a créée. »

L’argument est repris par Antoine Arnauld, Des vraies et des fausses idées, Ch. V, éd. Frémont, p  49 : « Quand mes sens ne pourraient m’assurer de l’existence des choses matérielles, la raison m’en assurerait, en ajoutant à mes sentiments que Dieu ne saurait être trompeur. Et si je n’en étais pas entièrement assuré par la raison, je le saurais au moins par la foi [...]. Et par conséquent à moi, qui ai la foi outre la raison, il m’est très certain que quand je vois la terre, le soleil, les étoiles, des hommes qui m’entretiennent, ce ne sont point des corps ou des hommes imaginaires que je vois, mais les ouvrages de Dieu, et de véritables hommes que Dieu a créés comme moi ».

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 178.

 

L’hypothèse de la création de l’homme par un démon méchant

 

Rodis-Lewis Geneviève, L’œuvre de Descartes, p. 225 sq. Exposant les idées des sceptiques, Cicéron, Académiques I, II, XV, 46, in Les Stoïciens, p. 209, passe du fait qu’on raisonne parfois faux, à la crainte qu’un dieu qui peut rendre probables des représentations fausses ne puisse en faire autant de celles qui approchent beaucoup de la vérité, jusqu’à faire s’évanouir, par le procédé du sorite, toute différence perceptible entre l’illusoire et l’évident : p. 229 sq. L’argument est limité dans les Académiques aux évidences sensibles. Dans le cas de Descartes, cet argument est beaucoup plus puissant, puisqu’il met en cause la nature même de ma raison, dans son fonctionnement normal, et conduit à l’hypothèse d’une nature humaine intrinsèquement viciée. La tradition sceptique ultérieure négligera généralement l’appel au dieu trompeur.

Descartes au contraire donne à cette hypothèse toute sa force. Voir Descartes, Méditation I, AT IX, § 9, p. 16, Alquié II, p. 408 sq. « Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permette. »

Descartes remplace par la suite l’hypothèse du dieu trompeur par celle du malin génie, « genium aliquem malignum, eundemque summe potentem et callidum » : voir Méditation I, § 12, AT IX, p. 17-18, Alquié II, p. 412 :

« Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne pourra jamais rien imposer. Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées ».

Il y a une différence de fond entre ces deux hypothèses. La supposition du dieu trompeur est une hypothèse métaphysique, qui doit être prise au sérieux du point de vue philosophique et traitée rigoureusement : car si un Dieu tout-puissant, créateur et trompeur m’a créé truqué, un combat contre lui n’a aucun sens : je suis perdu d’avance. On ne pourra rejeter cette hypothèse que lorsqu’on aura montré qu’elle est contradictoire, ce que Descartes fera en soutenant que Dieu tout-puissant ne peut être trompeur, car tromper est une marque d’impuissance ou de faiblesse.

L’artifice du malin génie en revanche n’est qu’une fiction de caractère méthodologique, destinée à donner au doute toute la radicalité possible. Elle paraît même quelque peu baroque (Voir Rodis-Lewis Geneviève, L’œuvre de Descartes, p. 234 sq. et p. 521-522 : Gassendi écrit que Descartes introduit « sur le théâtre Morphée, Dieu, le malin génie » : p. 235.). Il n’est dit nulle part que le malin génie a créé l’homme. Il n’est pas dit non plus qu’il soit absolument tout-puissant, mais seulement beaucoup plus puissant qu’il ne faut pour me tromper. Mais le fait qu’il emploie toute sa puissance, qui n’est pas illimitée, pour me tromper implique que je puisse trouver la vérité à condition de parvenir à neutraliser ses artifices. Par conséquent, le combat contre le malin génie est possible ; c’est bien pourquoi Descartes dit immédiatement qu’il lui faut se préparer et fourbir ses armes. Comme l’indique Gueroult Martial, Descartes selon l’ordre des raisons, I, p. 39 sq., il parvient à réfuter cette fiction du malin génie en montrant qu’elle ne peut se fonder que sur une fausse idée de la toute-puissance divine.

Pascal n’entre pas dans ces développements. Il n’envisage pas l’idée d’un Dieu trompeur, avec ses conséquences métaphysiques, mais un démon méchant qui est visiblement un avatar du malin génie de Descartes.

