Fragment Divertissement n° 7 / 7 – Papier original : RO 217-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Divertissement n° 192 p. 59-59 v° / C2 : p. 83-84

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVI - Misère de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 202-203 / 1678 n° 1 p. 197-198

Éditions savantes : Faugère II, 31, I / Havet IV.1 / Michaut 460 / Brunschvicg 143 / Tourneur p. 205-3 (voir p. 213) / Le Guern 129 / Lafuma 139 / Sellier 171

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier,143, anno XVIII, fasc.. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

 

Voir la bibliographe générale de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

 

 

Éclaircissements

 

Divertissement.

On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices. Et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celles de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendra malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz‑vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ?

 

Noter le caractère dialogué, par objection et réponse qui passent du pour au contre. C’est une objection de bon sens, mais qui vient d’un demi-habile : elle est donc pertinente jusqu’à un certain point. La suite va montrer de quel point de vue elle est mal venue. Du point de vue technique, c’est une application de la règle de l’art de persuader formulée dans le fragment Laf. 701, Sel. 579 : Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté‑là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu’il ne se trompait pas et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on ne se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas être trompé, et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.

Sur l’incompréhension du demi-habile à l’égard de l’utilité du divertissement, voir Divertissement 4.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 223. Raisonnement suivant le modèle de la raison des effets.

Tracas : embarras des affaires du monde, peine et agitation de corps et d’esprit qu’on se donne pour les faire réussir. Les ermites se retirent dans le désert pour fuir le tracas et les embarras du monde. Tracasser : être toujours dans les tracas, le mouvement, les embarras : cet homme ne fit que tracasser tout le jour. Le verbe signifie aussi barguigner, être irrésolu.

Exercices : occupation, travail ordinaire (Furetière).

Montaigne, Essais, I, XXXIX, Garnier, t. 1, p. 272. « Notre mort ne nous faisait pas assez de peur, chargeons-nous encore de celle de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Nos affaires ne nous donnaient pas assez de peine, prenons encore à nous tourmenter et rompre la tête de ceux de nos voisins et amis. »

Si un homme doit faire face non seulement à ses affaires, mais à celles de ses amis, et ainsi de suite, on engendre une progression exponentielle qui atteint rapidement des nombres énormes. Pascal connaît ce genre de calcul.

 

Comment, ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont. Et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner,

 

Procédé expérimental analogue à celui qui a été appliqué au roi auquel on enlève son divertissement, mais dans une autre situation sociale. Le fragment fait manifestement allusion à des personnes du monde ou à des gens d’affaires. Il faut encore descendre d’un degré pour arriver au peuple et à ceux qui exercent des activités pénibles. C’est le cas dans le fragment Dossier de travail (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur etc. qu’on les mette sans rien faire.

Que suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? On a déjà vu ces questions-là dans le portrait du libertin insouciant : voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.

Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.

Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude.

 

 et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer et à s’occuper toujours tout entiers.

 

Procédé de réduction au même de deux objets que tout oppose : en principe, tracas et divertissement s’opposent directement. Le mot divertissement, dans cette phrase, est pris au sens ordinaire, et désigne les distractions sociales futiles comme le jeu. Le début du fragment montre que l’éducation charge l’homme de soucis et d’affaires pour occuper entièrement son esprit. Cette phrase montre que le divertissement est une sorte de complément, de remède pour les cas où le système comporterait des lacunes ou des fuites. Le fragment montre que le divertissement est une autre forme de tracas, ou plus exactement un ersatz d’occupation pour les moments laissés vacants par les charges sociales. C’est la forme de tracas à laquelle on doit avoir recours quand il n’y en a plus d’autre de disponible.

Les effets apparemment les plus contraires apparaissent ici comme des aspects de la même cause profonde : que l’homme se tracasse à cause des charges que la société lui impose ou qu’il cherche à s’en divertir, c’est la même chose, au contexte près.

Ce genre de procédé se trouve dans les textes de physique, notamment dans L’équilibre des liqueurs, Chapitre V. Des corps qui sont tout enfoncés dans l’eau, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1053 sq. Pascal part du principe paradoxal qui remonte à Archimède, Des corps flottants, I, Prop. 3 à 7, éd. Mugler, p. 9-17, que l’eau soulève un corps submergé et pousse plus un corps submergé vers le haut que vers le bas. C’est le principe formulé par Stevin Simon, De la statique, Prop. VIII, Theor. VII, p. 487 : Tout corps solide est plus léger dans l’eau qu’en l’air, de la pesanteur de l’eau égale en grandeur à icelui. On le retrouve dans Galilée, Discorsi..., éd. Michel, p. 306, éd. Clavelin, p. 63. La gravité d’un corps est diminuée dans un milieu donné d’une quantité égale au poids d’un même volume de ce milieu. L’expression se retrouve dans Mersenne Marin, Les nouvelles pensées de Galilée, éd. Costabel et Lerner, I, p. 59 : « le milieu ôte autant de la pesanteur du mobile, comme le dit milieu, de même volume que le mobile, est pesant ». Pascal l’énonce sous une autre forme : « Un corps qui est dans l’eau y est porté de la même sorte que s’il était dans un bassin de balance, dont l’autre fût chargé d’un volume d’eau égal au sien ». Il consacre alors un long développement à montrer que, selon que varient le poids spécifique d’un corps immergé dans un liquide et celui du liquide, on observe des effets différents : certains corps remontent à la surface, d’autres s’enfoncent jusqu’au fond, d’autres demeurent entre deux eaux.

 

 Figure de Mersenne.

 

Le même principe explique selon Pascal pourquoi un seau plongé dans un puits, lorsqu’on le remonte, paraît moins lourd lorsqu’il est encore dans l’eau, et plus lourd lorsqu’il en est sorti.

 

 Le puits de Pascal à Port-Royal des Champs.

 

 

Le fragment Divertissement 7 reprend les mêmes procédés d’argumentation apparentés à la physique que Divertissement 4 et Divertissement 5.

 

Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure.

 

Le manuscrit fait de ces mots un texte à part, entouré d’un trait courbe de séparation.

Creux et plein d’ordure : ce n’est pas une contradiction. Creux ne signifie pas vide. Il faut bien que le cœur soit creux pour qu’il soit plein de quelque chose. En fait creux signifie aussi dépourvu de substance.

Ordure : saleté, corruption, puanteur (Furetière). Si l’on voyait le dedans de notre corps, on le trouverait plein d’ordure, de vilains excréments. Se dit figurément en choses morales : les âmes des pécheurs sont pleines d’ordures et de mauvaises humeurs.

Faute de ponctuation, on peut se demander si c’est un titre de chapitre, ou une exclamation.

Peut-on associer ce texte au texte principal de Divertissement 7 ? Ce n’est pas une conclusion directe du texte principal, qui ne dit rien de tel. On peut établir une liaison entre les deux parties à l’aide du fait que le cœur de l’homme est ici présenté comme une sorte de réceptacle que n’importe quel objet peut venir remplir. Mais rien dans la première partie n’appelle le terme d’ordure. Ce mot, qui suppose un jugement moral appuyé sur un critère absent de la première partie du texte, ne relève pas de l’observation anthropologique pure, mais renvoie à la conception religieuse de la corruption du cœur de l’homme. Il s’agit donc d’une réflexion correspondant à un point de vue supérieur dont il est nécessaire de marquer la différence avec le corps principal du texte.