Fragment Grandeur n° 6 / 14 – Papier original : RO 191-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Grandeur n° 148 à 151 p. 37bis v° à 39 / C2 : p. 58 à 60

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes... : 1669 et janv. 1670 p. 160-162 / 1678 n° 1 p. 158-160 ;

Chap. XXVIII - Pensées Chrestiennes : 1669 et janv. 1670 p. 244-245 / 1678 n° 15 p. 236-237

Éditions savantes : Faugère II, 108, XXIX / Havet VIII.6 / Michaut 420 / Brunschvicg 282 / Tourneur p.195-1 / Le Guern 101 / Lafuma 110 / Sellier 142

_________________________________________________________________________________________

 

 

Éclaircissements : Trois dimensions dans l’espace

 

 

Descartes, Regulae, XIV, AT X, p. 448-449, Alquié, I, p.179. « Il faut remarquer [...] que les trois dimensions des corps, la longueur, la largeur et la profondeur, ne se distinguent l’une de l’autre que nominalement : rien n’interdit en effet, dans un solide quelconque donné, de choisir n’importe quelle extension comme longueur, une autre comme largeur, etc. » Voir Belaval Yvon, Leibniz critique de Descartes, p. 287-288.

Il faut bien remarquer que cette affirmation, que c’est le cœur qui sent qu’il y a trois dimensions, est une thèse, et non une évidence qui va de soi. Cela suppose en effet que la connaissance des trois dimensions est un principe, donc qu’on ne peut ni le démontrer ni le discuter. On retrouve la même position sur la tridimensionnalité comme principe chez Arnauld Antoine, Nouveaux Eléments de Géométrie, I, Troisième supposition, in Géométries de Port-Royal, éd. Descotes, p. 114.

Mais l’histoire des mathématiques montre qu’il y a eu des tentatives pour en donner la preuve : Ptolémée a montré qu’il n’y a que trois dimensions dans l’espace : voir Greek mathematical works, II, Aristarchus to Pappus, tr. Ivor Thomas, p. 410 sq.

Voir aussi Aristote, De coelo, I, 268 a et b, éd. Moraux, p. 2 sq., sur le fait qu’il n’y a et ne peut y avoir que trois dimensions dans l’espace, avec la réfutation. Cette démonstration d’Aristote en vue de démontrer qu’il y a trois dimensions et pas plus trouve encore écho à l’époque classique dans Galilée, Dialogue..., éd. Michel, p.106 sq., éd. Fréreux, p.47 sq. Voir la démonstration de Galilée qu’il ne peut y avoir plus de trois dimensions, éd. Michel, p.109-111, éd. Fréreux, p. 49-51.

Vaulezard, La nouvelle algèbre de Monsieur Viète, éd. Armogathe, p. 64-65, explique qu’il n’y a que trois dimensions parce que trois perpendiculaires marquent trois dimensions.

Euclide, Eléments, éd. Heath, t. 3, p. 262-263. Dans la Physique, IV, I, 208 b, Aristote parle de six dimensions dans l’espace cosmique, en divisant chacune des dimensions en deux moitiés opposées, « up and down, before and behind, right and left », le haut et le bas, la droite et la gauche, et l’avant et l’arrière. Structure d’ordre de la cosmologie aristotélicienne : les positions se distinguent non seulement par leur position, mais par leur puissance : voir Aristote, Physique, III, 5. 205. b. 31-35 ; III, 308 a, 21-24 ; et IV, 1, 208. b. 15 sq. On trouve d’intéressantes explications sur ce sujet dans Clavelin Maurice, La philosophie naturelle de Galilée, p. 29.

Le cas des trois dimensions de l’espace constitue un bon exemple de ce que Pascal entend lorsqu’il écrit que c’est sur les « connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours ».

Dans ce cas précis, c’est bien le cœur qui sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace, mais dans le Potestatum numericarum summa du Traité du triangle arithmétique et dans les Lettres de A. Dettonville sur la cycloïde, Pascal n’hésite pas à aller au-delà et à construire rationnellement des espaces à plus de trois dimensions. Voir Bosmans Henri, « Sur l’interprétation géométrique donnée par Pascal à l’espace à quatre dimensions », Annales de la Société scientifique de Bruxelles, XLI, 1922-3, p. 337-345 ; Descotes Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, P. U. B. P., 2001, p. 139-156, et Merker Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001, p. 23 sq.

