Le Dossier de travail (suite)

 

 

Utilisation des fragments de ce dossier dans l’édition de Port-Royal

 

La diversité des thèmes abordés dans les fragments de ce dossier a conduit les éditeurs de Port-Royal à répartir la plupart de ces fragments dans de nombreux chapitres de l’édition de 1670 :

Trois fragments sont venus compléter le chapitre II, Marques de la véritable religion : n° 8 (partiellement), 10 et 11.

Deux fragments ont été utilisés dans le chapitre III, Véritable Religion prouvée par les contrariétés qui sont dans l’homme, et par le péché originel : n° 16 et 22.

Le fragment n° 13 a été retenu dans le chapitre IX, Injustice, et corruption de l’homme.

Le fragment n° 6 a été retenu dans le chapitre XIV, Jésus-Christ.

Le fragment n° 12 (premier paragraphe) a été utilisé dans le chapitre XVIII, Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres.

Les deux fragments sur la nature est corrompue (n° 34 et partiellement le n° 35) ont trouvé leur place dans le chapitre XX, On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ.

Cinq fragments sont venus compléter le chapitre XXI, Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses : n° 17, 18, 19, 24 et 28.

Le fragment n° 29 apparaît dans le chapitre XXIII, Grandeur de l’homme.

Le fragment n° 32 a été utilisé dans le chapitre XXVI, Misère de l’homme.

Trois fragments ont été retenus dans le chapitre XXVIII, Pensées chrétiennes : n° 5, 14 et 21.

Le fragment n° 8, qui avait été utilisé partiellement dans le chapitre II en 1670, a été ajouté en 1678, avec le fragment n° 9, dans le chapitre XV, Preuves de Jésus-Christ par les prophéties.

Le second paragraphe du fragment n° 12 a été ajouté en 1678 dans le chapitre XXVIII, Pensées chrétiennes.

Ont été exclus des fragments qui ont pour caractère commun d’être courts, brefs et allusifs. Le fragment n° 20, par exemple, n’est qu’une liste de thèmes dont le sens n’est pas immédiatement clair pour le lecteur. Certains, comme le n° 31, qui contient une allusion à l’amour tel qu’il est présenté dans une pièce de Corneille, ont pu paraître peu convenables dans un livre de piété.

Les fragments n° 1, 2, 3, 4, 7, 15, 20, 23, 25, 26, 27, 30, 31 et 33 n’ont pas été retenus par le Comité. Seuls les fragments 23, 25, 30, 31 et 35 (retenu partiellement) ont ensuite été recopiés par Louis Périer dont une copie a été conservée ; les fragments 30, 31 et 35 ont été publiés en 1728 par P. N. Desmolets ;  les fragments 23 et 25 ont été publiés en 1776 par Condorcet. Les autres fragments n’ont pas retenu l’attention de Louis Périer. Il faut attendre le Rapport de V. Cousin en 1842 (n° 4, 15, 26 et 33) et l’édition Faugère (1844) pour qu’ils soient publiés.

 

Voir Pérouse Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009, p. 475 sq. et p. 521-522.

 

Aspects stratigraphiques des fragments

 

Aucun papier ne porte de filigrane.

Neuf papiers sont issus d’un livre de comptes (papiers à réglures pré-imprimées) : n° 4, 9, 11, 12, 17, 18, 22, 23 et 25.

Six papiers proviendraient de plusieurs feuillets de type Cadran & France et Navarre / P H :

les papiers RO 489-2 (n° 24) et RO 481-5 (n° 13) proviennent d’un même feuillet ; voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 166) ;

RO 487-1 (n° 19) ; voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 162) ;

RO 485-8 (n° 33) ; voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 157) ;

RO 491-7 (n° 35) ; voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 168).

RO 489-3 (n° 27).

Cinq papiers pourraient provenir de feuillets de type Armes de France et Navarre / I ♥ C : RO 485-6 (n° 5), RO 485-1 (n° 6), RO 77-1 (n° 8), RO 489-1 (n° 28) et RO 79-1 (32).

Le papier RO 77-3 (n° 21), qui porte l’écriture d’un copiste à l’écriture élégante, provient probablement d’un feuillet de type Cor couronné / P H.

Le papier RO 489-7 (n° 3) est issu d’un feuillet de type Grappe de raisin & Grappe de raisin (une grappe sur chaque feuillet) : voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 184).

