Fragment Divertissement n° 5 / 7 – Papier original : RO 146-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 190 p. 57 v° et 59 / C2 : p. 82-83

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 206 / 1678 n° 1 p. 200-201

Éditions savantes : Faugère II, 38, III / Havet IV.3 / Michaut 365 / Brunschvicg 142 / Tourneur p. 205-3 (voir p. 212) / Le Guern 127 / Lafuma 137 / Sellier 169

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Bibliographie

 

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 283.

DESCOTES Dominique, “Aspects littéraires des œuvres de Pascal sur le vide et l’hydrostatique”, in Équinoxe 6, Rinsen Books, Kyoto, Japon, 1990, p. 31-48.

DESCOTES Dominique, “La rhétorique des expériences sur le vide”, in CLÉRO Jean-Pierre (éd.), Les Pascal à Rouen, 1640-1648, Colloque de l’Université de Rouen, 2001, p. 237-261.

DESCOTES Dominique, “Le vide dans le vide”, XVIIe siècle, n° 207, 2-2000, p. 257-272.

FERREYROLLES Gérard, “Le prince selon Pascal”, in L’image du souverain dans les lettres françaises des guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, Paris, Klincksieck, 1985, p. 169-176.

FERREYROLLES Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984.

KOYANAGI Kimiyo, Pascal : de l’intuition à l’affirmation (thèse en japonais), Presse Universitaire de Nagoya, 1992.

KOYANAGI Kimiyo, “Pascal et l’Expérience du vide dans le vide”, Japanese Studies in the History of Science , 17, 1978, p. 105-127.

LICOPPE Christian, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Éditions La Découverte, Paris, 1996.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223.

NOËL Etienne, Gravitas comparata, seu comparatio gravitatis aeris cum hydrargyri gravitate, Paris, Cramoisy 1648.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

SELLIER Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237.

 

 

Éclaircissements

 

La dignité royale n’est‑elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra‑t‑il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ?

 

Pascal ne considère pas ici la condition du roi dans sa fonction proprement politique. Sur ce point, voir Ferreyrolles Gérard, Pascal et la raison du politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1984. Mais il ne s’agit ici du souverain que sous l’aspect de sa vie personnelle et sociale.

L’exemple du roi a été traité dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) : Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde et cependant, qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est - cette félicité languissante ne le soutiendra point - il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

Les liasses Misère et Vanité ont déjà montré ce qu’était un roi auquel les revers de fortune ont ôté tout ce qui pouvait lui servir de divertissement : la conclusion était qu’il était étonnant qu’il ne tombe pas dans le désespoir et ne finisse par le suicide.

Vanité 3 (Laf. 15, Sel. 49). Persée roi de Macédoine, Paul Émile. On reprochait à Persée de ce qu’il ne se tuait pas.

Le roi Persée est pris comme exemple des sentiments que peut susciter le spectacle de sa misère : voir Grandeur 13 (Laf. 117, Sel. 149). Qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvait‑on Paul Émile malheureux de n’être pas consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouverait malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut‑être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223. Raisonnement sur un cas limite permettant d’universaliser la proposition et toute la théorie du divertissement.

Pascal ne se contente pas de ce cas limite. Le cas de l’homme du commun est examiné dans le fragment Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire.

 

Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser, mais en sera‑t‑il de même d’un roi, et sera‑t‑il plus heureux en s’attachant à ses vains amusements qu’à la vue de sa grandeur, et quel objet plus satisfaisant pourrait‑on donner à son esprit ? Ne serait‑ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air ou à placer adroitement une barre, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ?

 

Domestique : qui est d’une maison, sous un même chef de famille. Le mot désigne aussi les officiers, valets à gages, intendants, secrétaires, pages, laquais d’un grand seigneur. Ici, domestique répond au sens latin : qui concerne la maison et la famille. Ce n’est pas le sens moderne du mot.

L’idée n’est pas ironique : la condition royale mérite en effet qu’on la contemple avec satisfaction, lorsqu’elle est prise dans sa véritable fonction. Voir ce que Pascal écrit dans la XIVe Provinciale, § 5 : les rois sont « ministres de Dieu pour le bien », « pour se rendre terribles […] aux méchants ». Le troisième Discours sur la condition des Grands insiste sur le fait que le prince doit mettre son plaisir à être bienfaisant : voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1033-1034.

Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) : La danse, il faut bien penser où l’on mettra ses pieds.

