Fragment Excellence n° 2 / 5  – Papier original : RO 265-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Excellence n° 239 p. 85 / C2 : p. 112-113

Éditions de Port-Royal : Chapitre XX - On ne connoist Dieu utilement que par Jésus-Christ : 1669 et janv. 1670 p. 153 / 1678 n° 2 p. 151

Éditions savantes : Faugère II, 114, II / Havet X.5 / Michaut 544 / Brunschvicg 543 / Tourneur p. 233-1 / Le Guern 179 / Lafuma 190 / Sellier 222

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Bibliographie

 

 

BOUCHILLOUX Hélène, “La critique des preuves de l’existence de Dieu et la valeur du discours apologétique”, in COMTE-SPONVILLE André (dir.), Pascal philosophe, Revue internationale de philosophie, n°1 / 1997, p. 5-29.

BOUILLIER Francisque, Histoire de la philosophie cartésienne, Troisième édition, I, p. 549.

CARRAUD Vincent, Pascal et la Philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1992.

COUSIN Victor, Œuvres, IVe série, Littérature, Blaise Pascal, p. 25.

DAVIDSON Hugh M., The origins of certainty. Means and meanings in Pascal’s Pensées, The University of Chicago Press, 1979.

DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886.

GUION Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002.

MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 21 sq.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 414-425.

MESNARD Jean, “Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous forme de fragments ?”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses,  Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 363-370.

PASCAL Blaise, Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 167.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal ; 2e éd. augmentée, Paris, Champion, 2010, p. 157 sq.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

Préface.

 

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 157 sq. Le mot Préface mis en marge est un titre que l’on néglige souvent. Il annonce la rédaction du fragment Laf. 781, Sel. 644, qui présente une préface de la seconde partie de l’apologie.

On peut se demander pourquoi et comment un projet de préface peut se trouver classé au milieu de l’ensemble des liasses ? Pascal semble avoir prévu de placer une préface à la seconde partie de son livre, qui, selon le fragment Laf. 781, Sel. 644, devait s’ouvrir par une critique de l’hardiesse avec laquelle certains apologistes « entreprennent de parler de Dieu ». Pascal insiste sur le fait que prétendre prouver Dieu par des preuves métaphysiques ou naturelles trahit une méconnaissance non seulement de la nature de l’homme, qui n’est pas capable de tirer utilement parti de telles preuves, mais surtout de la nature de Dieu, qui n’est pas seulement l’auteur des vérités éternelles, mais surtout un Dieu caché, qui ne se connaît que par la médiation de Jésus-Christ.

L’indication de la nécessité de cette préface ne se comprend que si l’on connaît la méthode de rédaction de Pascal par terrains de travail séparés, qui ne trouvent leur unité qu’à la fin du processus de rédaction, chaque « chantier » faisant l’objet d’une élaboration autonome. Il est naturel que Pascal prévoie d’affecter à chaque partie une préface qui permette d’un présenter l’objet et de la situer dans l’ensemble du livre.

C’est ce qu’il a fait d’une manière un peu différente dans la seconde impression du Triangle arithmétique, lorsqu’il a remanié la structure de l’impression en latin du Triangulus arithmeticus, en détachant pour chacun des traités connexes un Usage du triangle arithmétique correspondant (OC II, éd. J. Mesnard, p. 1300). Sur ce point, voir l’étude de Mesnard Jean, “Pourquoi les Pensées de Pascal se présentent-elles sous forme de fragments ?”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses,  p. 363-370.

 

Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu et quand cela servirait à quelques‑uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés.

 

Impliqué n’a droit à aucune définition ni dans Furetière, ni dans le Dictionnaire de l’Académie.

Corneille, qui emploie le mot implexe, renvoie dans l’Examen de Cinna au latin implectere, qui signifie entrelacer, entremêler, pour désigner les tragédies dont l’intrigue comporte un grand nombre de fils étroitement mêlés et de multiples rebondissements inattendus. Corneille souligne aussi que cette multiplicité d’intrigues engendre souvent un certain embarras (nuance qui remonte aussi au latin). Nous dirions aujourd’hui complexe.