Le papier RO 485-4 (n° 7) est probablement issu d’un feuillet de type Deux C couronnés & Armes de Gaston d’Orléans et I ♥ C : voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 2).

Le papier RO 77-2 (n° 10) pourrait provenir d’un feuillet de type Écusson fleurette RC/DV.

Le papier RO 75-7 (n° 29) est issu d’un feuillet de type Écu 3 annelets doubles / P.F. & pot / B. RODIER : voir la reconstitution de P. Ernst (Album, p. 109).

Les papiers RO 481-1 (n° 16), RO 481-6 (n° 20), RO 487-2 (n° 26), RO 483-3 (n° 30), RO 487-5 (n° 31) et RO 485-9 (n° 34) ne sont pas identifiés. Ernst a pu reconstituer la partie inférieure d’un feuillet d’où est issu le fragment n° 30 : voir la reconstitution (Album, p. 41).

Voir Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996, p. 316-318. La présence de papiers de la strate FNPH et de la liasse FNIC associe, selon P. Ernst, le Dossier de travail à la dernière période de travail de Pascal (qu’il situe au plus tôt après avril 1658). Cette période et les deux strates en question correspondent, selon P. Ernst, à une période durant laquelle Pascal intègre à son travail des éléments nouveaux, qui appartiennent à un « discours » théologique qui est alors en plein développement, parallèlement au « discours » anthropologique. Voir les p. 229 sq., et 237 sq.

 

Que représente ce dossier ?

 

Ce qui semble avoir éveillé l’attention des éditeurs, c’est la variété des sujets abordés dans cette liasse.

Louis Lafuma, Recherches pascaliennes, écrit que l’existence d’un grand nombre de papiers non classés s’explique par « l’arrêt brusque d’un travail de classement en cours d’exécution » : p. 64. Parmi les liasses de papiers non classés, « certaines présentent des papiers découpés et prêts pour le classement »; c’est le cas notamment de la « série I, qui contient une dizaine de fragments qui proviennent du découpage de deux grandes feuilles, dont une partie se trouve classée dans les liasses à titres » : p. 65. NDLR : Lafuma fait référence aux papiers à réglures. Mais l’idée qu’il s’agit de « deux grandes feuilles » n’est pas ici recevable.

Michel Le Guern, dans la lignée de Louis Lafuma, considère que cette liasse est composée de papiers découpés en attente de classement : voir Œuvres complètes, éd. Le Guern, II, Pléiade, p. 233.

Philippe Sellier propose une interprétation plus élaborée de cette « liasse », qui apparaît en tête de la copie C2 et qu’il présente comme la « liasse-table » du projet tel que Pascal l’avait conduit en 1658 (alors que dans C1, cette liasse se trouve placée après les liasses à titre et en tête des dossiers que L. Lafuma considère comme « non classés ».) Cette liasse « dépourvue de titre », occupe en quelque sorte une situation intermédiaire entre la table des titres qui figure dans les Copies, et les dossiers à titres qui réunissent les fragments destinés à alimenter la rédaction du livre préparé par Pascal. Elle rassemble tous les thèmes du projet de 1658, comme une table plus étoffée. On peut émettre à l’égard de cette interprétation cette réserve que, malgré la diversité des sujets abordés dans cette liasse, il en est de visiblement absents : par exemple on n’y trouve rien qui fasse allusion à l’argument du pari, tel qu’il est évoqué dans la liasse Commencement sauf peut-être dans Dossier de travail 5 (Laf. 387, Sel. 6). D’autre part, comme la plupart des autres liasses, les fragments ne sont pas ordonnés de manière visiblement logique. Peut-on alors parler de table ? D’autre part, il y aurait lieu, dans cette hypothèse, de préciser les rapports qui lieraient la « liasse-table » et la liasse Ordre.

