Dossier de travail - Fragment n° 13 / 35  – Papier original : RO 481-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 12 p. 193 v° / C2 : p. 4-5

Éditions de Port-Royal : Chap. IX - Injustice, et corruption de l’homme : 1669 et janvier 1670 p. 73  / 1678 n° 4 p. 74

Éditions savantes : Faugère I, 228, CLXVIII / Havet XXIV.55 / Brunschvicg 478 / Tourneur p. 302-3 / Le Guern 374 / Lafuma 395 / Sellier 14

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Bibliographie

 

 

SHIOKAWA Tetsuya, “La pensée”, in Entre foi et raison : l’autorité, Paris, Champion, 2012, p. 29-45.

THIROUIN Laurent, “Se divertir, se convertir”, in DESCOTES Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 299-322.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, Studi francesi, 143, 2004, p. 262-272.

 

 

Éclaircissements

 

Quand nous voulons penser à Dieu, n’y a-t-il rien qui nous détourne, nous tente de penser ailleurs ?

 

L’instabilité et l’inconstance de la pensée humaine fait l’objet du fragment barré verticalement Laf. 542, Sel. 459. Hasard donne les pensées, et hasard les ôte. Point d’art pour conserver ni pour acquérir. Pensée échappée je la voulais écrire ; j’écris au lieu qu’elle m’est échappée.

Mais la signification du présent fragment va bien au-delà de cette remarque sur la vanité humaine inspirée de Montaigne.

Sur le fait que le sujet pensant « ne peut maîtriser ni posséder sa propre pensée », voir l’étude de Shiokawa Tetsuya, “La pensée”, in Entre foi et raison : l’autorité, p. 29-45, particulièrement p. 34 sq.

Ce fragment propose une résurgence de l’idée du divertissement. Voir Divertissement. Mais comme c’est généralement le cas chez Pascal, elle est présentée sous un jour original.

Dans Philosophes, Pascal souligne surtout ce que le divertissement a de contraire aux maximes philosophiques des stoïciens. Voir Philosophes 5 (Laf. 143, Sel. 176) : Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux‑mêmes et nous appellent quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beau dire : Rentrez‑vous en vous‑mêmes, vous y trouverez votre bien, on ne les croit pas. Et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. En d’autres termes, les philosophes ne comprennent pas la nature humaine, et prodiguent des conseils qui ne lui conviennent pas.

Pascal ne pense pas dans ce fragment au divertissement qui vise seulement à faire oublier à l’homme sa condition faible et mortelle, mais d’une forme de diversion plus étrange et plus grave, puisqu’il s’agit de ce qui détourne l’homme de la pensée de Dieu. Ce divertissement particulier est directement contraire à la conversion. D’autre part, Pascal rattache ici cette forme de divertissement à la concupiscence, inclination mauvaise qui est née avec le cœur de l’homme après le péché qui a corrompu sa nature.

Thirouin Laurent, “Se divertir, se convertir”, p. 299-322. Voir p. 304. Le divertissement, dans cet aspect particulier, enferme un scandale : Dieu peut être écarté par des bagatelles, la fascinatio nugacitatis du livre de la Sagesse.

Pascal considère que dans ce cas, la disproportion est telle qu’elle demande une raison qui dépasse les forces de la nature. Il serait naturel que l’homme accorde une attention prioritaire à ce qui touche son intérêt le plus profond et le plus visible. Or la conduite de l’homme, qui se jette dans la diversion dès qu’il devrait penser à Dieu a quelque chose de monstrueux. Pascal l’a expliqué plus amplement dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C’est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Ce fragment demande à être lu en rapport avec les Écrits sur la grâce, particulièrement la Lettre sur la possibilité des commandements, OC III, éd. J. Mesnard, p. 642-716, surtout pour les sections qui touchent la persévérance dans la prière, section 6, p. 693 sq., et 7, p. 711 sq., où Pascal écrit que si « Dieu s’est obligé » de donner et de ne jamais refuser les secours de sa grâce à « ceux qui les demandent », « il ne suffit pas » aux hommes « de demander aujourd’hui avec un esprit pur la continence pour demain, car si ensuite on entre dans l’impureté, qui ne voit que le changement du cœur détruit l’effet de la prière précédente, et que, pour avoir la continence demain, il ne faut point cesser de la demander ? Et ainsi, si dans l’instant présent, on demande le don de la prière pour l’instant suivant, n’est-il pas clair qu’on ne l’obtiendra pas si l’on ne continue par à le demander ? » (p. 713). Par conséquent, la prière, qui n’est pas autre chose que la pensée de demander à Dieu le secours de sa grâce, doit être continuelle. L’inconstance humaine qui fait que l’on s’en détourne interrompt la continuité de la prière et fait retomber l’homme dans le péché.

D’une certaine manière, Pascal résume dans ce fragment l’état de l’esprit des chrétiens qui n’ont reçu qu’une « grâce temporaire » et se laissent ainsi délaisser par Dieu, par opposition aux « élus » auxquels a été accordée le don de la persévérance finale. Voir le commentaire de J. Mesnard sur ce point dans OC III, p. 610 sq.

L’attitude saine serait celle que suggère le fragment Dossier de travail (Laf. 386, Sel. 5). Au lieu de céder à la fascinatio nugacitatis, il faut agir de telle manière que la passion ne nuise point, c’est-à-dire comme s’il n’y avait que huit jours de vie.

 

Tout cela est mauvais et né avec nous.

 

Pascal attribue à la concupiscence la légèreté d’esprit qui pousse l’homme à se divertir de la pensée de Dieu pour autre chose. Pascal n’avait pas associé la concupiscence à la forme du divertissement évoquée dans la liasse qui porte ce titre, quoiqu’il soit évident qu’en cherchant à se détourner de la conscience de sa propre misère, on se détourne du même coup de Dieu. Mais la misère de l’homme est telle qu’il y a quelque chose de naturel dans le déni de réalité qui la fait fuir. On peut trouver à la tentative d’oublier sa condition misérable et mortelle des explications moins profondes, ne serait-ce par exemple que la peur. En revanche, il n’en va plus de même pour le divertissement qui détourne l’homme de penser à Dieu : l’oubli de Dieu est clairement un effet de la concupiscence, pour lequel il n’y a pas d’excuse réelle.

Sur le fait que la concupiscence est née avec nous, c’est-à-dire inhérente à la nature de l’homme après la chute, voir dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, III, OC III, éd. J. Mesnard, 9-10, p. 794 : 9. « Ce péché ayant passé d’Adam à toute sa postérité, qui fut corrompue en lui comme un fruit sortant d’une mauvaise semence, tous les hommes sortis d’Adam naissent dans l’ignorance, dans la concupiscence, coupables du péché d’Adam et dignes de la mort éternelle. 10. Le libre arbitre est demeuré flexible au bien et au mal ; mais avec cette différence, qu’au lieu qu’en Adam il n’avait aucun chatouillement au mal, et qu’il lui suffisait de connaître le bien pour s’y pouvoir porter, maintenant il a une suavité et une délectation si puissante dans le mal par la concupiscence qu’infailliblement il s’y porte de lui-même comme à son bien, et qu’il le choisit volontairement et très librement et avec joie comme l’objet où il sent sa béatitude. »