Mais dans le présent fragment, le terme impliqué enferme une idée supplémentaire, issue de la logique : impliquer, c’est envelopper une ou plusieurs conséquences dans un même raisonnement. Voir Lalande André, Vocabulaire, p. 482. On dit qu’une proposition en implique une autre si la seconde résulte nécessairement de la première, c’est-à-dire si la première étant donnée, la seconde est posée par là même avec la même valeur et aux mêmes conditions.

Pascal entend donc que les preuves métaphysiques de Dieu se composent d’une argumentation comportant un enchaînement étroit de conséquences nombreuses et difficiles à suivre. Il pense sans doute aux Méditations de Descartes, dans lesquelles la suite des conséquences s’avère extrêmement dense, comme l’a montré l’ouvrage de M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons. Il n’est pas exclu que Pascal ait eu aussi d’autres auteurs en vue.

Le mot métaphysique est un hapax dans les Pensées. Voir Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 323. Il a ici son sens propre de théologie naturelle, de partie de la philosophie dans laquelle l’esprit s’élève au-dessus du monde des êtres créés et corporels pour considérer ce qui les fonde, et non celui qui a cours au XVIIe siècle dans le langage courant : abstrait, sans consistance et quasi sans réalité (Pascal parle, dans les Écrits sur la grâce, d’une supposition métaphysique pour désigner une hypothèse qui n’est marquée d’aucune réalité effective).

Pascal récuse les preuves naturelles de l’existence de Dieu en général. Dans le fragment Laf. 781, Sel. 644, il soutient que celles que l’on tire de la physique et du spectacle de la nature sont plus propres à détourner de la religion qu’à en persuader les hommes : pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux‑là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa  preuve avec un tel discours c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris. Dans le présent fragment, il montre en quoi celles que les philosophes prétendent tirer de la métaphysique ne valent pas mieux.

Gouhier Henri, B. Pascal. Conversion et apologétique, p. 138 sq. Pascal pose le problème de la valeur des preuves métaphysiques : s’agit-il de preuves insuffisantes pour prouver Dieu, ou impuissantes au sens d’inefficaces du point de vue psychologique ?

Bouillier Francisque, Histoire de la philosophie cartésienne, Troisième édition, I, p. 549. Pascal traite les preuves physiques encore plus mal que les preuves métaphysiques.

Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent ; c’est la portion des Juifs. Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même.

Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.

Les reproches que Pascal adresse aux preuves métaphysiques, mais aussi aux preuves physiques et aux preuves naturelles en général, sont les suivants.

Ces preuves sont inefficaces du point de vue psychologique. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 61 sq. Ces preuves sont compliquées, comme en témoignent par exemple les Méditations métaphysiques de Descartes. Elles sont, par leur complication, hors de la portée de la plupart des hommes. Voir sur ce point Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 217 sq. Les preuves métaphysiques sont inaccessibles et inefficaces pour la presque totalité des hommes. Référence à saint Augustin. Voir aussi Davidson Hugh, The origins of certainty, p. 14, sur la faiblesse des preuves métaphysiques en raison de leur complexité et leur éloignement du raisonnement courant. Pascal oppose implicitement ces raisonnements abstraits à sa propre rhétorique, celle de Salomon de Tultie telle que la définit le fragment Laf. 745, Sel. 618 : La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie est la plus d’usage qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. Fénelon dira aussi que les preuves métaphysiques ne sont pas à la portée de tout le monde  dans son Traité de l’existence de Dieu, I, 1, et II, II.

Même à l’égard des personnes qui les comprennent, leur complication les empêche de se graver efficacement dans la mémoire. L’impression qu’elles peuvent faire n’est jamais durable ni profonde. Voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 220 : même pour ceux à qui elles servent, ce n’est que pour un moment. Référence à saint Augustin.

Du strict point de vue de l’art de persuader, ces preuves sont donc absolument inefficaces.