Jean Mesnard propose une interprétation plus complexe, qui part de l’idée qu’il a existé, à un certain moment du travail de Pascal, une liasse La nature est corrompue, de même type que les 27 autres. Cette liasse comportait à l’origine deux fragments, Dossier de travail 34 (Laf. 416, Sel. 35), et Dossier de travail 35 (Laf. 417, Sel. 36), c’est-à-dire ceux qui se trouvent les deux derniers de la liasse dans les Copies. Voir Méthodes chez Pascal, p. 170.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 44 sq. S’appuyant sur le fait que des deux derniers fragment de cette liasse, le premier est précédé du titre La nature est corrompue, J. Mesnard les identifie à la liasse qui à l’origine portait ce titre. Ayant travaillé sur le thème de la corruption de la nature, Pascal s’est trouvé avoir dépassé le contenu de cette liasse ; mais il ne l’a pas détruite. Au cours du développement de la rédaction, il a mis de côté cette liasse et lui a ajouté ensuite de nouveaux fragments. Cette liasse traite une abondance de thèmes, parce que l’idée que la nature humaine est corrompue est une idée abondamment exploitée dans des fragments non incorporés aux liasses à titre, qui ont été écrits après la constitution de ces dernières : p. 45. L’ensemble de ces fragments constitue la série I.

Cette liasse a une unité. Entre la table des titres et la liasse-table, on constate des différences, parce que des changements sont intervenus dans les perspectives de Pascal. Mais la table des titres reste intangible, et Pascal n’a pas changé d’idée sur le plan d’ensemble de son apologie. Cependant le moment est important car alors, il a complété, infléchi son travail : cela manifeste un moment d’effort pour dominer ce qui est acquis, moment après lequel viennent des développements partiels nouveaux. La « liasse-table » contient un condensé de la thématique, mais plus explicite, plus composé ; elle contient beaucoup de plans partiels. C’est une somme abrégée et composée de l’ensemble des thèmes. On y trouve toutes les Pensées, mais en abrégé et de façon très compréhensive et pertinente. C’est en soi une synthèse, mais les idées y sont écrites à demi-mot. Les fragments sont des textes mnémotechniques, qui contiennent, à peine suggéré, ce qui devait être développé.

Mesnard Jean, “Aux origines de l’édition des Pensées : les deux Copies”, in Les Pensées de Pascal ont trois cents ans, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1971, p. 29. Pascal avait « entrepris de développer le sujet » de la liasse La nature est corrompue, qui présentait une double face : corruption de la nature humaine et rédemption par Jésus-Christ. Ces deux thèmes occupent les unités Preuves par discours II et Preuves par discours III, notamment dans les fragments Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) qui souligne que la foi chrétienne ne va presque qu’à établir ces deux choses : la corruption de la nature, et la Rédemption de Jésus-Christ, et le fragment Preuves par Discours III (Laf. 449, Sel. 690), selon lequel il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. La liasse permet donc de voir Pascal au travail sur une unité, mais aussi en liaison avec les unités voisines.

 

Situation du Dossier de travail dans les Copies

La question de la situation de la liasse Dossier de travail (Série I de Lafuma, Liasse-table dans l’édition Sellier) est étudiée dans l’article de Dominique Descotes et Gilles Proust, “Un projet du Centre International Blaise Pascal : l’édition électronique des Pensées”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 30, 2008, p. 12 sq. Comme l’a remarqué G. Proust, si l’on prend en considération les « grands dossiers » qui forment des ensembles contenant chacun plusieurs liasses, on constate que, loin d’être complètement hétérogènes, l’ordre de C1 et de C2 se trouve en correspondance étroite. Un copiste qui aurait travaillé en suivant l’ordre des grands dossiers que reflète C1, par exemple, et qui aurait entassé les dossiers à mesure que son travail progressait, placerait ces dossiers dans l’ordre de la Copie C2. Ces deux ordres ne sont en réalité qu’une transformation l’un de l’autre.

Rappelons ici les remarques proposées dans cet article :

Les travaux de Louis Lafuma, de Philippe Sellier et de Jean Mesnard ont attiré l’attention des pascalisants sur l’importance des Copies pour l’interprétation et la compréhension du manuscrit original. On sait que l’édition Lafuma Luxembourg (1951) suit l’ordre de la première Copie, alors que Philippe Sellier (1976) a préféré suivre la seconde, qu’il considère comme copie de référence ne varietur conservée par Gilberte.

L’étude de Jean Mesnard publiée en 1971 dans Les « Pensées » de Pascal ont trois cents ans, p. 1-30, sous le titre « Aux origines de l’édition des « Pensées » : les deux Copies », a permis de préciser les différences entre l’ordre des « unités » telles qu’elles sont placées dans chacune des deux Copies.

