Fragment Grandeur n° 4 / 14 Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 145 p. 37 bis / C2 : p. 57

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 178 / 1678 n° 2 p. 174

Éditions savantes : Faugère II, 83, XI / Brunschvicg 339 bis / Le Guern 99 / Lafuma 108 / Sellier 140

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Bibliographie

 

ERNST Pol, Approches pascaliennes, Gembloux, Duculot, p. 128 sq.

 

 

Éclaircissements

 

 

Qu’est‑ce qui sent du plaisir en nous ? Est‑ce la main, est‑ce le bras, est‑ce la chair, est‑ce le sang ?

 

La sensibilité des membres

 

La série main, bras, chair, sang, ne correspond pas à une division du corps comme c’est le cas dans Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230), “Disproportion de l’homme”.

Voir la description de la sensation de brûlure dans Descartes, L’homme, AT XI, p. 142, éd. Alquié I, p. 404 sq. Descartes mentionne le phénomène de la sensibilité des amputés dans les Méditations, VI, 7 : « […] j’ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient les bras et les jambes coupés, qu’il leur semblait encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait été coupée. » Le rapprochement peut aussi être fait avec Principes, IV, 191, éd. Alquié, p. 196 : « l’illusion des amputés sert à ébranler provisoirement la confiance dans les sensations les plus intimes fondant la croyance que ce corps m’appartient plus proprement qu’un autre » ; voir Rodis-Lewis Geneviève, L’anthropologie cartésienne, p. 155. Cela peut faire conclure que l’origine de la douleur et du plaisir ne peut pas être dans les parties du corps.

Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 304. Rapprochement avec les idées de Descartes sur la nature de l’ego.

 

On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel.

 

Immatériel : voir immatérialité dans Grandeur 11 (Laf. 115, Sel. 147). Le mot est dans Furetière : « qui est sans matière, qui est pur esprit ».

Voir Arnauld Antoine et Nicole Pierre, Logique (1664), I, ch. VIII, De la clarté et distinction des idées, et de leur obscurité et confusion (Ce chapitre considérablement augmenté entre 1662 et l’édition de 1664 deviendra le chapitre IX dans l’édition de 1683. Le titre en indique nettement l’inspiration cartésienne).

« Mais si les hommes ont bien vu que la douleur n’est pas dans le feu qui brûle la main, peut-être qu’ils se sont encore trompés en croyant qu’elle est dans la main que le feu brûle, au lieu qu’à le bien prendre, elle n’est que dans l’esprit, quoiqu’à l’occasion de ce qui se passe dans la main, parce que la douleur du corps n’est autre chose qu’un sentiment d’aversion que l’âme conçoit, de quelque mouvement contraire à la constitution naturelle de son corps. »

C’est ce qui a été reconnu non seulement par quelques anciens philosophes, comme les Cyrénaïques, mais aussi par saint Augustin en divers endroits. Les douleurs (dit-il dans le livre 14 de la Cité de Dieu chap. 15.) qu’on appelle corporelles, ne sont pas du corps ; mais de l’âme qui est dans le corps, et à cause du corps. « Dolores qui dicuntur carnis, animæ sunt in carne, et ex carne. » Car la douleur du corps, ajoute-t-il, n’est autre chose qu’un chagrin de l’âme, à cause de son corps, et l’opposition qu’elle a à ce qui se fait dans le corps, comme la douleur de l’âme qu’on appelle tristesse, est l’opposition qu’a notre âme aux choses qui arrivent contre notre gré. « Dolor carnis tantummodo offensio est animæ ex carne, et quaedam ab ejus passione dissensio ; sicuti animae dolor, quae tristitia nuncupatur, dissensio est ab his rebus, quae nobis nolentibus acciderunt. »

Et au livre 7 de la Genèse à la lettre chap. 19. La répugnance que ressent l’âme, de voir que l’action, par laquelle elle gouverne le corps, est empêchée par le trouble qui arrive dans son tempérament, et est ce qui s’appelle douleur. « Cùm afflictiones corporis molestè sentit (anima) actionem suam qua illi regendo adest turbato ejus temperamento impediri offenditur, et haec offensio dolor vocatur. »