 

Création à l’aventure

 

Penser que l’homme a été créé à l’aventure, c’est-à-dire par un enchaînement de causes et d’effets purement aléatoire et sans dessein, n’est pas une hypothèse en l’air à l’époque de Pascal. C’est l’idée de certains libertins, pour lesquels l’univers est livré soit au hasard, soit à une fatalité impersonnelle et aveugle, contre laquelle les défenseurs de la religion chrétienne ont cru nécessaire de s’opposer fermement.

Voir Adam Antoine, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, p. 128 sq., qui cite une pièce de vers manuscrite (ms 3127 de l’Arsenal) provenant sans doute du groupe athéiste de Théophile de Viau, selon laquelle le monde est livré au hasard. Théophile lui-même écrit que le monde est déterminé par le jaillissement aveugle de la Nature, et que par conséquent il n’y a pas de liberté possible ; voir p. 207, sur la Seconde satyre, Œuvres, I, p. 242. Les vers

« Celui qui dans les cœurs met le mal et le bien

Laisse faire au destin sans se mêler de rien » (p. 216)

montrent que cette doctrine est liée de près ou de loin à la doctrine des épicuriens, qui pensaient que les dieux vivaient dans un monde à part, et laissaient notre univers aller son chemin sans en prendre le moindre souci.

C’est l’un des thèmes constant dans le mouvement libertin, d’après ce qu’en écrit le jésuite François Garasse, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes pernicieuses à l’État, à la Religion et aux bonnes mœurs, combattues et renversées par le P. François Garasse, de la Compagnie de Jésus, Livre 4, Sébastien Chapelet, Paris, 1623, p. 327 sq., Maxime 4 : Toutes choses sont conduites et gouvernées par le destin, lequel est irrévocable, infaillible, immuable, nécessaire, éternel, et inévitable à tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire. Exposition et preuve de cette maxime.

« Cette maxime est parmi les libertins en même estime que fut jadis parmi les manichéens, le livre qui s’appelait Epistola fundamenti, contre lequel Saint Augustin écrit fort doctement, et ce qu’était parmi les Elceseants le livre qui s’appelait Liber de coelo delapsus, qui contenait les principaux articles de leur doctrine : or cette maxime de désespoir contient quelques propositions enveloppées, qui font un syllogisme ou plutôt un cercle duquel se tire cette conséquence. Qu’il faut aller son grand chemin sans se soucier de chose quelconque, ni de foi, ni de salut, ni de vertu, ni de bonnes œuvres ; mais se jeter à l’aveugle dans les rencontres, comme fit Arion dans les ondes ; d’autant que s’il y a un dauphin prédestiné pour nous tirer à bord, il se trouvera à point nommé, s’il y a une baleine préparée, elle nous viendra recevoir comme Jonas, s’il est résolu que nous soyons ensevelis dans les flots s’en est fait, tous les navires du monde, tous les vents, tous les dauphins, toutes les baleines ne nous sauraient sauver. II. La première proposition est qu’il y a une destinée ; c’est à dire une nécessité occulte, laquelle nous ne savons pas, qui nous arrêtera lors que moins nous y songerons : que nous pouvons aller impunément jusques-là, et que quand nous demeurons accrochez, ou nous ou nos affaires à quelque point, que nous n’avions pas prévu, il n’en faut pas chercher la raison hors de la destinée. III. La seconde est, que cette destinée a été ou prononcée ou dictée, ou écrite, ou gravée irrévocablement dans le livre de notre vie, ou de toute éternité, si le monde a été de tout temps, ou dés le premier instant de notre conception, nous sommes nez avec elle, elle est née et engendrée avec nous, elle nous fait compagnie, nous la lui faisons. Le premier point de notre naissance porte dans ses entrailles la nécessité de tous les événements de notre ame inclusivement jusques à la mort, comme un grain de bled porte en soi toute la moisson, et c’est ce que voulait dire le grand maitre de l’astrologie parmi les sages latins. »

Voir aussi livre 4, section 3, p. 343, Combien il y a de sortes de destins à parler suivant le style des libertins.