Barres, au pluriel, se dit d’un jeu ou course, où les deux partis se placent toujours en des lieux opposés. Il y avait aussi autrefois un exercice militaire, qui était de lancer la barre, où celui-là montrait plus de force qui la jetait plus loin (Furetière). Richelet précise que c’est un « jeu où deux groupes de jeunes gens se rangent en haie à la tête, et à quelque distance les uns des autres, sortent de leur rang, et courant les uns après les autres, tâchent de s’attraper et de se faire prisonniers, et celui qui attrape son camarade, lui donnant de la main quelque petits coups sur l’épaule, lui dit j’ai barres sur vous, et l’arrête. Ceux qui jouent à ce jeu disent commencer ses barres, c’est commencer à courir. Il ne semble donc pas que ce soit à ce jeu que pense Pascal. Les Copies remplacent barre par balle. La leçon balle peut se recommander de plusieurs références :

Vanité 26 (Laf. 39, Sel. 73). Les hommes s’occupent à suivre une balle et un lièvre : c’est le plaisir même des rois.

Laf. 522, Sel. 453. Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est point triste et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner. On vient de lui servir une balle et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse. Comment voulez‑vous qu’il pense à ses affaires ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. (texte barré).

Mais le manuscrit porte indiscutablement barre.

 

Qu’on en fasse l’épreuve. Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères.

 

Le manuscrit porte les preuve, et non lepreuve (c’est-à-dire l’épreuve) comme dans les Copies. Cette leçon n’est pas recevable. On peut corriger de deux manières :

soit on met le substantif preuve au pluriel pour l’accorder à l’article. Preuve, en langue classique, signifie non seulement le moyen de persuader dans une démonstration, mais en général « des signes, des marques de la vérité de quelque chose ». C’est peut-être le sens ici.

Soit on interprète le mot comme une graphie fautive de lespreuve (l’épreuve), orthographié espreuve, comme dans le Dictionnaire de l’Académie et dans Furetière. Le mot épreuve appartient bien au lexique de Pascal, au sens d’expérience, d’essai que l’on fait de quelque chose (Furetière), comme en témoignent plusieurs fragments des Pensées. Le mot répond au verbe éprouver que Pascal emploie dans le premier chapitre du Traité de l’équilibre des liqueurs, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1043. De même, dans le Traité de la pesanteur de la masse de l’air, au moment d’alléguer une expérience qu’il a réalisée avec un ballon sur une haute montagne, Pascal écrit que « l’épreuve en a été faite ». Il faut donc substituer à les preuve du manuscrit la leçon l’épreuve.

Le manuscrit porte compagnies au pluriel, et les Copies remplacent par le singulier. Compagnie signifie souvent réunion mondaine, société, ou, selon Furetière, au sens étroit, réunion d’un petit nombre d’amis assemblés dans un lieu pour s’entretenir, pour se divertir, pour se visiter. Mais ce mot de Compagnie désigne aussi un corps constitué, ou une assemblée de personnes établies pour de certains emplois, principalement un corps de magistrats (Furetière). On dit que les Compagnies ont harangué le roi. Il y a plusieurs compagnies, les Parlements, les Chambres des comptes, les Cours des Aides ; on parle alors de compagnies souveraines. Ce sont celles auxquelles le roi a affaire. Le pluriel du manuscrit doit donc être conservé pour préserver les deux sens.

Sellier Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, Port-Royal et la littérature, 2e édition, Paris, Champion, 2010, p. 221-237. Voir p. 236 : le fait qu’un roi sans divertissement soit un homme plein de misère est le bilan du roi Salomon dans l’Ecclésiastique.

Pascal se sert ici des modèles de description qu’il a créés dans ses travaux sur le vide et la pression atmosphérique. Il s’agit évidemment d’une expérience tout aussi fictive que celle du philosophe sur une planche du fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78), car ni un roi ni un philosophe ne se laisseraient traiter de la sorte.

Sur la rhétorique de ces descriptions, voir

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 84 sq.

Koyanagi Kimiyo, Pascal : de l’intuition à l’affirmation (thèse en japonais), Presse Universitaire de Nagoya, 1992.

Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 283.

Descotes Dominique, “Aspects littéraires des œuvres de Pascal sur le vide et l’hydrostatique”, in Équinoxe 6, Rinsen Books, Kyoto, Japon, 1990, p. 31-48.

Descotes Dominique, “La rhétorique des expériences sur le vide”, in Cléro Jean-Pierre (éd.), Les Pascal à Rouen, 1640-1648, Colloque de l’Université de Rouen, 2001, p. 237-261.

Licoppe Christian, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Éditions La Découverte, Paris, 1996.

