Fragment Excellence n° 4 / 5  – Papier original : RO 374-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Excellence n° 241-242 p. 85 v° / C2 : p. 113

Éditions savantes : Faugère II, 316, IX / Havet XXV.173 / Michaut 604 / Brunschvicg 549 / Tourneur p. 233-3 / Le Guern 180 / Lafuma 191 / Sellier 224

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Bibliographie

 

 

Saint BERNARD, Sermon sur le cantique, Sermon 84.

ICARD Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, Champion, 2010, p. 420.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Il est non seulement impossible mais inutile de connaître Dieu sans Jésus-Christ.

 

La gradation qui va de l’impossible à l’inutile est étrange : ce qui est impossible est naturellement a priori inutile ; on attendrait donc plutôt l’ordre inverse. Mais l’exemple des philosophes qui ont tenté de connaître Dieu sans passer par le Christ médiateur témoigne assez, pour Pascal, que l’impossibilité leur est rarement une raison pour ne pas tenter l’entreprise.

D’autre part, il faut connaître le vrai Dieu pour mesurer à quel point il est impossible de le connaître sans passer par Jésus-Christ. Les philosophes, empêchés par leur conception étroite et abstraite de Dieu, peuvent parfaitement se lancer dans la recherche sans savoir qu’elle est impossible, et sans se rendre compte qu’elle est inutile. En réalité, l’inutilité de la recherche par voie rationnelle tient moins à ce qu’elle est impossible, qu’au fait qu’elle ne peut révéler que la divinité abstraite des déistes, ce qui constitue en quelque sorte une erreur sur la personne (quiproquo). L’ordre suivi par Pascal dans ce fragment est donc plutôt psychologique que strictement logique.

 

Ils ne s’en sont pas éloignés mais approchés ;

 

Les personnes en question sont les philosophes qui ont cru trouver Dieu sans Jésus-Christ, c’est-à-dire Platon et les platoniciens, et les stoïciens comme Épictète (voir l’Entretien avec M. de Sacy). Pascal les oppose sans doute à d’autres philosophes, notamment les épicuriens, que leur athéisme a éloignés de Dieu.

 

 ils ne se sont pas abaissés

 

La formule fait sans doute là aussi allusion aux épicuriens, qui abaissent l’homme au rang des bêtes par la manière dont ils assignent pour fin à la nature humaine la seule recherche du plaisir. Dans les années 1660, selon Busson Henri, La religion des classiques, p. 220, on réagit contre l’idée que les épicuriens aient voulu « rendre l’homme à la condition des bêtes et en faire un pourceau » ; dans ses Lettres, XII, 1682, Méré se plaint de que « cet admirable génie qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs d’œuvre d’esprit et d’invention », « parce qu’il était persuadé qu’on n’est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur », a été « regardé comme l’auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie ». Pascal estime qu’Épicure est de ceux qui ont égalé l’homme aux bêtes. Voir A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182).

Les stoïciens, eux, ont su assigner à l’homme une fin plus élevée : voir sur ce point le résumé de la morale d’Épictète dans l’Entretien avec M. de Sacy.

L’opposition est marquée avec plus d’ampleur dans Preuves par discours II (Laf. 430, Sel. 683) : Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a faits pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre. « Haussez la tête, hommes libres », dit Épictète. Et les autres lui disent : Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon.

 

mais quo quisque optimus eo pessimus si hoc ipsum quod sit optimus ascribat sibi.

 

La citation latine effectue un renversement du pour au contre par lequel les vertus que Pascal a d’abord mentionnées chez les philosophes platoniciens et stoïciens s’avèrent en réalité se retourner contre eux.

Pascal applique aux philosophes les versets 20-21 du premier chapitre de l’Épître aux Romains : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité sont devenues visibles depuis la création du monde, par la connaissance que ses créatures nous en donnent ; et ainsi ces personnes sont inexcusables ; 21. Parce qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces, mais ile se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres ».

Icard Simon, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux (1608-1709), Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, p. 420. La citation de saint Bernard porte sur ceux qui ont prétendu connaître Dieu sans Jésus-Christ.

Saint Bernard, Sermon sur le cantique, Sermon 84. « Meilleur on est, pire on devient, si on s’attribue à soi-même ce par quoi on est bon ». L’édition des Sermons sur le cantique de 1663 traduit : « car c’est une chose certaine et indubitable que celui-là est d’autant plus méchant qu’il paraît meilleur, lorsqu’il s’attribue ce qui le fait paraître si bon ». C’est de ce sermon, intitulé Que l’âme ne chercherait jamais Dieu, si Dieu ne la prévenait par sa grâce, et ne cherchait auparavant, que Pascal a pu s’inspirer pour écrire dans le fragment Pensée n° 8H-19T recto (Laf. 919, Sel. 751), tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé..

Cette citation de saint Bernard n’est qu’une autre manière d’exprimer ce que disait déjà la citation de saint Augustin dans le fragment Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222). Quod curiositate cognoverunt, superbia amiserunt.

L’excellence, dans quelque domaine que ce soit, expose à une chute d’autant plus catastrophique qu’elle était plus exceptionnelle. Pascal l’a dit dans le fragment Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155) : La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d’autant plus qu’ils en ont pris pour preuve la grandeur et les autres concluant la grandeur avec d’autant plus de force qu’ils l’ont conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n’a servi que d’un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut.