Pintard René, Le libertinage érudit, p. 467 sq. Naudé remplace la providence par un enchaînement purement naturel des causes.

Voir Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 44 sq. : « Tout ce monde », selon Le Vayer, « n’est qu’une farce et perpétuelle comédie ».

Cette doctrine était évidemment inacceptable pour des théologiens chrétiens, selon lesquels Dieu exerce sur le monde sa providence.

 

De plus, que personne n’a d’assurance ‑ hors de la foi ‑ s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements. On sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse, nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ?

 

D’intéressantes études ont été récemment publiées sur la manière dont le rêve était conçu à l’époque classique. Voir particulièrement : Rêver en France au XVIIe siècle, Revue des sciences humaines, n° 211, 1988-3, et dans ce volume, Simon Gérard, “Descartes, le rêve et la philosophie au XVIIe siècle”, p. 133 sq. : Pascal s’inscrit dans le courant cartésien qui, contrairement à la Renaissance qui tendait à accorder au rêve un sens prémonitoire ou symbolique qu’il fallait découvrir, refuse au rêve toute signification cachée. Après avoir accordé, dans ses Cogitationes privatae de jeunesse, que les rêves pouvaient être porteurs de signes, Descartes a fini par récuser les analogies sur lesquelles reposaient ces interprétations ; à ses yeux, d’après le Discours de la Méthode, le rêve est devenu générateur d’illusions : p. 141 sq. Il fait prendre ce qui n’est pas pour ce qui est, le faux pour le vrai. Les Méditations effectuent une nouvelle dévalorisation du rêve, non seulement dans son contenu, mais dans son origine ; il est considéré comme dérèglement de l’esprit qui éloigne du sens commun, dans le délire des insensés : p. 142-143. Le traité des Passions de l’âme explique les illusions des songes par l’agitation des esprits animaux qui exerce une pression trop forte sur le cerveau : l’âme se représente involontairement des phantasmes (article XXI). Avec le Discours et les Méditations, Descartes classe les rêves parmi les imaginations qui n’ont pour causes que le corps. Il exclut implicitement l’existence de songes divins, auxquels nombreux sont ceux qui croient encore.

Le manuscrit semble suggérer que Pascal a envisagé plusieurs versions successives de l’argument du rêve (voir la transcription diplomatique). Il a commencé par une première version relativement simple ; les premières corrections donnent à l’argument une forme plus complexe, et plus baroque, avec l’idée que les rêves peuvent s’entasser les uns sur les autres, ou que les hommes puissent rêver de compagnie. Dans un troisième temps, il revient à une rédaction plus sobre. On trouve un processus de rédaction analogue dans le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187).

Premier état : « De plus que personne n’a d’assurance s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. Et que comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, il se peut aussi bien faire que cette moitié de la vie où nous pensons veiller n’est elle-même qu’un songe, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel. Tout cet écoulement du temps, et ces divers corps, ces différentes pensées qui nous y agitent ne sont que des illusions pareilles à l’écoulement du temps et aux vains fantômes de nos songes. »

Deuxième état : « De plus que personne n’a d’assurance, hors de la foi s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse, nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ? Et qui doute que si on rêvait de compagnie et que par hasard les songes s’accordassent, ce qui est assez ordinaire, et qu’on veillât en solitude, on ne crût les choses renversées ? Enfin comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, ne se peut-il pas faire que cette moitié de la vie où nous pensons veiller n’est elle-même qu’un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel, ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant peut-être que des illusions pareilles à l’écoulement du temps, et aux vains fantômes de nos songes ? »

Troisième état : « De plus que personne n’a d’assurance, hors de la foi s’il veille ou s’il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu’éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu’il nous en paraisse, nous n’avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ? »

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 163 et p. 178. Le thème la vie est un songe est très ancien ; on le trouve dans Cicéron, Premiers académiques, dans saint Augustin, Contra academicos, et dans Montaigne.

On le retrouve chez d’autres auteurs et apologistes de la religion chrétienne.

Montaigne, Essais, II, 12, Pléiade, p. 580 sq.

Descartes, Méditations, AT IX, p. 14-15 ; Alq. II, p. 406-407. Voir sur ce texte l’excellente analyse de Kambouchner Denis, Les Méditations métaphysiques de Descartes, Introduction générale. Première Méditation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 274 sq.

