Fragment Grandeur n° 5 / 14 Papier original : RO 197-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 146-147 p. 37 bis-37 bis v° / C2 : p. 57-58

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 324 / 1678 n° 5 p. 318-319

Éditions savantes : Faugère II, 107, XXVIII / Havet III.15 / Michaut 427 / Brunschvicg 392 / Tourneur p. 194-4 / Le Guern 100 / Lafuma 109 / Sellier 141

 

                                                                                                (voir aussi un texte mutilé écrit au verso)

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Bibliographie

 

 

DROZ Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886, p. 200.

FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 147 sq. Analyse du sens du fragment.

MARIN Louis, “La critique de la représentation classique : la traduction de la Bible à Port-Royal”, in Pascal et Port-Royal, p. 169 sq. Voir sur Laf. 109, p. 172 sq.

MARIN Louis, La critique du discours, La critique du discours. Sur la “Logique de Port-Royal” et les “Pensées” de Pascal, Paris, Minuit, 1975, p. 263 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 208.

REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées : pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme du second Port-Royal, Paris, Champion, 2007, p. 145 sq.

 

 

Éclaircissements

 

Ordre

Contre le pyrrhonisme.

 

C’est un second titre. Le premier était Ordre.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 123. Tentative d’explication du titre.

Plus intéressant est le commentaire de Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 147 sq. Ayant adopté un point de vue empirique sur le problème de la signification, Pascal obtient comme résultat la mise en doute de ce point de vue empirique qui doute du caractère naturel des relations de signification. L’expérience nous apprend qu’il y a des règles d’usage des mots, et que ces règles constituent une forte présomption en faveur de la thèse dogmatique sur les rapports naturels entre les mots et les choses. Le résultat, qui est à l’avantage du pyrrhonisme, est une ambiguïté ambiguë dans laquelle le caractère coutumier de l’usage des mots est, dans un premier temps, un argument contre le caractère naturel des arguments de signification, et dans un deuxième temps, un argument fort, quoique non décisif, en sa faveur. Pascal soutient ici une thèse qui lui est personnelle : s’il parvient à des conclusions qui équivalent presque à celles de la Logique, il le fait par des voies différentes. Arnauld et Nicole posent en principe la communauté d’idées et soutiennent que les conventions linguistiques sont fondées sur un accord général entre les hommes concernant les idées que les mots doivent signifier : « les conventions dont parle ce philosophe, ne peuvent avoir été que l’accord que les hommes ont fait de prendre de certains sons pour être signes des idées que nous avons dans l’esprit. De sorte que si outre les noms nous n’avions en nous-mêmes les idées des choses, cette convention aurait été impossible, comme il est impossible par aucune convention de faire entendre à un aveugle ce que veut dire le mot de rouge, de vert, de bleu ; parce que n’ayant point ces idées, il ne les peut joindre à aucun son ». Les idées ne dépendent pas de notre fantaisie, et les mots employés pour les désigner ne sont donc pas non plus employés de façon arbitraire. Pascal raisonne différemment : il constate qu’il existe une régularité remarquable dans l’usage des mots, qui est une présomption en faveur de la communauté d’idées. Cet usage des mots est un effet de coutume, et en cela il est arbitraire, car il aurait pu être différent. Mais en tant qu’usage existant, il est une quasi nature, dont nos manières de parler dépendent de façon absolue. Il y a dans le langage un ordre qui est le correspondant de l’ordre social : p. 147-148.

Ce second titre cristallise tout le problème que pose le texte : que vient faire ce fragment apparemment d’inspiration très sceptique dans la liasse Grandeur, et avec un titre qui semble contredire directement son contenu ? Ce fragment insiste principalement sur l’incertitude du langage humain, telle qu’elle est dénoncée par les sceptiques.

Il est paradoxal en premier lieu par ses deux titres successifs, Ordre (titre barré), puis Contre le pyrrhonisme, qui semblent contredire le contenu du texte. D’autre part, le classement de ce papier dans la liasse Grandeur peut surprendre, car il n’est pas évident qu’il découvre un caractère de grandeur en l’homme (voir notre commentaire sur la liasse Grandeur).