Jean Mesnard repère dans ces deux Copies des « grands dossiers » consacrés à des sujets communs, qui forment en quelque sorte des unités supérieures à ce que l’on appelle d’ordinaire des liasses. Par exemple, l’ensemble d’unités XXXII à XXXIV concerne exclusivement les miracles ; les unités XXI et XXII touchent l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse ; l’unité XX traite le problème de la créance.

 

Dans la première Copie (notée C1), Jean Mesnard distingue les groupements suivants.

 

1 à 27 (unités à titre correspondant à la « table des matières »)

Table des matières 1 et I

II à XIX

XX

XXI à XXII

XXIII à XXXI

XXXII à XXXIV

 

1 La table des matières et l’unité I sont sur le même cahier. Cette situation de la table des matières après les « liasses à titre » explique que, dans C1, une copie en ait été placée en tête de l’ensemble.

Dans la seconde Copie (notée C2), l’ordre est différent, et, en conservant la numérotation des unités précédente, on aboutit au classement suivant, apparemment tout différent.

 

Table des matières

I

1 à 27

XXXV

XXXII à XXXIV

XXIII à XXXI

XXI à XXII

XX

II à XIX

 

 

C1 ne comporte pas le titre Preuves de la religion par le peuple Juif, les prophéties et quelques discours, et l’unité XXXV (Contre la fable d’Esdras) n’y figure pas non plus.

Il faut également noter que dans C1, les unités sont chacune contenues dans un cahier propre, alors que dans C2, les unités ont été copiées continûment les unes après les autres, chevauchant les cahiers. De telle sorte que les unités de C1 ont pu subir des manipulations, alors que c’était impossible dans le cas de C2.

Contrairement à ce que pensait Louis Lafuma, qui croyait que C2 avait été copiée sur C1, Jean Mesnard a démontré que C1 et C2 découlent également d’une Copie antérieure qu’il appelle C0, copie perdue, sans doute détruite parce qu’elle était devenue inutile après la confection de C1 et C2.

Il découle de ces remarques que ni l’ordre de C1 ni l’ordre de C2 ne sont des « désordres aléatoires ». Jean Mesnard conclut du reste que l’un ou l’autre indifféremment peut servir de guide pour une édition.

Dans cette perspective, on peut montrer que, loin d’être complètement hétérogènes, les ordres respectifs de C1 et C2 sont en réalité intimement liés.

Faisons abstraction un moment de l’unité I et des 27 liasses à titres, il est visible que l’ordre des grands groupes d’unités (disons des grands dossiers) dans C2 est tout simplement l’inverse de celui de C1. Pour passer de l’un à l’autre, il suffit d’imaginer que les grands dossiers, dans C0, se trouvaient ordonnés comme dans C1 ; le copiste, à mesure qu’il avançait dans la transcription de C0 pour confectionner C1, a dû entasser les grands dossiers de C0 les uns sur les autres, les plaçant ainsi en ordre inverse. Or cet ordre est précisément celui de C2 qui a copié C0 dans l’ordre où elle a été laissée.

Il va de soi qu’en l’absence d’hypothèse sur l’antériorité respective de C1 et de C2, le processus peut fort bien avoir été inverse, et conduire de l’ordre des grands dossiers de C2 à l’ordre de C1.

Il reste à rendre compte de l’unité I et des liasses à titre.

Pour l’unité I, il faut remarquer qu’elle a suivi le sort de la table des matières, dans C1 comme dans C2,  très probablement du fait qu’elle devait en être déjà solidaire dans C0.

Il faut considérer que deux ensembles, l’unité I avec la table d’une part, et les 27 liasses à titres d’autre part (qu’on pourrait considérer comme un très grand dossier), ont reçu un traitement à part dans l’opération qui a engendré C1 et C2 à partir de C0. Ils forment du reste un ensemble qui a sa raison d’être, puisque le classement  des 27 liasses répond à la table des titres.

Supposons que l’ordre de C0 ait été celui qui a été reproduit dans C1. Cet ordre, rappelons-le, est le suivant :

 

1 à 27

Table des matières et I

II à XIX

XX

XXI à XXII

XXIII à XXXI

XXXII à XXXIV

Admettons que le copiste entreprenne de réaliser une copie. Il copie d’abord les unités 1 à 27 (unités à titre correspondant à la « table des matières »), puis la table des matières et I, qu’il entasse sur une première pile, dans l’ordre inverse.