On trouve dans ce passage les différents éléments d’une expérience de physique :

1. un sujet d’expérience, l’homme, considéré dans les deux extrêmes de sa condition : une échelle de degrés du plus haut, le roi, au plus bas, le moindre des sujets qui se divertit ;

2. des données quantitatives portées au maximum :

d’une part des éléments qui demeurent constants, qui sont supposés soutenir la pensée du roi et l’empêcher de tomber dans l’ennui : ce sont le poste souverain, la puissance, la dignité, les biens, toutes choses qui ne varieront pas, de sorte que leur permanence n’empêchant pas l’effet, on peut conclure qu’ils n’interviennent pas efficacement dans sa production ;

d’autre part des éléments soumis à une variation qui peut aller jusqu’à l’annulation entière : ce sont ceux qui composent le divertissement, les « satisfactions des sens », les « soins dans l’esprit », les plaisirs tels que la chasse, la danse, les conversations des femmes : leur suppression fait que le roi sombre dans la misère, ce qui permet de conclure qu’il ne se soutenait que grâce à ces divertissements.

3. une situation initiale (la condition ordinaire du roi jouissant de ses divertissements), à laquelle est appliquée une opération qui fait varier certains éléments (suppression des divertissements), un processus qui fait l’objet d’une observation (la chute du roi privé de ses divertissements), et une situation finale (l’identification du roi à un homme plein de misères).

4. le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168) précise aussi un détail important : Pascal fixe un point de repère auquel la condition du roi avec son divertissement, puis sans son divertissement, est comparée : celle du moindre de ses sujets qui se divertit : le roi, qui est infiniment plus heureux que lui tant qu’il jouit du divertissement, tombe bien en-dessous de lui lorsqu’il s’en trouve privé.

5. le vocabulaire de la statique, notamment les verbes soutenir et tomber, que Pascal emploie souvent dans la description des effets de la pression atmosphérique sur la colonne de mercure dans ses différentes « expériences nouvelles ». L’expression « afin qu’il n’y ait point de vide » témoigne du fait que Pascal est tout à fait conscient d’utiliser ici le modèle rhétorique de la physique.

Un roi sans divertissement est un homme plein de misères : cette formule réduit la condition du roi à celle d’un simple sujet, en ajoutant des misères plus grandes que celles de l’humanité ordinaire. Voir Ferreyrolles Gérard, “Le prince selon Pascal”, p. 169. Le roi comme homme n’est pas d’une autre essence que ses sujets. On rejoint l’idée des Trois discours sur la condition des grands : l’âme d’un duc n’est pas d’une autre nature que celle d’un batelier. G. Ferreyrolles ajoute que, depuis la chute, tout homme est un roi dépossédé, y compris le roi régnant : p. 170.

 

Pour approfondir…

 

 Divertissement et vide dans le vide

 

Ce passage peut être envisagé comme une expérience analogue à celle du vide dans le vide telle que Pascal la présente dans le Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs (OC II, éd. J. Mesnard, p. 679) et le Traité de la pesanteur de la masse de l’air (chapitre VI, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1086-1088).

Voir sur cette expérience

Descotes Dominique, “Le vide dans le vide”, XVIIe siècle, n° 207, 2-2000, p. 257-272.

Koyanagi Kimiyo, “Pascal et l’Expérience du vide dans le vide”, Japanese Studies in the History of Science , 17, 1978, p. 105-127. 

Le principe de l’expérience a été indiqué, sans mention d’aucun auteur, dans le Liber novus praelusorius du P. Mersenne (juillet 1648) ; voir le texte dans OC II, éd. J. Mesnard, p. 636 : « le fait du vide dans le vide suffit à montrer clairement que le cylindre d’air extérieur est la cause pour laquelle le cylindre de vif-argent contenu dans le tube occupe toujours la hauteur de deux pieds trois ou quatre doigts ; en effet, le tube mince enfermé dans le gros ne peut retenir son mercure, qui descend complètement, et qui bientôt y remonte lorsque l’air pénètre dans le gros. »

Les schémas ci-dessous permettent de saisir le principe de l’expérience, qui consiste à effectuer une expérience de Torricelli dans une autre expérience de Torricelli : en d’autres termes, on fait le vide autour d’un tube barométrique, pour observer ce qui arrive lorsque l’on supprime la pression de l’air autour d’un baromètre. L’opération est connue par la description qu’en a donnée le P. Étienne Noël dans sa Gravitas comparata, seu comparatio gravitatis aeris cum hydrargyri gravitate, Paris, Cramoisy 1648 (les difficultés de la réalisation concrète sont étudiées par K. Koyanagi dans les études mentionnées plus haut). Voir dans OC II, éd. J. Mesnard, le texte du P. Noël :

