Principes et développement de l’apologie

de la religion chrétienne de Pascal

 

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Pascal reprend alors le problème à la racine, et dans la liasse A P. R., et fait l’état des conditions auxquelles doit satisfaire toute doctrine qui prétend tenir lieu de vérité.

La première donnée de ce nouveau problème concerne la nature de la vérité : la recherche d’ordre philosophique a échoué parce que sa base était vicieuse, du fait qu’on s’est appuyé sur les principes de la raison. Il faut admettre que désormais, la vérité cherchée ne soit pas un produit de la raison naturelle, mais qu’elle provienne d’une origine autre que l’homme. En d’autres termes, elle doit nécessairement provenir d’une révélation dont l’origine soit extérieure aux facultés naturelles de l’homme, c’est-à-dire être d’ordre religieux. C’est donc tout l’état de la question qui se trouve transformé.

Il en découle que toute doctrine qui prétendra apporter la vérité doit contenir une part de mystère. Si la vérité est d’origine surnaturelle, il est normal que par certains côtés elle dépasse les capacités de la raison humaine, faute de quoi elle lui serait purement et simplement soumise. Une religion qui serait purement rationnelle et n’enfermerait aucun mystère serait fausse par définition.

En revanche, une religion qui serait entièrement mystérieuse serait aussi inacceptable. Pour qu’une religion ne s’impose pas de façon tyranniquement dogmatique, il faut que ce soit la raison elle-même qui juge qu’elle doit céder devant elle. La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle doit se soumettre (Soumission 8 - Laf. 174, Sel. 205) pour pouvoir à nouveau fonctionner sainement, sans tomber constamment dans des contradictions. Autrement dit, c’est la raison même qui s’impose une sorte d’abdication de ses propres prétentions, et admet qu’elle doit se soumettre, mais en contrepartie, une fois admis des principes issus de la Révélation, c’est à elle d’en tirer les conséquences. La formule qui résume ce point central de l’apologétique de Pascal sert de titre à l’une des liasses clés : Soumission et usage de la raison. Soumission pour les dogmes révélés, mais usage de la raison pour juger de leur crédibilité, et pour tirer les conséquences qui en découlent. C’est à ce prix que la religion peut à la fois peut révéler une transcendance et être autre chose qu’une source d’obscurantisme et de superstition.

Cependant si l’enquête philosophique a échoué globalement, elle n’en a pas moins révélé certaines conditions auxquelles doit répondre une religion vraie, qui permettent d’orienter la recherche.

Certaines conditions touchent la nature de l’homme. Il y a du vrai à retenir dans Montaigne et Épictète. Deux faits demeurent indiscutables : la nature humaine comporte des aspects de grandeur et de misère, que les philosophes ont vus chacun partiellement. Pour être complète, la vérité doit affirmer les deux à la fois, et résoudre la contradiction en exposant sa cause et son origine.

D’autre part, la vraie religion doit aussi satisfaire ce que L’Art de persuader appelle les principes du désir : elle doit montrer qu’il existe en Dieu le souverain bien que l’homme cherche. Mais il faut aussi qu’elle reconnaisse qu’un nombre considérable d’hommes refuse ce bien, et enfin qu’elle explique ces « oppositions à Dieu et à notre propre bien ». Autrement dit, la vraie religion doit pouvoir expliquer l’existence de ceux qui ne croient pas en elle.

Enfin il faut que sa morale soit efficace, ni désespérante comme celle des athées, ni surhumaine comme celle des stoïciens, donc qu’elle enseigne les remèdes aux misères de l’homme, avec les moyens de les obtenir.

A l’aide de ce crible, Pascal est donc conduit dans la seconde partie de son apologie, à examiner toutes les religions qui peuvent prétendre révéler aux hommes la vérité, pour voir si elles remplissent mieux les conditions que la chrétienne.

La « religion naturelle », le déisme, est exclue par le fait qu’elle ne comporte ni révélation ni mystère. Pascal a aussi entamé un important travail de documentation sur les religions dont il entendait établir la fausseté. Il s’est documenté aux meilleures sources disponibles, notamment le De veritate religionis christianae de Hugo Grotius qui le renseignait sur l’islam, et le Pugio fidei adversus Judaeos et Mauros de M. Martini. Il semble aussi avoir abordé les livres des missionnaires jésuites sur l’histoire de la Chine, dont les chronologies dépassaient largement en antiquité celles de la Bible. Le manuscrit des Pensées témoigne cependant que ses recherches dans ce domaine n’ont pas pu dépasser l’état d’ébauche.