Il copie ensuite les grands dossiers, qu’il entasse aussi dans l’ordre inverse, mais dans une seconde pile.

Le copiste a au bout du compte stocké l’ensemble des grands dossiers dans l’ordre où ils seront copiés dans C2.

 

Première pile

Deuxième pile

 

Table des matières et I

1 à 27

 

 

[XXXV]

XXXII à XXXIV

XXIII à XXXI

XXI à XXII

XX

II à XIX

 

Pour des raisons qu’il serait trop long d’exprimer ici, la présence de l’unité XXXV dans C2 et son absence dans C1 n’infirment pas la reconstitution de ce processus.

Le lecteur pourra vérifier par lui-même que le processus est le même si l’on suppose que C0 était à l’origine dans l’ordre que reflète C2, et qu’il aboutit à transformer l’ordre de C2 en ordre de C1.

Les résultats ainsi obtenus permettent d’envisager d’une manière nouvelle le problème de la différence de l’ordre entre les Copies C1 et C2 : en réalité, cette différence est purement apparente, puisqu’une simple transformation toute naturelle permet de passer d’un ordre à l’autre, tout en conservant l’ordre des grands dossiers.

En revanche, comme ces deux opérations que nous avons décrites sont parfaitement symétriques, il n’est pas possible, dans l’état actuel de l’analyse, d’affirmer que l’une est plus probable que l’autre, et par conséquent, de dire que l’une des Copies est antérieure à l’autre.

 

Il en résulte que, quoique le Dossier de travail se trouve en tête de l’édition de Ph. Sellier et au milieu de l’édition Lafuma, cette différence n’est pas essentielle. Dans les deux ordres, il s’agit d’une unité à part, étroitement associée aux vingt-sept liasses du projet de Pascal, et constituant un chantier réunissant des matériaux qui font l’objet d’un développement, à un moment de l’élaboration des Pensées.

Voir dans Gilles Proust, “Les Copies des Pensées”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 5 sq., une reprise des conclusions en question, apportant des compléments sur les papiers perdus et les papiers troués.

 

Sujets abordés par Pascal dans le Dossier de travail

 

Ces sujets couvrent presque tous les thèmes principaux de ce qu’annonce la table des matières, à quelques exceptions près. Certains thèmes sont abordés dans plusieurs fragments.

 

Vanité, inconstance et misère de la nature humaine

 

Fragment 1 (Laf. 383, Sel. 2). D’être insensible à mépriser les choses intéressantes, et devenir insensible au point qui nous intéresse le plus.

Fragment 4 (Laf. 386, Sel. 5). Fascinatio nugacitatis.Afin que la passion ne nuise point faisons comme s’il n’y avait que huit jours de vie.

Fragment 15 (Laf. 397, Sel. 16). La vraie nature étant perdue, tout devient sa nature ; comme le véritable bien étant perdu, tout devient son véritable bien.

Fragment 18 (Laf. 400, Sel. 19). L’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

Fragment 19 (Laf. 401, Sel. 20). Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude ni de bonheur. Ce désir nous est laissé tant pour nous punir que pour nous faire sentir d’où nous sommes tombés.

Fragment 21 (Laf. 403, Sel. 22). Misère. Salomon et Job ont le mieux connu et le mieux parlé de la misère de l’homme, l’un le plus heureux et l’autre le plus malheureux. L’un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l’autre la réalité des maux.

Fragment 22 (Laf. 404, Sel. 23). Toutes ces contrariétés qui semblaient le plus m’éloigner de la connaissance d’une religion est ce qui m’a le plus tôt conduit à la véritable.

Fragment 25 (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous-même c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.

Fragment 30 (Laf. 412, Sel. 31). Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou.

Fragment 31 (Laf. 413, Sel. 32). Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je ne sais quoi. Corneille. Et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de la terre aurait changé.

Fragment 32 (Laf. 414, Sel. 33). Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.

Fragment 33 (Laf. 415, Sel. 34). Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc. qu’on les mette sans rien faire.

 

La nature est corrompue

 

Fragment 34 (Laf. 416, Sel. 35). Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère. Avec Jésus-Christ l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité. Hors de lui il n’y a que vice, misère, erreur, ténèbres, mort, désespoir.