Le sens du texte se comprend au sein du mouvement d’argumentation qui fait passer de Raisons des effets à Grandeur, et en référence avec des textes de Port-Royal tels que la Logique.

Au départ, c’est un texte qui s’inscrit dans le fil de L’esprit géométrique, et qui n’est pas spécialement pyrrhonien. Pascal note que certaines notions sont si claires qu’elles ne peuvent être qu’obscurcies si on tente de les expliquer ou de les définir.

Le second temps ne fait d’ailleurs qu’accentuer cette orientation, puisqu’à la question de droit, savoir que certaines notions sont indéfinissables, s’ajoute une vérification de fait : les hommes emploient bien les mêmes termes dans les mêmes circonstances. À ce stade, le seul élément pyrrhonien est le fait que nous admettons sans preuve que tout le monde conçoit les notions en question de la même manière. Mais cette remarque ne remet pas en cause le bon fonctionnement de ces termes. C’est ensuite que l’on voit se développer une orientation d’esprit pyrrhonien, dans une ample addition qui insiste sur le fait que ce doute suffit à brouiller la certitude du langage, à la gloire de la cabale pyrrhonienne.

Et dans le dernier temps de la rédaction, Pascal pousse plus loin dans les deux directions à la fois. D’un côté il insiste sur le fait que deux personnes qui voient le même objet l’expriment par le même mot, ce qui est un argument de fait en faveur du bon fonctionnement du langage. D’autre part il renforce l’idée que le langage reste ambigu, toujours à la gloire du pyrrhonisme.

Il ne faut donc pas se laisser obnubiler par l’aspect apparemment radicalement sceptique du texte : le pyrrhonisme y est un élément, mais pas le seul.

Pour le comprendre à fond, il faut d’abord comprendre pourquoi Pascal a placé ce papier dans la liasse Grandeur et pas ailleurs.

Deux observations s’imposent.

Primo, ce texte est en liaison directe avec le suivant, Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142), qui touche la certitude du cœur sur les termes primitifs. Pascal y insiste sur le fait que ces termes sont certains, parce qu’on ne peut penser autrement. Les deux éléments de ce fragment reviennent, autrement accentués, mais présents : la certitude de fait, mais aussi le fait que nous sommes impuissants à prouver les premiers principes : autrement dit, un double aspect de grandeur et d’impuissance.

D’autre part, ce fragment est directement construit suivant le modèle de la suite Misère-Raison des effets-Grandeur. On peut le saisir par le biais d’un commentaire que M. Pécharman a consacré à la pensée d’Antoine Arnauld. Voir Pécharman Martine, “La signification dans la philosophie du langage d’Antoine Arnauld”, in Pariente Jean-Claude, Antoine Arnauld, Philosophie du langage et de la connaissance, Paris, Vrin, 1995, p. 76-77. La convention nécessaire à la signification est pour Arnauld un effet purement logique, par lequel chaque esprit fait réflexion sur ce que la nature lui fait faire quand il pense. Un art de penser que tous les hommes possèdent est déjà requis pour fonder dans la connaissance de l’esprit la diversité des mots qui composent le discours, c’est précisément l’obligation où se trouvent les hommes de signifier les uns aux autres tout ce qui se passe dans leur esprit qui suscite les réflexions dont cet art universel est constitué. Résumé de la position : de la nécessité ex hypothesi de la signification des pensées, c’est-à-dire du fait que la nature corporelle de l’homme le contraint à parler pour faire comprendre ses pensées, on est conduit à la nécessité d’une convention portant fondamentalement sur la mise en rapport des différents genres de nos pensées avec différents genres de signes, et de manière dérivée sur la mise en rapport avec de telles pensées avec tels signes plutôt que tels autres.

Si on rapporte ces deux parties de la convention au texte de Pascal, on aurait une convention portant fondamentalement sur la mise en rapport des différents genres de nos pensées avec différents genres de signes, qui serait signe de grandeur, dans la mesure où elle exprime une volonté de communiquer de manière adéquate ses pensées aux autres hommes. Il faut noter que cette exigence échappe à tout pyrrhonisme, puisque les pyrrhoniens la pratiquent eux-mêmes.