Quand bien même elles seraient persuasives, elles n’en seraient pas meilleures, pour plusieurs raisons. Celui qui se persuade d’avoir découvert Dieu par des preuves métaphysiques attribue nécessairement cette découverte à sa seule raison naturelle, et par conséquent à lui-même ; il s’en attribue donc implicitement ou non le mérite, et tombe dans l’orgueil : c’est ce qu’indique la citation finale de ce fragment. Mais Pascal avait déjà développé ce point dans la liasse Philosophes, écrite contre la « superbe diabolique » des stoïciens. Le seul fait de rechercher des preuves métaphysiques témoigne donc d’un manque d’humilité qui est la première qualité nécessaire dans une vraie recherche.

A fortiori, elles sont incapables de toucher le cœur, ce qui serait pourtant l’essentiel dans le processus de la conversion. Pascal le dit clairement dans Conclusion 1 (Laf. 377, Sel. 409), Il y a loin de la connaissance de Dieu à l'aimer. Le plus grave défaut des preuves métaphysiques est leur inadéquation à leur objet : elles ne prouvent pas ce qu’elles prétendent prouver, tout simplement parce que la vraie connaissance de Dieu par le cœur n’est pas une affaire de démonstration. Voir Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329) : Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour ; cela serait ridicule. J.-C., saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire. En effet, selon Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même.

En tout état de cause, ce qui rend les preuves métaphysiques de Dieu incapables de prouver Dieu, c’est qu’elles se trompent d’objet : ce ne sont pas des moyens qui ne sont pas appropriés à la fin ; voir Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425. Elles ne peuvent prouver qu’un Dieu abstrait, auteur des vérités éternelles, ce qui conduit au déisme, que Pascal estime aussi contraire à la religion chrétienne que l’athéisme. Voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690) : Ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel ; ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire ; or, le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent ; c’est la portion des Juifs. Mais tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.

Ces preuves ne conduisent pas au seul nécessaire, qui est Jésus-Christ crucifié et médiateur  entre les hommes et Dieu : voir Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690), et Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221), Nous ne connaissons Dieu que par J. C. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. Par J. C. nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans J. C. n’avaient que des preuves impuissantes. Voir Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 312 sq. : ces preuves ne font pas entrer dans le mystère de Jésus-Christ.

Il faut ajouter que l’idée que la raison naturelle puisse par sa seule force découvrir Dieu contredit directement qu’il est un Dieu caché : voir Laf. 781, Sel. 644 : Ce n’est pas de cette sorte que l’Écriture qui connaît mieux les choses qui sont de Dieu en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché et que depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée. Nemo novit Patrem nisi Filius et cui Filius voluerit revelare.

Par conséquent, ces preuves n’ont pas de valeur religieuse : voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 65 sq. Inefficacité psychologique des preuves de Dieu.

Les preuves métaphysiques, qui conduisent au déisme, sont donc en réalité sans force aussi bien pour que contre la vérité de la religion chrétienne : « qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le déisme, ils n’en concluront rien contre la religion chrétienne, qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption et du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine. »

Pascal ne mentionne pas ici la raison la plus profonde, peut-être, de son hostilité aux preuves naturelles de Dieu. C’est que si la raison suffit pour connaître Dieu, les hommes n’avaient pas besoin que le Christ s’incarne et se fasse mettre en croix pour le révéler ; la prétention des philosophes de démontrer l’existence de Dieu et d’en connaître la nature conduit à rendre inutile le sacrifice du Christ. Voir le fragment Laf. 808, Sel. 655 : Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.

Ces remarques  témoignent du souci, toujours profond chez Pascal, de l’art de persuader et de l’efficacité des preuves. Ce point a été souligné au XIXe siècle, en termes sans doute un peu exagérés, par Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 80. Pascal n’est pas un théoricien, mais un homme d’action ; il n’a pas à trouver la vérité, mais à la communiquer, pour propager la foi et convertir. Descartes s’enferme dans son poêle, Pascal « au grand jour et dans la société, produit des preuves qui, sous peine d’être stériles, doivent joindre au mérite d’être justes, celui de gagner l’assentiment. L’un se contente d’avoir raison, l’autre n’a rien fait si, ayant raison, il n’a pas su persuader qu’il a raison. Or, il ne suffit pas de dire vrai pour être cru... »