Comme l’écrit Viète au début du XVIIe siècle, et comme Pascal lui-même le rappelle dans son opuscule De l’esprit géométrique, l’addition d’éléments de même ordre, comme des lignes à d’autres lignes, ou des surfaces à d’autres surfaces, ne fait pas passer d’un genre de grandeur à un autre : deux lignes ajoutées l’une à l’autre engendrent une ligne, et non une surface. En revanche, l’opération que Viète appelle la duction d’une grandeur dans une autre, ce que nous appellerions la multiplication d’une ligne par une autre consiste dans la formation d’un rectangle dont les deux lignes sont les côtés : c’est une surface, qui est d’un ordre supérieur à la ligne. De la même façon, quand on multiplie une surface par une ligne, on engendre un volume qui est d’une dimension supérieure à la surface.

Viète appelle application l’opération inverse de la multiplication, qui consiste à enlever une dimension à une grandeur : si l’on divise un solide par une ligne, on obtient une surface.

La définition du nombre des dimensions par l’opération de multiplication a pour conséquence que, comme en arithmétique on peut aisément aller au-delà de trois multiplications, on est venu à se demander s’il n’en allait pas de même en géométrie, et si l’on ne pouvait pas envisager la possibilité de corps géométriques comportant un nombre de dimensions supérieur aux trois de la géométrie naturelle.

En matière géométrique, le problème des corps géométriques de plus de trois dimensions fait l’objet de discussions parmi les contemporains de Pascal. La plupart des géomètres se contentent par nécessité des trois dimensions qui définissent les grandeurs géométriques ordinaires. Les philosophes, de ce côté, demeurent à la remorque des géomètres. Voir Aristote, De coelo, I, 1, 268 a, qui écrit qu’il n’est pas possible de passer du corps à un autre genre de grandeur comme on le fait pour aller de la ligne à la surface, puis de la surface au solide, car s’il permettait cette opération, le corps cesserait d’être une grandeur parfaite. En revanche, les algébristes sont rapidement venus à dépasser ces trois dimensions dans leurs équations. Mais ils ne sont pas sans hésitation. Voir Cardan, Ars magna, éd. Witmer, p. 9, écrit la positio (la première puissance) correspond à une ligne, le quadratum (le carré) à une surface, and le cubum (le cube) à un corps solide, la nature ne permet pas d’aller au-delà. Viète, qui conserve une conception géométrique des grandeurs, conserve toujours l’homogénéité de ses équations ; mais quoique, en géométrie, on ne puisse dépasser les trois dimensions, il n’hésite pas à utiliser dans les équations des grandeurs d’ordre supérieur. Wallis, dans sa Mathesis Universalis, ch. XI, Opera, I, p. 54, remarque qu’en géométrie, on ne peut multiplier un cube par son côté, mais que rien n’empêche de poursuivre en arithmétique. Il en conclut que le fait que les puissances algébriques montent souvent plus haut que les géométriques est une raison pour faire reposer l’algèbre sur l’arithmétique et non sur la géométrie. Les dénominations de ces genres de grandeurs sont données par Viète dans son Isagoge, chap. III, Opera, p. 3.

 

Grandeurs scalaires

Genres de grandeurs

Nombre de dimensions

Côté

Longueur

1

Carré

Plan

2

Cube

Solide

3

Carré-carré

Plan-plan

4

Carré-cube

Plan-solide

5

Cube-cube

Solide-solide

6

Carré-carré-cube

Plan-plan-solide

7

 

Les grandeurs scalaires sont les puissances algébriques. On appelle parfois les corps à 4 dimensions sursolides (ce qui ne signifie pas « plus que solide » ; le mot vient du latin « surde-solidum »). Sur l’origine de cette nomenclature, voir Marie, Histoire des sciences mathématiques et physiques, III, p. 36.

L’idée fait son chemin. Les Nouveaux Eléments de Géométrie d’Arnauld, II, § LII, Avertissement, in Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, p. 175-176, font allusion à ces sortes de multiplications et aux étendues à quatre dimensions, qui sont impossibles dans la nature, mais par lesquelles « on ne laisse pas de découvrir beaucoup de vérités ». Arnauld semble avoir en tête le présent passage des Lettres de A. Dettonville lorsqu’il remarque que ces produits imaginaires peuvent se réduire à en lignes ; mais il ajoute que cette justification ne touche pas le fond des choses, et n’est d’une certaine manière qu’un argument ad hominem : « il n’y a guère d’apparence que la vérité de ces sortes de preuves dépende de ces lignes, qui sont visiblement étrangères à ces démonstrations ».