En effet, ce qui fait voir que la douleur qu’on appelle corporelle est dans l’âme, et non dans l’esprit (L’édition de 1668 corrige cette expression difficilement recevable : « dans l’âme, non dans le corps ».), c’est que les mêmes choses, qui nous causent de la douleur, quand nous y pensons, ne nous en causent point, lorsque notre esprit est fortement occupé ailleurs, comme ce prêtre de Galame en Afrique, dont parle saint Augustin dans le livre 14 de la Cité de Dieu chap. 24 qui toutes les fois qu’il voulait, s’aliénait tellement des sens, qu’il demeurait comme mort, et non seulement ne sentait pas quand on le pinçait ou qu’on le piquait ; mais non pas même quand on le brûlait. « Qui quando ei placebat ad imitatas quasi lamentantis hominis voces, ita se auferebat à sensibus, et jacebat simillimus mortuo, ut non solùm vellicantes atque pungentes minime sentiret, sed aliquando etiam igne ureretur admoto, sine ullo doloris sensu, nisi postmodum ex vulnere. »

« Il faut de plus remarquer, que ce n’est pas proprement la mauvaise disposition de la main, et le mouvement que la brûlure y cause, qui fait que l’âme sent de la douleur ; mais qu’il faut que ce mouvement se communique au cerveau, par le moyen des petits filets enfermés dans les nerfs, comme dans des tuyaux, qui sont étendus comme de petites cordes, depuis le cerveau jusques à la main et les autres parties du corps, ce qui fait qu’on ne saurait remuer ces petits filets, qu’on ne remue aussi la partie du cerveau, d’où ils tirent leur origine : et c’est pourquoi si quelque obstruction empêche que ces filets de nerfs ne puissent communiquer leur mouvement au cerveau, comme il arrive dans la paralysie, il se peut faire qu’un homme voie couper et brûler sa main, sans qu’il en sente de la douleur ; et au contraire, ce qui semble bien étrange, on peut avoir mal à la main, sans avoir de main, comme il arrive très souvent à ceux qui ont la main coupée, parce que les filets des nerfs qui s’étendaient depuis la main jusques au cerveau étant remués par quelque fluxion vers le coude, où ils se terminent lorsqu’on a le bras coupé jusques-là, peuvent tirer la partie du cerveau, à laquelle ils sont attachés en la même manière qu’ils la tiraient, lorsqu’ils s’étendaient jusques à la main, comme l’extrémité d’une corde peut être remuée de la même sorte, en la tirant par le milieu, qu’en la tirant par l’autre bout, et c’est ce qui est cause que l’âme alors sent la même douleur qu’elle sentait quand elle avait une main ; parce qu’elle porte son attention au lieu d’où avait accoutumé de venir ce mouvement du cerveau, comme ce que nous voyons dans un miroir nous paraît au lieu où il serait s’il était vu par des rayons droits, parce que c’est la manière la plus ordinaire de voir les objets.

Et cela peut servir à faire comprendre, qu’il est très possible qu’une âme séparée du corps, soit tourmentée par le feu ou d’enfer ou de purgatoire, et qu’elle sente la même douleur que l’on sent quand on est brûlé, puisque lors même qu’elle était dans le corps, la douleur de la brûlure était en elle, et non dans le corps, et que ce n’était autre chose qu’une pensée de tristesse qu’elle ressentait, à l’occasion de ce qui se passait dans le corps auquel Dieu l’avait unie. Pourquoi donc ne pourrons-nous pas concevoir, que la justice de Dieu puisse tellement disposer une certaine portion de la matière à l’égard d’un esprit, que le mouvement de cette matière soit une occasion à cet esprit de concevoir des pensées affligeantes, qui est tout ce qui arrive à notre âme dans la douleur corporelle ? »

 

Pour approfondir…

 

Douleur de l’âme (textes latins)

 

Saint Augustin, La cité de Dieu, XIV, XV, 2 : « [...] Dolores porro, qui dicuntur carnis, animae sunt in carne et ex carne. Quid enim caro per se ipsam sine anima vel dolet vel concupiscit ? Sed quod concupiscere caro dicitur vel dolere, aut ipse homo est, sicut disseruimus, aut aliquid animae, quod carnis afficit passio, vel aspera, ut faciat dolorem, vel lenis, ut voluptatem. Sed dolor carnis tantum modo offensio est animae ex carne et quaedam ab eius passione dissensio, sicut animi dolor, quae tristitia nuncupatur, dissensio est ab his rebus, quae nobis nolentibus acciderunt. Sed tristitiam plerumque praecedit metus, qui et ipse in anima est, non in carne. Dolorem autem carnis non praecedit ullus quasi metus carnis, qui ante dolorem in carne sentiatur. Voluptatem vero praecedit appetitus quidam, qui sentitur in carne quasi cupiditas eius, sicut fames et sitis et ea, quae in genitalibus usitatius libido nominatur, cum hoc sit generale vocabulum omnis cupiditatis ».