D’autre part, cette première convention enferme de manière dérivée la mise en rapport avec de telles pensées avec tels signes plutôt que tels autres. Dans ce second état de la convention, on s’accorde pour signifier telle pensée par tel signe pris dans sa nature propre plutôt que par tel autre : chaque son étant indifférent de soi-même et par sa nature à signifier toutes sortes d’idées, on décide arbitrairement des liaisons terme à terme entre les sons et les idées. Voir Mesnard Jean, OC IV, 1242-1243, Arnauld Antoine, Si on a le droit de supposer…, « les mots ne signifient pas naturellement, et comme sons ; mais […] toute leur signification dépend de ce que les hommes, voulant faire connaître leurs pensées, ont lié de certains sons avec de certaines idées, en sorte que prononçant ces sons ils excitent en eux ces idées, et les excitent aussi dans ceux qui les écoutent, pourvu qu’ils aient aussi lié ces mêmes sons avec les mêmes idées ». Et c’est là que le doute peut s’installer sur la correspondance entre les sons et les idées, puisque rien ne garantit que l’association soit la même chez les uns et chez les autres, de sorte que la dernière condition n’est pas nécessairement remplie.

Par convention le remplacement d’un son par une idée se répète dans tout usage de la parole. Mais un tel effet requiert pour sa constance même que l’esprit parvienne toujours à concevoir comme simultanément un certain son et la pensée dont il est le signe établi. La dernière suite de l’hypothèse anthropologique est ainsi qu’il est nécessaire dans la logique de considérer les idées jointes aux mots, et les mots joints aux idées, car les liaisons établies par convention sont aussi des liaisons dans l’esprit lui-même, entre certaines images sonores et des pensées déterminées.

Cette remarque permet peut-être de comprendre la place de ce fragment dans la liasse Grandeur. Car il est vrai que la diversité et l’incertitude des dénominations, dues à l’arbitraire des définitions nominales, constitue une misère. Mais ce qui est commun, c’est la volonté de signifier, et elle est marque d’une exigence qui peut être entendue comme signe de grandeur, tout comme, malgré la diversité des lois, l’exigence de justice marque la grandeur de l’homme.

Il faut rapprocher ce fragment de Grandeur 6 qui indique que ces termes indéfinissables sont ceux qui désignent des notions connues par le cœur, et qui sont telles qu’on ne peut pas penser sans elles.

C’est dans ce sens que le fragment est « contre le pyrrhonisme ».

 

C’est donc une chose étrange qu’on ne peut définir ces choses sans les obscurcir. Nous en parlons à toute heure (texte barré)

 

Pascal a d’abord écrit les éclaircir. L’erreur a été corrigée tout de suite.

Marin Louis, La critique du discours, p. 263 sq.

Le point de départ touche non pas le vocabulaire courant, pour lequel il n’est pas question de définitions qui obscurcissent, mais les termes fondamentaux et primitifs.

Cela permet de relier ce fragment à deux autres textes : d’une part le fragment suivant, Grandeur 6 qui donne la liste de ces termes que l’on ne peut définir sans les obscurcir. D’autre part, les passages de L’esprit géométrique qui traitent de ces termes primitifs indéfinissables. Voir Mesnard Jean, OC III, p. 396 sq., § 11 et suivants.

 

Pour approfondir (extrait de De l’esprit géométrique § 11-19)...

 

Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte mais nous le supposons bien gratuitement car nous n’en avons aucune preuve.

 

Ce passage développe ce que Pascal écrit dans L’esprit géométrique, § 14. « Ce n’est pas que tous les hommes aient la même idée de l’essence des choses que je dis qu’il est impossible et inutile de définir. »

Roberval, Les principes du devoir et des connaissances humaines, publiés par Victor Cousin. L’accord des esprits sur le sens des mots est une hypothèse, une supposition qui, si on l’ôte, entraîne tout le reste dans sa chute. Roberval ne fait pas le détour par la métaphysique, comme Descartes, pour affirmer que cet accord témoigne d’une véritable concordance dans le sens ; mais il soutient que cette supposition est nécessaire à la science, quoique ce ne soit qu’une supposition, comme telle vulnérable.

Reguig-Naya Delphine, Le corps des idées : pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme du second Port-Royal, p. 146. Il n’y a pas de preuve que l’accord sur les mots entraîne un accord sur les choses.