Corneille ne fait pas dire autre chose à Horace, au cours de son procès de l’acte V de la tragédie éponyme.

 

Le problème de la vertu des païens

 

Cet argument n’est qu’un cas particulier de la doctrine augustinienne sur la fausseté de la vertu des païens.

Le problème de la vertu des païens a été discuté tout au long du XVIIe siècle. Le principe est contenu dans la règle rapportée dans Orcibal Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 255 : « S’il y a quelque affection du cœur ou quelque œuvre de l’homme de bien qui ne soit pas charité, elle n’est pas bonne ».

Si toute vertu vient de ce que l’âme rapporte à Dieu ses volontés, peut-on appeler vraiment vertueuses les actions des païens qui ne croyaient pas en Dieu ? Le problème remonte à saint Augustin, qui s’était interrogé sur les vertus des philosophes à Rome : voir saint Augustin, Cité de Dieu, I, Liv. V, Bibliothèque augustinienne, p. 705, et Liv. XIX, p. 165 : Augustin pense qu’il n’y a pas de vraies vertus chez les païens, mais seulement des vices déguisés, parce qu’elles ne sont pas rapportées à Dieu. Voir p. 766, n. 23.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 260 sq. Les vertus des païens. Références augustiniennes : p. 260 sq. Les païens, livrés à eux-mêmes, n’ont que des vertus apparentes, qui sont en général plutôt des vices. Voir La cité de Dieu, XIX, 24-25 ; XIV, 9, n. 6. Actions bonnes, mais inutiles au salut : p. 262. Les thèses pélagiennes qui affirmaient que les anciens justes, comme Socrate, devaient être sauvés, ont reparu au moment où Pascal écrit, sous la plume du P. Antoine Sirmond et de La Mothe Le Vayer, auteur du De la vertu des païens, 1641 : p. 263. Voir le livre d’Arnauld, De la nécessité de la foi en Jésus-Christ, 1641.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 150. Saint Augustin et les vertus de l’homme sans la grâce. Dans la corruption, les hommes n’ont que des vertus apparentes, qu’il faut même appeler des vices : p. 152. Saint Augustin admet bien qu’il y a des degrés dans les vertus païennes, et il marque parfois sa préférence pour la grandeur des Romains et des Stoïciens. Mais selon lui, si certains hommes vivent dans une certaine vertu, quoiqu’ils ne soient pas chrétiens, leurs actions, bonnes en elles-mêmes, sont inutiles pour leur salut : p. 154. Les vertus des Romains sont purement apparentes, car elles cachent le désir secret de la gloire.

Saint Thomas, Somme et In sentent, dist. XVIII, art. IV, ad IVe.

Saint Thomas, In Ep. ad Rom. Comm., c. X, lect. III.

Saint Thomas, Quaest. Disp. de veritate, q. XIV, art. 11.

Jansénius Cornelius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, De statu naturae lapsae, Liber quartus, Prosequitur argumentum de viribus liberi arbitrii post peccatum, Caput octavum, Utrum virtutes philosophorum verae virtutes, an vitia sint, et quare ?, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640, col. 581 sq. 

Arnauld Antoine, Seconde apologie de M. Jansénius, III, XVIII, Œuvres, XVII, p. 321 sq. « Qui oserait dire que ceux-là aient agi par le mouvement de cet amour divin, que l’Écriture nous témoigne avoir été dans une ignorance profonde du vrai Dieu ; avoir été sans Dieu en ce monde, comme dit saint Paul, Sine Deo in hoc mundo ? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît point ; et n’est-ce pas de ces païens que le prophète roi dit : Répandez votre colère sur les nations qui ne vous connaissent point, et sur les royaumes qui n’adorent point votre nom ? Il doit donc demeurer pour constant et pour assuré que toutes les actions de cette infinité de païens, qui ont vécu dans l’ignorance du vrai Dieu, n’ont pu procéder d’aucun mouvement de son amour, ni, par conséquent, être autres que des péchés » : p. 321. Cas des rares hommes qui « par la considération des choses visibles », se sont élevés « à la contemplation des invisibles » : « la connaissance qu’ils ont eue de Dieu n’a servi qu’à les rendre pires, et à les précipiter dans des désordres horribles ; parce que l’ayant connu, ils ne l’ont pas glorifié, et ne lui ont pas rendu grâces ». On ne peut trouver d’amour de Dieu « dans ces ingrats et dans ces superbes, qui se sont égarés dans leurs pensées et qui ont mieux aimé servir à la créature que d’adorer le créateur » : p. 321-322.

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, p. 132 sq. Les vertus des païens sont des vices déguisés.

Pascal traite directement le problème de la vertu des païens à propos des Stoïciens dans la liasse Philosophes. Voir Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175) : Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes. Et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure. Mais s’ils s’y trouvent répugnants, s’[ils] n’[ont] aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes et que pour toute perfection ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux ! Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes. Pascal aborde aussi le problème dans la quatrième Provinciale.

On n’est pas loin de La Rochefoucauld : voir La Rochefoucauld, Maximes, première éd., Discours de La Chapelle-Bessé, éd. Truchet, p. 272 sq. Exemple de Lucrèce, de Sénèque, Socrate, Platon, Aristote, dont la vertu se réduit à savoir cacher leurs vices : p. 273-274.