Arnauld se sert de ce passage de saint Augustin dans son Apologie pour les religieuses de Port-Royal, Quatrième partie, Ch. XLI, Œuvres, XXIII, p. 804-805, pour expliquer un passage de Philippe, abbé de Bonne Espérance sur saint Hilaire et la double nature du Christ, où Arnauld note que la douleur ne consiste pas dans la seule attention que l’âme apporte aux plaies du corps, mais « dans la répugnance qui vient de ce que notre volonté y est contraire ».

Saint Augustin, De Genesi ad litteram, VII, 19 : « Unde ergo sit ipsa, id est, de qua velut materie Deus hunc flatum fecerit, quae anima dicitur, dum quaeritur, nihil corporeum debet occurrere. Sicut enim Deus omnem creaturam, sic anima omnem corpoream creaturam naturae dignitate praecellit. Per lucem tamen et aerem, quae in ipso quoque mundo praecellentia sunt corpora, magisque habent faciendi praestantiam, quam patiendi corpulentiam sicut humor et terra, tamquam per ea quae spiritui similiora sunt, corpus administrat. Nuntiat enim aliquid lux corporea : cui autem nuntiat, non hoc est quod illa ; et haec est anima cui nuntiat, non illa quae nuntiat. Et cum afflictiones corporis moleste sentit, actionem suam, qua illi regendo adest, turbato eius temperamento impediri offenditur, et haec offensio dolor vocatur. Et aer qui nervis infusus est, paret voluntati ut membra moveat, non autem ipse voluntas est. »

Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, XXIV : « Nam et hominum quorumdam naturas novimus multum ceteris dispares et ipsa raritate mirabiles nonnulla ut volunt de corpore facientium, quae alii nullo modo possunt et audita vix credunt. Sunt enim, qui et aures moveant vel singulas vel ambas simul. Sunt qui totam caesariem capite immoto, quantum capilli occupant, deponunt ad frontem revocantque cum volunt. Sunt qui eorum quae voraverint incredibiliter plurima et varia paululum praecordiis contrectatis tamquam de sacculo quod placuerit integerrimum proferunt. Quidam voces avium pecorumque et aliorum quorumlibet hominum sic imitantur atque exprimunt, ut, nisi videantur, discerni omnino non possint. Nonnulli ab imo sine paedore ullo ita numerosos pro arbitrio sonitus edunt, ut ex illa etiam parte cantare videantur. Ipse sum expertus sudare hominem solere, cum vellet. Notum est quosdam flere, cum volunt, atque ubertim lacrimas fundere. Iam illud multo est incredibilius, quod plerique fratres memoria recentissima experti sunt. Presbyter fuit quidam nomine Restitutus in paroecia Calamensis ecclesiae. Quando ei placebat (rogabatur autem ut hoc faceret ab eis, qui rem mirabilem coram scire cupiebant), ad imitatas quasi lamentantis cuiuslibet hominis voces ita se auferebat a sensibus et iacebat simillimus mortuo, ut non solum vellicantes atque pungentes minime sentiret, sed aliquando etiam igne ureretur admoto sine ullo doloris sensu nisi postmodum ex vulnere ; non autem obnitendo, sed non sentiendo non movere corpus eo probabatur, quod tamquam in defuncto nullus inveniebatur anhelitus ; hominum tamen voces, si clarius loquerentur, tamquam de longinquo se audire postea referebat. Cum itaque corpus etiam nunc quibusdam, licet in carne corruptibili hanc aerumnosam ducentibus vitam, ita in plerisque motionibus et affectionibus extra usitatum naturae modum mirabiliter serviat : quid causae est, ut non credamus ante inoboedientiae peccatum corruptionisque supplicium ad propagandam prolem sine ulla libidine servire voluntati humanae humana membra potuisse ? »