Mersenne Marin, La vérité des sciences, I, ch. XI, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 233 sq., expose l’argument du rêve et tente de lui répondre :

« Qui sait si ce que nous voyons en dormant, n’est pas plus véritable que ce que nous voyons en veillant, encore qu’il ne paraisse plus après que nous sommes éveillés ? lequel juge le mieux du vieillard qui trouve l’air froid, ou du jeune homme qui le croit être bien tempéré, de celui qui dit que la voix est basse, ou de celui qui la trouve aiguë, de celui qui se plaît à la toupie, ou de l’autre qui se plaît à gagner des royaumes entiers ? Ne vaut-il donc pas mieux suspendre son jugement que de rien assurer ? puisque nous jugeons tantôt d’une façon tantôt d’une autre selon les diverses dispositions, les divers âges, les divers lieux, et les diverses occurrences : car si [145] quelqu’un veut juger, il faut premièrement qu’il ne veille, ni ne dorme qu’il ne se remue, ni qu’il ne se repose : qu’il n’ait ni chaud ni froid, et qu’il n’ait aucune passion, ou intérêt, ce qui ne se peut faire. Secondement il faut qu’il démontre que son jugement est préférable à tous ceux qui jugent autrement que lui ; tiercement que cette démonstration est vraie, ce que personne ne saurait faire, autrement on irait jusques à l’infini, car on lui demanderait s’il jugerait que cette démonstration fût véritable : et puis, s’il aurait quelque démonstration de son jugement, etc. Mais nous parlerons de ce jugement en un autre lieu. C’est pourquoi nous répondrons ici brièvement à ce grand flux de paroles, que c’est manque de jugement d’apporter ce qui vient dans l’imagination des frénétiques, et de ceux qui dorment pour décréditer la vérité de ce qu’on voit quand on veille, qu’on est en bonne santé, et qu’on a la liberté de juger. Nous jugeons fort bien après être éveillés que ce que nous avons pensé en dormant, était faux, ridicule, ou impossible, mais nous ne jugeons point en dormant que ce que nous avons vu en veillant, soit faux et controuvé. Au reste nous savons que les diverses opinions dont il est question, viennent des diverses humeurs, et dispositions qui se trouvent en chacun, et que nous n’avons pas la force, ni la liberté de juger en dormant. Si ce que nous voyons en dormant était aussi véritable que ce que nous apercevons en veillant, il serait encore après le sommeil, et plusieurs personnes penseraient la même chose en dormant, et néanmoins les songes sont quasi tous différents. À quoi nous pouvons ajouter que quand l’esprit n’est pas empêché de beaucoup de vapeurs, qu’il se réfléchit sur ses songes, et sur les fantômes qui se forment dans son imagination, et juge quelquefois, du moins imparfaitement, que ces songes ne sont pas véritables, ce qui m’est arrivé souvent. »

Gassendi Pierre, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa, éd. Rochot, Vrin, Paris, 1962, éd. Rochot, p. 46, argumente de manière semblable : il n’est pas vrai que celui qui veille ne soit pas plus sûr de veiller que de dormir. S’il est vrai que, dans le songe, on ne peut discerner si on rêve ou non, dans la veille on a la certitude de ne pas dormir ; il n’y a pas besoin d’autre argument que cette évidence même : p. 48. Gassendi envisage même le cas de celui qui tout en dormant s’aperçoit qu’il rêve : p. 164.

Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration..., p. 175 sq. Si l’on admet les arguments des sceptiques, « il faudrait dire que le veiller et le songer ne sont qu’une même chose, et que toute notre vie n’est qu’un songe ou qu’un veiller perpétuel, et non interrompu : ou si l’on croit, comme tout le monde le croit, que ce sont deux choses diverses, il faut nécessairement qu’on en connaisse ou qu’on en sente la différence, et les marques qui les distinguent ».

On retrouve également cet argument chez certains libre penseurs : voir Popkin Richard, Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 174 sq., sur l’argument du rêve chez Sorel.