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, p. 403 sq. Peut-on avoir la certitude de l’existence de Dieu hors la foi ? Pour Port-Royal, les preuves de Dieu existent, et il est nécessaire d’en parler, pour adopter le point de vue de l’athée que l’on tente de convertir. Bien que seule la foi en Jésus-Christ puisse nous sauver, puisque beaucoup d’hommes refusent d’admettre l’autorité de l’Évangile, il faut commencer par leur parler un langage qui leur soit intelligible, raisonner avec eux en partant des seules lumières qu’ils acceptent, celles de la raison. Comme l’écrit Nicole dans son Discours contenant en abrégé les preuves naturelles de l’existence de Dieu, et de l’immortalité de l’âme : « Comme les libertins et les impies rejettent presque toutes les preuves qui se tirent de l’autorité des livres saints, dont ils croient saper les fondements en niant l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, ceux qui défendent la religion contre eux ont cru qu’ils devaient avoir recours à des raisons naturelles, comme à des principes communs qu’ils ne pourraient pas désavouer. » Mais les preuves rationnelles sont inutiles hors la foi : p. 413-414. Pascal semble avoir estimé au contraire que non seulement elles ne sont pas nécessaires, mais que l’exposé des preuves rationnelles est un obstacle à la grâce, et non un instrument : p. 415. La conclusion logique de ces preuves rationnelles, c’est le déisme, qui est une impasse et non une étape. Celui qui y sera parvenu s’y installera et laissera désarmés les apologistes maladroits qui l’auront conduit là. Critique du déisme : p. 416-417. Pascal sait que l’art de se mettre à la place d’autrui implique qu’on le connaisse justement assez bien pour ne pas se laisser prendre au piège que tend son amour-propre ; il ne faut pas toujours accepter la discussion sur le terrain qu’on propose, mais souvent la transporter ailleurs : p. 419. Cependant ses premiers éditeurs ne l’ont pas compris ; tantôt on suggère que l’œuvre achevée aurait comblé cette lacune, tantôt on affirme qu’on ne trouvera pas de preuve métaphysique, mais qu’en réalité il y en a, quoiqu’on ne les voie pas parce qu’on les cherche mal, tantôt qu’il n’y en a pas effectivement, mais par pure tactique.

Le refus des preuves métaphysiques par Pascal a une portée philosophique : voir Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 310 sq. Par son refus des preuves métaphysiques, Pascal remet en cause l’ambition cartésienne de prouver l’existence de Dieu : p. 311. Le premier reproche qu’il leur fait est leur difficulté et leur imperfection, qui les rendent peu convaincantes ; d’autre part ces preuves ne font pas entrer dans le mystère de Jésus-Christ : p. 312. Sens du reproche d’inutilité : p. 314. Au surplus, le but d’un discours sur Dieu ne se résume pas dans la connaissance de Dieu, car comme Pascal l’a dit dans la liasse Philosophes, connaître Dieu expose à l’orgueil. Il s’agit de le faire aimer, ce que les preuves ne peuvent faire : p. 314.

Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002, p. 201. Nicole refuse de condamner les preuves métaphysiques, qu’il n’est pas « raisonnable » de « décrier » ; voir Traité de l’éducation d’un prince, seconde éd., 1671, p. 122 ; Essais de morale, 2e vol., 1733, p. 26.

 

Pour approfondir… (Preuves métaphysiques)

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Quod curiositate cognoverint, superbia amiserunt.

 

Le problème posé par la leçon cognoverit 1, qui est incontestablement celle du manuscrit, touche d’une part le temps et le mode du verbe, d’autre part le nombre.

La forme la plus normale et la plus conforme au texte de saint Augustin (Quod curiositate invenerunt, superbia perdiderunt) serait cognoverunt, que plusieurs éditeurs acceptent.

Cognoverit ou le pluriel cognoverint (qui est la leçon des Copies et de l’édition de Port-Royal) peuvent être soit un futur antérieur de l’indicatif, soit un parfait du subjonctif. Dans le cas présent, le futur antérieur dans la subordonnée ne semble pas recevable : ce qu’ils auront connu par la curiosité, la superbe le leur a fait perdre n’a guère de sens.