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 200.

Marin Louis, La critique du discours, p. 263 sq.

McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 146 sq. Sur la substitution de la notion de pari à celle de foi dans ce fragment.

 

Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions.

 

Les Provinciales I et II portent sur la différence des sens de termes comme pouvoir prochain ou grâce suffisante, que tout le monde emploie comme s’ils n’avaient qu’un sens.

 

Le mot de mouvement

 

Diogene Laërce, Vies, IX, 105, éd. Goulet-Cazé, p. 1135. Discours des sceptiques : « Que quelqu’un se déplace, nous le voyons, et qu’il périsse aussi ; mais comment se produisent ces choses, nous ne le savons pas ». Mouvement est donné comme terme primitif dans L’esprit géométrique, voir De l’Esprit géométrique, I, § 14-21, Mesnard Jean, OC III, p. 397-400. 18. « Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir défini le temps quand ils ont dit que c’est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une définition. Combien y en a-t-il de même qui croient avoir défini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s’ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n’est pas une définition, mais une proposition, et confondant ainsi les définitions qu’ils appellent définitions de nom, qui sont les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles qu’ils appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes à contradiction, ils s’y donnent la liberté d’en former aussi bien que des autres ; et chacun définissant les mêmes choses à sa manière, par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses et, perdent tout ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s’égarent dans des embarras inexplicables ». C’est donc une critique a posteriori de cet opuscule ; mais ce n’est pas une réfutation : le fragment Grandeur 6 confirme la nécessité de l’hypothèse et l’appuie sur la certitude du cœur.

 

Et que toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place ils expriment tous deux la vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre, qu’il s’est mû et de cette conformité d’application, on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée. Mais cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction quoiqu’il y ait bien à parier pour l’affirmative,

 

La raison de l’affirmation cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction est donnée dans Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164), qui montre que les sceptiques ont toujours le dernier mot d’une manière ou d’une autre.

Marin Louis, La critique du discours, p. 264.

 

puisqu’on sait qu’ en bonne logique, que des choses vraies et fausses se tirent souvent les mêmes conséquences on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions différentes.

 

Pascal a hésité entre deux rédactions qui ne reviennent pas au même.

La première, dont la rédaction a été barrée, est d’ordre logique ; elle exprime la règle relative au vrai et au faux : en bonne logique, que des choses vraies et fausses se tirent souvent les mêmes conséquences. Cette rédaction présente l’intérêt de montrer que le refus de la logique n’est pas chez Pascal l’effet de l’ignorance. Il en connaît au moins les maximes fondamentales.

Ce premier jet, des choses vraies et fausses se tirent souvent les mêmes conséquences, renvoie à l’Entretien avec monsieur de Sacy ; voir Courcelle Pierre, L’Entretien..., p. 33 ; Mesnard Jean et Mengotti Pascale, Pascal. Entretien avec M. de Sacy, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 108, et OC III, p. 143 : « Et puisque nous ne savons ce que c’est que âme, corps, temps, espace, mouvement, unité, vrai, bien, ni même être, ni expliquer l’idée que nous nous en formons, comment nous assurons-nous qu’elle est la même dans tous les hommes, vu que nous n’en avons d’autre marque que l’uniformité des conséquences, qui n’est pas toujours un signe de celle des principes ? Car ils peuvent bien être différents et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux. »

La première version renvoie à Aristote, Analytique I, II, 2 b 8 sq., éd. Tricot, p. 210. De prémisses vraies on ne peut tirer une conclusion fausse, mais de prémisses fausses on peut tirer une conclusion vraie, avec cette réserve qu’elle portera non sur le pourquoi, mais sur le comment. Voir Blanché Robert, La logique et son histoire d’Aristote à Russell, Paris, Colin, 1970, p. 16. La règle s’énonce verum sequitur ad quodlibet. C’est ce qu’entend Pascal : une proposition vraie, selon la table de l’implication, est impliquée par n’importe quelle proposition, vraie ou fausse ; inversement une proposition fausse implique n’importe quelle proposition, fausse ou vraie.