Pascal a pu s’inspirer de Descartes. Voir Alquié Ferdinand, Descartes, p. 82 : l’argument qui me fait douter si je veille ou si je dors balaie à la fois les qualités sensibles et l’existence des choses. Voir Discours de la méthode, I, AT VI, p. 32, Alquié I, p. 603 ; et AT VI, p. 37-40, Alquié I, p. 610-613. Voir la note de la p. 612, sur le problème du critère de distinction entre la veille et le sommeil.

Recherche de la vérité, Alquié II, p. 1119, sur les illusions dans le sommeil. « Ce mot d’étonnement, dans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? » Voir la note sur Calderon, La vida es sueño, 1640.

Ce thème la vie est un songe se trouve dans les Pensées et l’Entretien avec M. de Sacy, mais de façon différente : voir Pascal Blaise, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 63 sq., qui fait la comparaison sur ce sujet des Pensées et de l’Entretien. Le texte de l’Entretien est le plus ancien, celui des Pensées est le plus travaillé, et s’est détaché de toute référence à Montaigne ; au surplus, le texte des Pensées est le plus général, en ce sens que c’est toute la secte des pyrrhoniens qui est visée : p. 63-64.

Pascal reprend l’argument ailleurs dans les Pensées inédites, VI, in Blaise Pascal, textes inédits, recueillis et présentés par Jean Mesnard, extraits de l’édition du Tricentenaire (Bibliothèque européenne, Desclée de Brouwer), p. 31. Texte donné dans le manuscrit Joly de Fleury, f° 248 r° : Le sommeil est l’image de la mort, dites-vous ; et moi je dis qu’il est plutôt l’image de la vie. (Sel. 774)

Laf. 803, Sel. 653. Si nous rêvions toutes les nuits la même chose elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan.

Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis et agités par ces fantômes pénibles, et qu’on passât tous les jours en diverses occupations comme quand on fait voyage on souffrirait presque autant que si cela était véritable et on appréhenderait le dormir comme on appréhende le réveil, quand on craint d’entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité.

Mais parce que les songes sont tous différents et que l’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement comme quand on voyage et alors on dit : il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant. (Noter l’alexandrin final).

 

Voilà les principales forces de part et d’autre. Je laisse les moindres, comme les discours qu’ont faits les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l’éducation, des mœurs des pays, et les autres choses semblables qui, quoiqu’elles entraînent la plus grande partie des hommes communs, qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements, sont renversées par le moindre souffle des pyrrhoniens. On n’a qu’à voir leurs livres si l’on n’en est pas assez persuadé, on le deviendra bien vite, et peut‑être trop.

 

Les impressions de la coutume, de l’éducation, des mœurs des pays, et les autres choses semblables : selon Rodis-Lewis Geneviève, “Pascal devant le doute hyperbolique... ”, p. 109, c’est le bilan des Essais. C’est aussi le bilan des premières liasses des Pensées. G. Rodis-Lewis a raison de dire que la mise en question des principes se situe à un niveau plus profond, pour lequel Descartes prend le relais de Montaigne.

Peut-être trop : c’est peut-être un écho des craintes exprimées par Descartes devant les dangers du doute hyperbolique, qu’il estime trop risqué pour être livré sans précaution au public, à tel point qu’il ne le développe pleinement que dans les Méditations en latin.

 

Je m’arrête à l’unique fort des dogmatistes, qui est qu’en parlant de bonne foi et sincèrement on ne peut douter des principes naturels. Contre quoi les pyrrhoniens opposent, en un mot, l’incertitude de notre origine, qui enferme celle de notre nature. À quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure.

 

Ces principes naturels sont ceux qui sont indiqués dans Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142), et dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) : Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.

Le talon d’Achille de cet argument a été indiqué dans le fragment Vanité 38 (Laf. 52, Sel. 85) : Le bon sens. Ils sont contraints de dire : « Vous n’agissez pas de bonne foi, nous ne dormons pas », etc. Que j’aime à voir cette superbe raison humiliée et suppliante ! Car ce n’est pas là le langage d’un homme à qui on dispute son droit et qui le défend les armes et la force à la main. Il ne s’amuse pas à dire qu’on n’agit pas de bonne foi, mais il punit cette mauvaise foi par la force.