 

Dans les Lettres de A. Dettonville, Pascal n’hésite pas à composer des corps géométriques dépassant les trois dimensions de la géométrie ordinaire.

Avec l’expression « plan-plan », il reprend une nomenclature connue. Un espace à quatre dimensions n’est pour Pascal rien d’autre qu’un espace à trois dimensions multiplié par une grandeur à une dimension. Il ne s’agit là, comme le dit le P. Bosmans, que d’un « langage conventionnel qui désigne une opération arithmétique parfaitement claire ». L’imagination rationnelle conçoit sans difficulté ce passage à partir de la réitération d’opérations communément admises qui font passer de la ligne à la surface ou de la surface au solide.

Prenons un exemple.

Dans Dettonville, Pascal appelle une somme de lignes ZM des petits rectangles très fins de longueur ZM et de largeur ZZ ; accolés les uns aux autres, ils forment une surface qui, lorsque les portions ZZ sont très nombreuses et très petites, s’identifie avec le demi-cercle CFM.

Mais imaginons que sur un triligne CAB, on multiplie les surfaces CIKA par une petite ligne égale à 1, la portion IGHK par une portion égale à 2, et ainsi de suite (ce que Pascal appelle en prendre la somme triangulaire), on engendre des corps à trois dimensions, dont la somme forme un corps solide que Pascal nomme onglet.

Mais rien n’empêche de poursuivre et d’imaginer que l’on multiplie ces solides partiels chacun par un segment linéaire : le corps engendré aura quatre dimensions, et dépassera les bornes de la géométrie ordinaire. Or les problèmes que Pascal a posés publiquement en 1658 nécessitent le recours à de tels corps dotés de 4 ou 5 dimensions.

La justification que Pascal apporte dans les Lettres de A. Dettonville montre qu’il s’inquiète moins de la construction d’une théorie générale des espaces à plus de trois dimensions qu’à la manière de faire accepter aisément par les géomètres le recours à des corps géométriques qui outrepassent les limites de la géométrie classique. Pascal écrit que si l’on est gêné par ces corps, il est toujours possible de calculer leurs rapports en les réduisant à ceux des corps ordinaires de la géométrie. « Pour suivre commodément un raisonnement géométrique dans cet espace », poursuit le P. Bosmans, « il faut l’abaisser d’un ou deux degrés, en y substituant aux rapports de deux surfaces ou de deux volumes celui de deux lignes. Dans l’usage qu’en fait Pascal pour établir certaines de ses formules, l’artifice réussit parfaitement » (p. 9). C’est d’ailleurs déjà ainsi que Pascal procédait dans le Potestatum numericarum Summa, pour tirer des sommes de carrés ou de cubes les quadratures de certaines paraboles.

La conception pascalienne rejoint en quelque manière celle de Descartes. Se reporter aux Notes de De Beaune sur la Géométrie, in Descartes, Correspondance, éd. Adam-Milhaud, III, p. 368-369, et Geometria, éd. 1638, note de De Beaune, p. 108 : par les noms usités de carrés, de cubes, etc., on n’entend que des « lineae omnino simplices » ; les lignes désignées par ces symboles ont entre elles les mêmes rapports que les vraies surfaces, les vrais solides, etc. Une ligne en effet n’a pas de rapport avec une surface ni avec un temps, en vertu de la loi d’homogénéité ; mais on peut bien exprimer par deux lignes le rapport qui se trouve entre deux surfaces ou deux vélocités.