En revanche,sa connaissance de la Bible lui a permis d’avancer dans la preuve que la religion chrétienne répondait aux exigences formulées plus haut.

Il s’agit bien d’une religion révélée par l’Écriture. Mais son autorité s’impose sans tyrannie, car une fois que la raison en a accepté pour principes les dogmes fondamentaux, elle fournit des preuves historiques qui confirment a posteriori sa vérité.

La doctrine du péché originel rend compte de la dualité de la grandeur et de la misère en l’homme et dénoue la contradiction en distinguant pour ainsi dire les deux aspects de la nature dans les deux temps, prélapsaire et postlapsaire. La misère de l’homme est la conséquence de la corruption infligée à sa nature par le péché originel, tel que la Bible l’expose dans le récit de la Genèse, et du règne de la concupiscence dans son cœur de l’homme. Les traces de grandeur sont en revanche un vestige de sa nature pure, telle qu’elle était avant la faute. Du même coup, la doctrine du péché explique, par l’obscurcissement du cœur qu’il a entraîné, pourquoi beaucoup ne croient pas ; et celle de la grâce et de la prière enseigne les remèdes aux maux de l’homme et les moyens de les obtenir. On ne peut pas objecter que cette résolution repose sur un principe mystérieux qui choque notre raison, la transmission du péché d’Adam à sa descendance. Ce mystère est nécessaire, et il éclaircit l’état de la nature humaine : Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. (Contrariétés 14 - Laf. 131, Sel. 164)

Enfin la religion chrétienne révèle à l’homme que son souverain bien réside en un Dieu d’amour.

Il reste encore à Pascal qu’à confirmer sa thèse par des arguments historiques. C’est l’objet des liasses consacrées aux prophéties de l’Ancien Testament, sur lesquelles Pascal travaillait encore lorsque la mort l’a interrompu. Ce dernier temps de l’apologie repose sur l’idée que la religion chrétienne est la seule entre toutes les religions révélées qui bénéficie d’une annonce qui remonte à la plus haute antiquité, et qui doit être reconnue comme un « miracle subsistant », c’est-à-dire un fait historique massif inexplicable par des raisons purement naturelles. S’appuyant sur la Bible, dont il a une connaissance approfondie, Pascal cherche alors à établir que l’Ancien Testament est l’annonce et la préfiguration de la religion du Christ.

Toutefois, ce programme exige une démonstration préalable, qui enrichit l’Apologie d’importants développements d’ordre herméneutique. Comme l’indique Pascal, la preuve que les prophéties de l’Ancien Testament sont bien accomplies dans le Nouveau n’est recevable que si l’on peut entendre ces prophéties doivent être entendues non pas au sens littéral ou « charnel », mais au sens figuré ou « spirituel » : le Christ remplit bien les prophéties annonçant un roi sauveur de son peuple que si l’on admet que les prophètes annonçaient non pas un prince temporel et politique, mais un roi spirituel, vainqueur des péchés et sauveur des âmes. C’est pourquoi Pascal doit consacrer un ample mouvement d’argumentation à la doctrine des figures bibliques, principalement dans la liasse Loi figurative.

La Conclusion de l’ensemble est, comme on doit s’y attendre, qu’il y a loin de connaître Dieu à l’aimer, c’est-à-dire qu’à la lecture de l’Apologie doit succéder une recherche personnelle du lecteur, qui dépasse les cadres du livre. Pascal en a esquissé l’itinéraire dans son opuscule Sur la conversion du pécheur.

 

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Comme on le constate, l’ordre de la partie classée des papiers de Pascal répond strictement aux exigences initiales d’une apologétique efficace, qui préserve l’équilibre entre les exigences de la raison naturelle et celles de la foi. Un adversaire aussi résolu que Voltaire est le premier qui ait tenté de discuter ce système apologétique en le prenant à la racine, au lieu d’accumuler des objections de détail. Il n’y eut qu’une tentative pour achever la rédaction de cet ouvrage interrompu, c’est celle de l’oratorien Michel Mauduit, auteur d’un Traité de religion contre les athées, les déistes et les nouveaux pyrrhoniens, qui connut deux rédactions successives en 1677 et 1698. Mais cet ouvrage ne reprend qu’une partie du projet de Pascal, et réduit pratiquement son apologie à l’argument du pari. Il est vrai que l’édition des Pensées de 1670 ne permettait guère de reconstituer ce projet dans toute sa complexité.