Sextus Empiricus, Contre les Professeurs, Contre les géomètres, éd. Pellegrin, p. 305. Critique du principe des géomètres que si « ce qui découle des hypothèses est vrai dans tous les cas, ce qui a été posé par hypothèse, c’est-à-dire ce dont cela a découlé, sera également vrai » ; « même si le conséquent est vrai, l’antécédent ne l’est pas d’emblée » ; « en effet, comme par nature du vrai s’ensuit du vrai et du faux s’ensuit du faux, de la même manière, c’est un axiome que du vrai aussi soit conséquence du faux, comme si l’on disait que du fait que la Terre vole, ce qui est faux, s’ensuivait que la Terre existe, ce qui est vrai » : p. 305-307. « Il est possible alors que le conséquent est vrai, que l’antécédent soit faux » : p. 307.

Voir un principe analogue dans saint Augustin, De doctrina christiana, p. 317-319 : on peut tirer des conclusions vraies de fausses pensées.

Mais on trouve aussi des réflexions analogues chez les contemporains de Pascal. Voir Descartes, Principes, III, 44 sq., et surtout 47 : la fausseté des suppositions « n’empêche point que ce qui en sera déduit ne soit vrai ». Descartes l’entend, dans ce cas, de certaines hypothèses physiques ou cosmologiques, qui ne sont que des suppositions, mais qui permettent de rendre compte des phénomènes.

 

Pour approfondir (Preuves par l’absurde)...

 

Le texte définitif s’inspire toujours de l’Entretien avec M. de Sacy, mais il est différent : qu’on tire souvent les mêmes conséquences des suppositions contraires différentes. Pascal supprime toute référence à la logique de la conséquence du vrai et du faux :contraire renvoie à la logique, mais ce n’est pas le cas de différent. Il préfère une rédaction qui ne soit pas marquée par le style technique.

Cette nouvelle rédaction s’inspire probablement de son expérience de physicien.

Dans sa controverse avec le P. Noël, Pascal souligne que le jésuite et lui rendent compte des mêmes phénomènes par des principes différents, et que, dans le cas général, les effets peuvent avoir plusieurs causes entre lesquelles il peut être difficile de choisir, et qui interdisent en tout cas de soutenir que l’une d’elles est seule vraie, à l’exclusion des autres. Voir la Lettre au P. Noël, Mesnard Jean, OC II, p. 523-524 :

« Mais je me sens obligé de vous dire deux mots sur ce sujet ; c’est que toutes les fois que, pour trouver la cause de plusieurs phénomènes connus, on pose une hypothèse, cette hypothèse peut être de trois sortes. Car quelquefois on conclut un absurde manifeste de sa négation, et alors l’hypothèse est véritable et constante ; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et lors l’hypothèse est tenue pour fausse ; et lorsqu’on n’a pu encore tirer d’absurde, ni de sa négation, ni de son affirmation, l’hypothèse demeure douteuse ; de sorte que, pour faire qu’une hypothèse soit évidente, il ne suffit pas que tous les phénomènes s’en ensuivent, au lieu que, s’il s’ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour assurer de sa fausseté. Par exemple, si l’on trouve une pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-là serait-il tenu en avoir trouvé la véritable, qui raisonnerait de cette sorte : Présupposons que cette pierre ait été mise dans un grand feu, dont on l’ait retirée depuis peu de temps ; donc cette pierre doit être encore chaude : or elle est chaude ; par conséquent elle a été mise au feu ? Il faudrait pour cela que le feu fût l’unique cause de sa chaleur ; mais comme elle peut procéder du soleil et de la friction, sa conséquence serait sans force. Car comme une même cause peut produire plusieurs effets différents, un même effet peut être produit par plusieurs causes différentes. C’est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement, de la stabilité de la terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes, s’ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être et que de là et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu’une matière le remplit, qui porte cette lumière et cause ce retardement. »

 

Pour approfondir...

 

Hypothèses cosmologiques

 

La fin de ce passage rappelle que ce principe a servi à justifier la coexistence des trois grandes hypothèses cosmologiques de Ptolémée, de Copernic et de Tycho Brahé, qui sont très différentes les unes des autres, mais qui expliquent toutes de manière recevable les observations des astronomes sur le cours des astres.