Malgré toutes les explications fournies par Pascal, le jésuite Lalouvère a vertement repris Dettonville sur ce sujet. Le jésuite remarque tout d’abord que Pascal ne se limite pas à quatre dimensions, mais que non seulement la somme pyramidale de lignes dépasse les trois dimensions ordinaires de la géométrie (Veterum geometria..., Prop. VIII, p. 224 sq.), mais que les sommes pyramidales le conduisent bien au-delà : « quod si summas pyramidales curvae lineae contemplemur, illae erunt cuneata solida trium dimensionum ; quia cum ipsae lineae sint unius dimensionis, earum summa triangularis erit duorum ; summa vero pyramidalis, trium tantum juxta leges hujus generationis a Dettonvillaeo preascriptae ; juxta quam patet cylindri summam triangularem esse debere quaternarum dimensionum; et pyramidalem, quinarium » (Prop. X, Coroll., p.231-232. Traduction : « si nous considérons les sommes pyramidales d’une ligne courbe, ce seront des solides en forme de coin à trois dimensions ; parce que comme les lignes mêmes ont une dimension, leur somme triangulaire en aura deux ; mais leur somme pyramidale, trois seulement selon les règles de génération posées par Dettonville ; selon quoi il est évident que la somme triangulaire d’un cylindre doit avoir quatre dimensions et la somme pyramidale cinq ».). Le P. Lalouvère a peut-être raison sur le fond, mais il compte mal : une ligne a bien une dimension, mais dès qu’il est question de somme de lignes, il faut leur en attribuer deux ; par suite, une somme triangulaire de lignes en a trois, et une somme pyramidale quatre.

Dans les exemples fournis par Pascal, comme l’indique P. Costabel, la somme pyramidale des lignes aboutit à « une intégrale ordinaire qui a pour dimension 4 » (Essai sur les secrets..., p. 190) :

Pour les surfaces, la somme simple a trois dimensions, la somme triangulaire quatre et la somme pyramidale cinq. Enfin pour les solides, la somme simple a quatre dimensions, la somme triangulaire cinq et la pyramidale six. Mais cela ne change rien au fond de la question posée par le jésuite. Dans la Propositio VIII, p. 224 sq., qui fait expressément allusion à ce passage, le P. Lalouvère précise sa critique : il concède que, même s’il paraît étrange qu’on recherche des rapports entre surfaces à l’aide de solides (qu’ils aient trois dimensions ou plus), ceux qui « Algebrismum in Geometriam introduxerunt, illoque utuntur ad veritatem indagandam, non possunt quin saepe istis solidis utantur in progressu demonstrationis ». Mais cela n’est permis que dans le cours de la démonstration, et à condition qu’à la fin on en revienne à la véritable géométrie : « quod in cursu demonstrationis ejusmodi esto illis concessum, dummodo, cum ad metas ejus perventum fuerit, reductione omni peracta, res adeat ad quadratrices simplices et nativas, quas solas nostra methodus paris. Solida ista upertridiasazika, (hanc vocem novam in re nova designanda fingere liceat) quorum bases sunt quadratrices nostrae, vocat summas pyramidales » (p. 226). Enfin, dans la Prop. XVI, Lalouvère prend ses distances avec les méthodes d’esprit algébrique, qui conduisent à de telles constructions : « si in modo demonstrandi admisceat illam quam, vocant Speciosam Algebram, adhibendo regulas multiplicationis, divisionis, additionis, et subductionis, res adhuc obscurior evadet, facileque fieri poterit ut problema solutum putetur, cum adhuc solutionem desideret. Nisi enim purgetur ab illis solidis quaternae dimensionis, et aliarum omnium supra trinam excurrentium, solutio problematis Geometrici non est perfecta : quapropter hoc illam nomine nolim accusare nisi ad summum obscuritatis et Arabismi non necessarii » (p. 238-239). Sur le fait que la nécessité de surpasser les trois dimensions de la géométrie ordinaire conduit à subordonner la géométrie à l’arithmétique, voir Wallis John, Mathesis universalis, ch. XI, Opera mathematica, I, p. 56. « Potestates algebricae non raro altius ascendunt quam geometricae dimensiones. Cum enim geometria non plures quam tres admittat dimensiones, longitudinem, latitudinem et altitudinem seu profunditatem, adeoque nec ultra corpus solidum, seu cubum, ascendit, algebra interim ad quadratoquadratam seu surdesolidam, aliasque ad libitum superiores potestates procedit. »

Au XVIIe siècle, l’idée de dimension commence à s’abstraire et à se dissocier de sa signification purement spatiale. Dans sa lettre à De Beaune du 30 avril 1630 (éd. Alquié, II, Garnier, p. 129), Descartes écrit que l’on peut attribuer autant de différentes dimensions à chaque chose qu’on y trouve de diverses quantités à mesurer.

 

Retour au commentaire...