Pour pouvoir être au subjonctif, cognoverit ou cognoverint ne peuvent être que des parfaits. En apparence, cette hypothèse est exclue, car en grammaire latine classique, le parfait du subjonctif ne s’emploie alors que lorsque le verbe principal est au présent ou au futur, si on veut indiquer que l’action exprimée par le verbe est antérieure à l’action exprimée par le verbe principal. Or amiserunt est un parfait de l’indicatif. Cette deuxième solution semble donc exclue aussi.

Toutefois, la règle de concordance des temps peut être plus souple qu’en langue classique, et le parfait cognoverint peut être considéré comme un conditionnel éventuel : la concordance traditionnelle ne s’applique pas ici, car le parfait du subjonctif est considéré à tort dans la consecutio temporum comme un temps exclusivement présent ; aussi le subjonctif parfait doit-il être traité comme temps passé véritable lorsque le contexte lui confère cette fonction. Pascal n’a donc pas commis de solécisme sur le temps, et la leçon cognoverint peut être acceptée, comme une adaptation de la citation originale d’Augustin. Le changement de mode peut être mis en rapport avec la substitution du verbe cognoscere (connaître) à l’original invenire (trouver). En tout état de cause, la forme cognoverint ne semble pas avoir choqué les éditeurs de Port-Royal, qui l’ont conservée dans l’imprimé de 1670.

Reste le problème du nombre. S’agit-il d’un singulier comme le veut le manuscrit (cognoverit), ou d’un pluriel comme le demande l’original de la citation ? Le singulier implique que l’on oppose un individu bien identifié à un groupe impliqué par le pluriel amiserunt. Ce groupe, d’après le texte source de saint Augustin, représente les philosophes platoniciens (et non pas les « quelques-uns » de la première partie du fragment). On peut penser à Platon : Pascal opposerait Platon, supposé parvenu par curiosité à connaître Dieu, aux platoniciens, à qui leur superbe a fait perdre cette découverte. Mais rien ne permet de confirmer une telle interprétation.

Nous adoptons donc la leçon cognoverint.

 1 Nota : nous remercions nos collègues Colette Bodelot et Rémy Poignault pour les renseignements qu’ils nous ont fourni.

Pascal applique ainsi aux philosophes les versets 20-21 du premier chapitre de l’Épître aux Romains : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses créatures nous en donnent ; et ainsi ces personnes sont inexcusables ; 21. Parce qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces, mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres ».

Sellier Philippe, “Jésus-Christ chez Pascal”, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 505 ; et Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 58 sq., sur le cas historique des platoniciens constamment célébrés par saint Augustin, même si leur orgueil leur a fait perdre ce que la curiosité leur avait permis de connaître ; le livre de La cité de Dieu affirme la découverte de l’existence de Dieu par Platon ; saint Augustin a consacré aux platoniciens le Sermon 141 De verbis Domini 55, 1-2, où Pascal a trouvé la formule  « Quod curiositate invenerunt, superbia perdiderunt », que Excellence 2 change en « quod curiositate cognoverint, superbia amiserunt ». Deux sous-titres y résument la pensée d’Augustin : « Veritas a philosophis huius saeculi inventa, non via », et « Christus factus via ». Voir la traduction partielle du sermon dans Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 59-60. Les néoplatoniciens ont trouvé la vérité, mais ils n’ont pas pu en persuader grand monde ; il ne faut donc pas suivre leur exemple et tenter de persuader les hommes par des preuves métaphysiques.

La curiosité, c’est-à-dire, en style théologique, la libido sciendi, le désir intempérant de savoir, conduit à rechercher Dieu sans passer la médiation de Jésus-Christ. Mais se croire en mesure de communiquer directement avec Dieu, toujours sans recourir au Christ, ne peut être que l’effet de la superbia, c’est-à-dire de l’orgueil. Comme cet orgueil est directement opposé à l’humilité qui convient à l’homme face à Dieu, il est naturel que ceux-là même qu’il inspire perdent bientôt Dieu, soit qu’ils se fassent une idole du dieu qu’ils ont trouvé, soit qu’ils tombent dans le déisme, dont Pascal pense qu’il est aussi incompatible avec la religion chrétienne que l’athéisme.