Fragment 35 (Laf. 417, Sel. 36). Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ nous ne savons ce que c’est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. Ainsi sans l’Écriture qui n’a que Jésus-Christ pour objet nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature.

 

Grandeur de l’homme

 

Fragment 29 (Laf. 411, Sel. 30). Grandeur de l’homme. Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisé, et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

 

Impuissance de la philosophie

 

Fragment 16 (Laf. 398, Sel. 17). Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états. Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme. Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est pas l’état de l’homme. Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur non de mérite mais de grâce et après avoir passé par la bassesse.

Fragment 25 (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous-même c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.

Fragment 26 (Laf. 408, Sel. 27). Une lettrede la folie de la science humaine et de la philosophie. Cette lettreavant le divertissement. Felix qui potuit. Felix nihil admirari. 280 sortes de souverain bien dans Montaigne.

Fragment 27 (Laf. 409, Sel. 28). Fausseté des philosophes qui ne discutaient pas l’immortalité de l’âme. Fausseté de leur dilemme dans Montaigne.

Fragment 28 (Laf. 410, Sel. 29). Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. Des Barreaux. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

 

Méfaits de l’amour propre

 

Fragment 14 (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fît plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.

 

Nécessité de la recherche

 

Fragment 23 (Laf. 405, Sel. 24). Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

 

Réflexions sur les preuves de la religion

 

Fragment 20 (Laf. 402, Sel. 21). Preuves de la religion. Morale. / Doctrine. / Miracles. / Prophéties. / Figures.

Fragment 22 (Laf. 404, Sel. 23). Toutes ces contrariétés qui semblaient le plus m’éloigner de la connaissance d’une religion est ce qui m’a le plus tôt conduit à la véritable.

Fragment 24 (Laf. 406, Sel. 25). Instinct, raison. Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme.

 

Problème général des prophéties

 

Fragment 2 (Laf. 384, Sel. 3). Macchabées, depuis qu’ils n’ont plus de prophètes. Massor depuis Jésus-Christ.

Fragment 3 (Laf. 385, Sel. 4). Mais ce n'était pas assez que les prophéties fussent, il fallait qu’elles fussent distribuées par tous les lieux et conservées dans tous les temps. Et afin qu'on ne prît point l'avènement pour un effet du hasard il fallait que cela fût prédit. Il est bien plus glorieux au Messie qu'ils soient les spectateurs et même les instruments de sa gloire, outre que Dieu les ait réservés.

Fragment 9 (Laf. 391, Sel. 10). Si cela est si clairement prédit aux Juifs comment ne l’ont-ils pas cru ou comment n’ont-ils point été exterminés de résister à une chose si claire. Je réponds. Premièrement cela a été prédit, et qu’ils ne croiraient point une chose si claire et qu’ils ne seraient point exterminés. Et rien n’est plus glorieux au Messie, car il ne suffisait pas qu’il y eût des prophètes il fallait qu’ils fussent conservés sans soupçon, or, etc.

Fragment 10 (Laf. 392, Sel. 11). Figures. Dieu voulant se former un peuple saint, qu’il séparerait de toutes les autres nations, qu’il délivrerait de ses ennemis, qu’il mettrait dans un lieu de repos a promis de le faire et a prédit par ses prophètes le temps et la manière de sa venue. Et cependant pour affermir l’espérance de ses élus dans tous les temps il leur en a fait voir l’image, sans les laisser jamais sans des assurances de sa puissance et de sa volonté pour leur salut, car dans la création de l’homme Adam en était le témoin et le dépositaire de la promesse du sauveur qui devait naître de la femme, Lorsque les hommes étaient encore si proches de la création qu’ils ne pouvaient avoir oublié leur création et leur chute, lorsque ceux qui avaient vu Adam n’ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé et l’a sauvé et noyé toute la terre par un miracle qui marquait assez et le pouvoir qu’il avait de sauver le monde et la volonté qu’il avait de le faire et de faire naître de la semence de la femme celui qu’il avait promis.  Ce miracle suffisait pour affermir l’espérance des élus. La mémoire du déluge étant encore si fraîche parmi les hommes lorsque Noé vivait encore Dieu fit ses promesses à Abraham et lorsque Sem vivait encore Dieu envoya Moïse, etc.

 

La personne de Jésus-Christ

 

Fragment 6 (Laf. 388, Sel. 7). Jésus-Christ que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre.