« Soit un tube de verre de trois pieds, plein de vif-argent, et fermé à chaque extrémité par une peau de vessie ; soit ce tube avec un vase introduit dans un autre tube de six pieds, fermé à son extrémité inférieure par une membrane, en sorte que le vase soit fixé à la partie supérieure du long tube ; soit l’extrémité bouchée du grand tube élevé perpendiculairement plongée dans un récipient plein de vif-argent ; soit le tube lui-même rempli de vif-argent ; soit fermée son extrémité supérieure, et ouverte l’inférieure ; le vif-argent descendra jusqu’à la hauteur de vingt-sept pouces. Voilà donc entouré d’éther [le P. Noël, partisan du plein, pense que le tube n’est pas vide, comme le pense Pascal, mais est rempli d’éther] le petit tube plein de vif-argent : si l’on débouche son orifice intérieur maintenu plongé dans le vase, tout le vif-argent coulera en bas. Par un trou étroit, que l’on fermera aussitôt avec le doigt, qu’on laisse un peu d’air s’écouler dans le grand tube : alors le vif-argent qui est dans le vase du petit tube refluera dans son tube ; et celui qui est dans le long tube descend. Telle est la nouvelle expérience fort ingénieusement inventée, il n’y a pas si longtemps, après beaucoup d’autres, par Monsieur Pascal » (tr. J. Mesnard).

 

Figures de J. Thirion

 

 

Présentation du dispositif réel tel qu’il a été construit au Japon sous la direction de K. Koyanagi.

Clichés K. Koyanagi.

 

L’expérience du divertissement est conçue sur le même modèle. Elle consiste à montrer que, lorsqu’on prive le roi de tout ce qui le soutient, il tombe au plus bas degré de l’ennui. Pascal considère d’abord le roi tout entouré de sa puissance et de ses divertissements. Il supprime alors le divertissement, tout en conservant au roi sa puissance et sa dignité : celui-ci tombe alors dans l’ennui, parce qu’il a perdu le soutien qui l’empêchait de voir sa condition misérable, de la même façon que la plus haute colonne de mercure, si on supprime l’air extérieur qui pèse sur elle et la soutient, chute à son niveau le plus bas.

 

D’autres fragments suggèrent des expériences analogues.

Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104). Si notre condition était véritablement heureuse il ne faudrait pas nous divertir d’y penser.

Divertissement 7 (Laf. 139, Sel. 171). On charge les hommes dès l’enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis, on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune, et celles de leurs amis soient en bon état et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux, que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire, il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, et jouer, et s’occuper toujours tout entiers.

 

Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est‑à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense.

 

En sorte qu’il n’y ait point de vide : il y a peut-être là une ironie discrète : l’homme est bien la seule créature du monde dans laquelle il y ait du vide.

Merveille : chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère voir ni comprendre. Merveilleux se prend souvent ironiquement : vous êtes un merveilleux homme, pour dire vous êtes extraordinaire dans vos manières (Furetière).

 

La cour et la société qui entoure les princes

 

L’ironie du fragment consiste en ce que l’on considère d’ordinaire que ce sont les courtisans qui ont besoin du roi et viennent faire leur cour pour en obtenir des avantages. Pascal suggère que c’est en réalité le roi qui a besoin de sa cour pour l’occuper en permanence par des divertissements sans laisser aucune faille.

Sur la place du roi au milieu de sa cour, voir

Le Roy Ladurie Emmanuel, avec Fitou Jean-François, Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, Fayard, 1997.

Bély Lucien, La société des princes, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1999.

Élias Norbert, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985.

 

Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.

 

Ferreyrolles Gérard, “Le prince selon Pascal”, in L’image du souverain dans les lettres françaises des guerres de religion à la révocation de l’édit de Nantes, Paris, Klincksieck, 1985, p. 169-176. Voir p. 173, sur le roi comme chrétien. Pascal entend que le christianisme offre au roi, tout comme à l’homme en général une autre perspective que celle de son anéantissement dont l’horreur le faisait choir dans le divertissement et les charges. Le roi conserve ses distractions, car la concupiscence ne disparaît jamais de l’âme de l’homme, mais cela reste un délassement, et les charges un devoir d’état.

Les princes sont considérés comme princes chrétiens dans les Trois discours sur la condition des grands, notamment dans le troisième : voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1033-1034.

« Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable ; car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu’est-ce, à votre avis, d’être grand seigneur ? C’est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent auprès de vous, et qui font qu’ils se soumettent à vous : sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ; mais ils espèrent, par ces services et ces déférences qu’ils vous rendent, obtenir de vous quelque part de ces biens qu’ils désirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environné de gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la charité.

Vous êtes de même environné d’un petit nombre de personnes, sur qui vous régnez en votre manière. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence ; c’est la concupiscence qui les attache à vous. Vous êtes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d’étendue ; mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre ; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C’est la concupiscence qui fait leur force, c’est-à-dire la possession des choses que la cupidité des hommes désire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de vous perdre ; mais au moins vous vous perdrez en honnête homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il n’en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l’état véritable de cette condition. »