Fragment Grandeur n° 13 / 14 – Papier original : RO 157-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 158 à 160 p. 39 v° à 41 / C2 : p. 61

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 179 / 1678 n° 4 p. 175

Éditions savantes : Faugère II, 81, VIII / Havet I.4 / Brunschvicg 409 / Tourneur p.196-3 / Le Guern 108 / Lafuma 117 / Sellier 149

 

 

 

La grandeur de l’homme.

 

La grandeur de l’homme est si visible qu’elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme. Par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois.

Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvait‑on Paul Émile malheureux de n’être pas consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouverait malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut‑être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.

 

 

 

Ce fragment résume le mouvement d’argumentation anthropologique de la liasse Grandeur, en montrant que la dignité de la nature humaine se conclut paradoxalement de l’affirmation de sa misère, établie dans les premières liasses. Pascal s’appuie ici sur la différence entre la nature de l’animal et celle de l’homme. Les mêmes bassesses ne sont en effet pas ressenties de la même manière chez l’un et l’autre : elles paraissent appartenir normalement à la nature de la bête ; mais l’homme les ressent comme la privation de qualités qui seraient dues à sa véritable condition. Ce ressentiment de sa misère témoigne qu’il a conscience du fait que sa nature actuelle est privée de qualités et de vertus qui lui semblent dues.

L’exemple du malheur du roi Persée et du consul Paul Emile permet ainsi à Pascal d’inférer que ce sentiment de frustration qui accompagne la misère de l’homme suppose qu’il a pu connaître, en un temps dont la mémoire est perdue, un état dans lequel il jouissait des capacités dont il ressent actuellement la privation.

Il prépare ainsi le lecteur à admettre la doctrine du péché originel qui sera proposée dans A P. R.

 

Analyse détaillée...

Fragments connexes

 

L’homme et l’animal

Misère 1 (Laf. 53, Sel. 86). Bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes, jusques à les adorer.

Grandeur 1 (Laf. 105, Sel. 137). Si un animal faisait par esprit ce qu’il fait par instinct...

Grandeur 8 (Laf. 112, Sel. 144). Instinct et raison, marques de deux natures.

Contrariétés 3 (Laf. 121, Sel. 153). Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes...

Contrariétés 10 (Laf. 127, Sel. 160). La nature de l’homme se considère en deux manières, l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la nature du cheval et du chien par la multitude...

 

Persée et Paul Émile

Vanité 3 (Laf. 15, Sel. 49). Persée roi de Macédoine, Paul Émile.

 

Le roi dépossédé

Grandeur 12 (Laf. 116, Sel. 148). Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé.

 

Le mouvement dialectique

Contrariétés 5 (Laf. 122, Sel. 155). La misère se concluant de la grandeur et la grandeur de la misère...

 

Mots-clés : AnimalGrandeur MisèrePaul ÉmilePerséeRoi.