Fragment 7 (Laf. 389, Sel. 8). Pourquoi Jésus-Christ n’est-il pas venu d’une manière visible au lieu de tirer sa preuve des prophéties précédentes ?

Fragment 35 (Laf. 417, Sel. 36). Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ nous ne savons ce que c’est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. Ainsi sans l’Écriture qui n’a que Jésus-Christ pour objet nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature.

 

La perpétuité

 

Fragment 8 (Laf. 390, Sel. 9). Perpétuité. Qu’on considère que depuis le commencement du monde, l’attente ou l’adoration du Messie subsiste sans interruption, qu’il s’est trouvé des hommes qui ont dit que Dieu leur avait révélé, qu’il devait naître un Rédempteur qui sauverait son peuple. Qu’Abraham est venu ensuite dire qu’il avait eu révélation qu’il naîtrait de lui par un fils qu’il aurait, que Jacob a déclaré que de ses douze enfants il naîtrait de Juda, que Moïse et les prophètes sont venus ensuite déclarer le temps et la manière de sa venue. Qu’ils ont dit que la loi qu’ils avaient n’était qu’en attendant celle du Messie, que jusque là elle serait perpétuelle, mais que l’autre durerait éternellement, qu’ainsi leur loi ou celle du Messie dont elle était la promesse serait toujours sur la terre, qu’en effet elle a toujours duré, qu’enfin est venu Jésus-Christ dans toutes les circonstances prédites. Cela est admirable.

 

Connaissance de l’homme et connaissance de Dieu

 

Fragment 11 (Laf. 393, Sel. 12). La vraie nature de l’homme, son vrai bien et la vraie vertu et la vraie religion sont choses dont la connaissance est inséparable.

Fragment 12 (Laf. 394, Sel. 13). Au lieu de vous plaindre de ce que Dieu s’est caché vous lui rendrez grâces de ce qu’il s’est tant découvert et vous lui rendrez grâces encore de ce qu’il ne s’est pas découvert aux sages superbes indignes de connaître un Dieu si saint. Deux sortes de personnes connaissent ceux qui ont le cœur humilié et qui aiment la bassesse, quelque degré d’esprit qu’ils aient haut ou bas, ou ceux qui ont assez d’esprit pour voir la vérité quelques oppositions qu’ils y aient.

Fragment 13 (Laf. 395, Sel. 14). Quand nous voulons penser à Dieu n’y a-t-il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs ; tout cela est mauvais et né avec nous.

Fragment 17 (Laf. 399, Sel. 18). Si l’homme n’est fait pour Dieu pourquoi n’est-il heureux qu’en Dieu ? Si l’homme est fait pour Dieu pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

Fragment 25 (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent : rentrez au dedans de vous-même c’est là où vous trouverez votre repos. Et cela n’est pas vrai. Les autres disent : sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n’est pas vrai, les maladies viennent. Le bonheur n’est ni hors de nous ni dans nous ; il est en Dieu et hors et dans nous.

Fragment 35 (Laf. 417, Sel. 36). Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ nous ne savons ce que c’est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. Ainsi sans l’Écriture qui n’a que Jésus-Christ pour objet nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature.

 

Crainte à l’égard de la foi 

 

Fragment 5 (Laf. 387, Sel. 6). Ordre. J’aurais bien plus de peur de me tromper et de trouver que la religion chrétienne soit vraie, que non pas de me tromper en la croyant vraie.

 

Bibliographie

 

DESCOTES Dominique et PROUST Gilles, “Un projet du Centre International Blaise Pascal : l’édition électronique des Pensées”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 30, 2008, p. 2-14.

ERNST Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1996.

LAFUMA Louis, Recherches pascaliennes, Paris, Delmas, 1949.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “Aux origines de l’édition des Pensées : les deux Copies”, in Les Pensées de Pascal ont trois cents ans, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1971, p. 1-30.

Méthodes chez Pascal. Actes du colloque tenu à Clermont-Ferrand, 10-13 juin 1976, Paris, Presses Universitaires de France, 1979.

PASCAL Blaise, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Garnier, 2011.

PÉROUSE Marie, L’invention des Pensées de Pascal. Les éditions de Port-Royal (1670-1678), Paris, Champion, 2009.

PROUST Gilles, “Les Copies des Pensées”, Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 4-47.

 

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