Dossier de travail - Fragment n° 15 / 35  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 13 p. 193 v° / C2 : p. 5

Éditions savantes : Faugère II, 131, X / Havet XXV.84 / Brunschvicg 426 / Le Guern 376 / Lafuma 397 / Sellier 16

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Bibliographie

 

 

FERREYROLLES Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995.

 

 

Éclaircissements

 

Il faut sous-entendre le complément de l’homme dans les deux propositions.

Le texte n’établit pas une relation de cause à effet entre les deux propositions, mais seulement une analogie : la nature de l’homme, comme son souverain bien peuvent prendre n’importe quelle forme sans exception.

Nature et bien sont cependant des notions corrélatives : la nature, c’est ce que l’on est, avec les capacités et les impuissances correspondantes. Le bien, c’est ce pour quoi l’être est fait, ce à quoi il tend et qu’il cherche à acquérir, selon les forces dont il dispose. Il faut comprendre qu’une fois que le péché a apporté dans la nature de l’homme la blessure de la corruption, il n’a plus les forces nécessaires pour connaître par lui-même son vrai bien, et qu’il est réduit à le remplacer par des substituts qui peuvent être quelconques, du noble idéal des Stoïciens aux objets les plus ridicules.

 

La vraie nature étant perdue tout devient sa nature.

 

Les contrariétés de la nature de l’homme sont invoquées dans les premières liasses des Pensées sous des formes très concrètes.

Contrariétés 9 (Laf. 126, Sel. 159)Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée.

La coutume est une seconde nature qui détruit la première.

Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ?

J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature.

Le fait que la nature de l’homme dépend de faculté aussi déréglées que l’imagination est expliqué dans le fragment Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). Imagination. [...] Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature.

Ferreyrolles Gérard, Les reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, p. 43 sq. Si toute coutume peut devenir nature, et si tout nature peut être détruite par la coutume, il n’y a plus de différence entre nature et coutume, si poser que « la nature de l’homme est tout nature » revient à poser que tout peut en nous, par la coutume, être rendu naturel, rien ne l’est : la nature de l’homme est de n’avoir pas de nature. Sur la radicalité des formules « tout branle avec le temps », « la coutume est toute l’équité », etc. : p. 48. La réversibilité de la coutume fait qu’il « n’y a rien qu’on ne rende naturel » : p. 65.

Contrariétés 8 (Laf. 125, Sel. 158). Qu’est-ce que nos principes naturels sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfants ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères comme la chasse dans les animaux ?

Une différente coutume en donnera d’autres principes naturels. Cela se voit par expérience et s’il y en a d’ineffaçables, à la coutume. Il y en a aussi de la coutume contre la nature ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend de la disposition.

En revanche, c’est dans la liasse Souverain bien que Pascal explique que cet état de fait provient de la perte de la première nature, dont la condition est décrite dans le Traité de la prédestination (Écrits sur la grâce, OC III, éd. J. Mesnard, p. 792 sq.)

Souverain bien 2 (Laf 148, Sel. 181). Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même.

Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place, astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste. Et depuis qu’il a perdu le vrai bien tout également peut lui paraître tel jusqu’à sa destruction propre, quoique si contraire à Dieu, à la raison et à la nature tout ensemble.

Les uns le cherchent dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés.

 

Comme, le véritable bien étant perdu tout devient son véritable bien.

 

Souverain bien 2 (Laf 148, Sel. 181). Tout, c’est-à-dire n’importe quoi : astres, ciel, terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultère, inceste...

Sur la notion de souverain bien, voir notre commentaire sur Souverain bien 2. Le vrai bien peut être assimilé au souverain bien, c’est-à-dire ce qui, dans la morale, correspond à la dernière fin, mais sans exclure nécessairement les biens secondaires qui en dépendent et sont des moyens pour l’acquérir.

Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 1 Bibliothèque augustinienne : « Illud enim est finis boni nostri, propter quod appetenda sunt cetera, ipsum autem propter seipsum. » Voir Livre VIII, Bibliothèque augustinienne, p. 259 : le souverain bien est la fin en ce sens que c’est pour lui qu’on veut les autres biens ; mais on le veut pour lui-même. Voir Livre XIX, p. 41 : la fin de notre bien est ce en vue de quoi il faut désirer les autres biens, mais qui lui-même doit être désiré pour lui-même.

Voir Lalande André, Vocabulaire, art. Fin, p. 352. La fin est ce pourquoi quelque chose existe ou se fait, but, intention ou sens. Voir Arnauld Antoine, Seconde apologie pour Jansénius, Livre III, ch. XVII, Œuvres, XVII, p. 316 sq. Même dans la morale laïque, « tous les philosophes demeurent d’accord, comme d’une maxime indubitable, que la nature du souverain bien, quel qu’il soit, est d’être recherché pour lui-même, et toutes les autres choses pour lui ; en sorte que nous lui rapportions toutes les actions de notre vie ». Arnauld cite Aristote, Morale, I, 1 ; les platoniciens, Cicéron, De finibus, II et V, « le souverain bien est celui auquel il faut tout rapporter, et qu’il ne faut rapporter à autre chose ». Voir l’analyse de Laporte Jean, La morale, I, p. 111 sq.