Voir Koyré Alexandre, La révolution astronomique, p. 37-39. La Préface d’Osiander au livre de Copernic soutient que les hypothèses y sont proposées non parce qu’elles sont réellement vraies, mais parce qu’elles donnent des règles pour calculer les mouvements apparents des astres. Il n’est pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies, ni même qu’elles soient vraisemblables, au détriment de celles des anciens ; une seule chose suffit, qu’elles offrent des calculs conformes à l’observation. Entre différentes hypothèses, l’astronome choisit celle qui est la plus facile à comprendre. C’est le philosophe qui exige en plus la vraisemblance.

Mouy Paul, Le développement de la physique cartésienne, p. 122 sq. Rohault pense aussi que toute la différence qu’on trouve entre l’hypothèse de Copernic et celle de Tycho tient en ce que Copernic parle comme un homme qui dit que son carrosse se déplace sur la route, et Tycho comme si la route se déplaçait sous un carrosse immobile. Peut-on départager les trois systèmes ? Rohault juge l’hypothèse de Ptolémée trop compliquée et mal accordée aux phases de Mercure et de Vénus. Celle de Tycho suppose des mouvements qui se contrarient. Rohault décide en faveur de celle de Copernic parce qu’elle est la plus simple.

Pascal revient brièvement sur l’hypothèse de Galilée, dont il soutient qu’il n’y a pas d’expérience qui la garantisse vraiment, dans la XVIIIe Provinciale. Que les jésuites aient obtenu un décret de Rome contre le mouvement de la Terre ne prouvera pas « qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. » Mais peut-on en avoir ? Pour Pascal, la question est indécidable : « quand on discourt humainement du mouvement ou de la stabilité de la terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes s’ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d’autres qu’on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être véritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra, sans danger d’erreur, soutenir l’une au préjudice des autres ? » Surtout, la question a-t-elle un sens ? Elle en aurait un dans un monde fini, où des limites serviraient de référentiel fixe qui permettrait de chercher autour de quel centre tournent les astres. Mais à partir du moment où l’espace universel est infini et homogène, il n’y a plus de point qui ait le privilège d’être une référence absolue ; ou plutôt, tout point peut servir arbitrairement de référence fixe. Par suite, si l’on admet que la nature est « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », l’alternative entre héliocentrisme et géocentrisme est purement rhétorique : on peut adopter l’hypothèse de Ptolémée ou celle de Copernic à volonté. Il ne faudrait pas pousser beaucoup Pascal pour lui faire dire que ce sont des modèles explicatifs, dont on ne saurait sans témérité déclarer que l’un est vrai et l’autre faux. En revanche l’affaire Galilée est un cas particulier du problème de l’usage tyrannique de l’autorité pontificale. Si l’Église est en tort, c’est parce qu’elle a voulu imposer un décret dans un domaine scientifique où elle n’a pas de compétence. Or comme la tyrannie procède par des moyens étrangers, elle manque inévitablement son but, et finit toujours par jeter celui qui la commet dans le ridicule. Invoquer l’Écriture dans une question scientifique, ce n’est pas la rendre vénérable, mais « l’exposer au mépris des infidèles ; parce, comme dit saint Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans l’Écriture des choses qu’ils savent certainement être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle : ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur en fermer l’entrée. » Dans l’affaire Galilée, ce qui choque Pascal, c’est le danger que l’atteinte au droit de l’esprit fait courir à la foi. Du reste, il considère qu’il y a des problèmes plus urgents : « Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci : Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. »

 

Cela suffit pour embrouiller au moins la matière non que cela éteigne absolument la clarté naturelle qui nous assure de ces choses.

 

Voir les remarques de Marin Louis, La critique du discours, p. 264.

Cette clarté naturelle sera expliquée dans le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel.142) sur le cœur.

 

Les académiciens auraient gagé,

 

Arnauld et Nicole, La Logique, Discours I, éd. Clair et Girbal, p. 19. Les Académiciens avouent qu’il y a des choses plus vraisemblables que les autres, ce que nient les Pyrrhoniens.

Le mot gagé renvoie à l’idée de pari : les académiciens aurait parié que les hommes entendent en gros les mots dans le même sens.

McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 146 sq., rapproche ce passage de Grandeur 14 (Laf. 131, Sel. 164), où Pascal substitue la notion de foi à celle de pari, qui se trouve implicitement ici.

 

mais cela la ternit et trouble les dogmatistes

 

Le problème pour les dogmatistes est une question de fondement : il y a bien une régularité dans le langage, que les faits attestent, que rien ne vient fonder en raison ni en nature. De sorte que c’est une sorte de fait injustifiable, qui n’est vrai qu’approximativement, et dont on peut attendre à tout moment qu’un fait contraire vienne le remettre en question.

 

à la gloire de la cabale pyrrhonienne qui consiste à cette ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres

 

Cabale : le mot n’a pas ici le sens de « science secrète que les Hébreux prétendent avoir par tradition et révélation divine par laquelle ils expliquent tous les mystères de la Divinité et toutes les opérations de la nature » (Furetière). Il faut entendre au second sens : « une société de personnes qui sont dans la même confidence et dans les mêmes intérêts ; mais il se prend ordinairement en mauvaise part. On le dit aussi des conspirations et des entreprises secrètes, des desseins qui se forment dans cette société. »

Construction balancée : ôter la clarté, chasser les ténèbres. Et juste avant, le jeu de doutes et douteuse.

 

Les Académiciens et la cabale pyrrhonienne

 

Voir Grandeur 14 (Laf. 131, Sel. 164), le dossier sur les Académiciens et les Pyrrhoniens.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 123. Sur les Académiciens et les Pyrrhoniens dans ce fragment.

Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, III, Les Académiciens. La renaissance du pyrrhonisme, Flammarion, Paris, 2001, p. 62 sq. Photius, Bibliothèque : « Dans le premier discours, (Enésidème) marque la différence entre les Pyrrhoniens et les Académiciens en s’exprimant à peu de chose près dans les termes suivants : les partisans de l’Académie sont dogmatiques en ce qu’ils posent certaines choses sans hésitation et en rejettent certaines autres sans ambiguïté. Les Pyrrhoniens au contraire, sont aporétiques et libérés de tout dogme, et aucun d’eux n’a dit que toutes choses sont tout à fait insaisissables, ni qu’elles sont saisissables, mais ils disent tous qu’elles ne sont pas plus de telle sorte que de telle autre, ou que parfois elles sont de telle sorte et parfois non, ou que pour l’un elles sont ainsi, pour un autre non ainsi, et pour un autre encore totalement inexistantes ». Voir aussi p. 63 : les Académiciens sont « dogmatiques sur beaucoup de points : en effet, ils introduisent la vertu et la folie, ils posent le bien et le mal, la vérité et la fausseté, le convaincant et le non convaincant, l’existant et le non existant ; ils définissent fermement beaucoup d’autres choses, et ils disent ne se séparer des Stoïciens que sur l’impression cognitive. » « Les Pyrrhoniens au contraire, maintenant l’aporie sur toute thèse proposée, observent complètement la cohérence et n’entrent pas en contradiction avec eux-mêmes, alors que les Académiciens n’ont pas eu conscience qu’ils entraient en contradiction avec eux-mêmes » : p. 63-64.

Arnauld et Nicole, La logique, éd. Clair et Girbal, p. 19. Les Pyrrhoniens ne sont pas persuadés de ce qu’ils disent. La maxime des Académiciens, il est certain qu’il n’y a rien de certain, contredite par les Dogmatistes et par les Pyrrhoniens ; p. 138-139. Les Académiciens nient la certitude, mais conservent les vraisemblances ; les Pyrrhoniens nient les deux : p. 292.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 120 sq. Sur Laf. 109, Sel. 142. Les Pyrrhoniens. Rôle du pyrrhonisme dans l’apologétique de Pascal : p. 120-121. Pascal ne semble pas connaître Sextus Empiricus, ni les Académiques de Cicéron : p. 121. Montaigne, sa source d’inspiration en pur pyrrhonisme : p. 122. Les Académiciens : p. 123. Opposition des Dogmatistes et des Pyrrhoniens : p. 162 sq. Sur les Académiciens : p. 164. La doctrine académicienne, hérésie du pyrrhonisme : p. 165.