L’idée que tout peut tenir lieu de souverain bien à l’homme corrompu peut avoir été inspirée par des sources bibliques, notamment par le Livre de la Sagesse, XIII, 1-2 : « Vani sunt autem omnes homines quibus non subest scientia Dei ; et de his quae videntur bona non potuerunt intellegere eum qui est, neque operibus adtendentes agnoverunt quis esset artifex : sed aut ignem, aut spiritum, aut citatum aerem, aut gyrum stellarum aut nimiam aquam aut solem et lunam rectores orbis terrarum deos putaverunt ». Tr. de Sacy : « Tous les hommes qui n’ont point la connaissance de Dieu ne sont que vanité : ils n’ont pu comprendre par les biens visibles celui qui est souverainement, et ils n’ont point reconnu le créateur par la considération de ses ouvrages : mais ils se sont imaginés que le feu, ou le vent, ou l’air le plus subtil ou la multitude des étoiles, ou l’abîme des eaux, ou le soleil et la lune étaient les dieux qui gouvernaient tout le monde ». Commentaire de Sacy : « [Les hommes] ont pris les créatures pour le créateur, au lieu que leur beauté même visible, comme dit saint Augustin, les devait conduire à reconnaître cette beauté souveraine et invisible, comme les rayons mènent au soleil, et les ruisseaux à la source ».

Mais il faut naturellement renvoyer surtout à Montaigne. Pascal illustre ici l’idée qu’il a formulée que les philosophes n’ont fait qu’accroître la confusion, lorsqu’il compte « 280 sortes de souverains biens » ; voir Essais, II, 12. « Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien, duquel par le calcul de Varro, naquirent 288 sectes ». L’édition de 1652, p. 424, donne le nombre de 280. Voir Dossier de travail (Laf. 408, Sel. 27). 280 sortes de souverain bien dans Montaigne. Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 36, renvoie à Montaigne, Essais, II, 12, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 543 sq.

Ces idées font partie du fonds des sceptiques et pyrrhoniens. Voir Mersenne Marin, La vérité des sciences, I, éd. Descotes, Paris, Champion, 2003, p. 148 , qui fait parler un sceptique en ces termes : « La Morale n’est pas moins douteuse, car on fait une infinité de chimères sur ce principe, bonum amplectendum, malum fugiendum est, l’un disant qu’une chose est bonne, et l’autre qu’elle est mauvaise : un troisième viendra, qui la tiendra pour indifférente, car un chacun suit le plus souvent son affection, quand il juge des choses morales : dirons-nous pas plutôt, que quod placet licet ? loi faite par Sémiramis en Babylone, comme on dit : nous voyons que les diverses fins lesquelles les hommes se proposent, sont causes qu’ils embrassent diverses manières de vivre et de créance : quels principes peuvent avoir ceux qui ont mis le souverain bien en la volupté du corps, et le souverain mal en sa douleur ? d’autres l’ont mis au lucre, et au profit, en la vertu, en l’honneur, en la sagesse spéculative, et en d’autres choses fort diverses. Les uns disent qu’il est bon d’avoir plusieurs femmes ; les autres mauvais : quelques uns attribuent une loi à Solon, laquelle approuvait la Sodomie : le larcin a été approuvé par les Lacédémoniens : les Turcs pensent que ce soit péché de boire du vin : beaucoup d’Américains tiennent à honneur de manger de la chair humaine : à qui nous pourrons-nous rapporter pour savoir ce qui est bon ou mauvais, puisqu’un chacun en pense, et en juge diversement ? Ceux du Brésil gardent le lit après que leurs femmes sont accouchées, comme s’ils avaient enfanté. Pour la justice, si on la rend, on sera estimé fol : que dirait-on si les Romains et les Espagnols rendaient tout ce qu’ils ont acquis du bien d’autrui, et s’en retournaient habiter les petites cases, qu’ils avaient auparavant : et Salomon a-t-il pas dit lui-même que justus perit in justitia sua, et impius multo vivit tempore in malitia sua ? à quoi il ajoute, noli ergo esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas. »

Laf. 626, Sel. 519. Recherche du vrai bien. Le commun des hommes met le bien dans la fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement. Les philosophes ont montré la vanité de tout cela et l’ont mis où ils ont pu.

Laf. 76, Sel. 111. S’il y a quelque chose où son intérêt propre ait dû la faire appliquer de son plus sérieux, c’est à la recherche de son souverain bien. Voyons donc où ces âmes fortes et clairvoyantes l’ont placé et si elles en sont d’accord. L’un dit que le souverain bien est en la vertu, l’autre le met en la volupté, l’autre à suivre la nature, l’autre en la vérité, Felix qui potuit rerum cognoscere causas, l’autre à l’ignorance tranquille, l’autre en l’indolence, d’autres à résister aux apparences, l’autre à n’admirer rien, Nihil mirari prope res una quae possit facere et servare beatum, et les braves pyrrhoniens en leur ataraxie, doute et suspension perpétuelle, et d’autres plus sages, qu’on ne le peut trouver, non pas même par souhait. Nous voilà bien payés ! (Texte barré verticalement)

Il faut aussi rapprocher ce fragment de Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94), car ce qui est vrai du bien l’est aussi du juste : On ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. [...] Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ? Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. [...] De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps.

L’idée peut être aussi rapprochée du thème du talon de soulier : voir Laf. 634, Sel. 527. La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose.

La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs, C’est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisit [...]. Tant est grande la force de la coutume que de ceux que la nature n’a fait qu’hommes on fait toutes les conditions des hommes. Car des pays sont tout de maçons, d’autres tout de soldats etc. Sans doute que la nature n’est pas si uniforme ; c’est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature, et quelquefois la nature la surmonte et retient l’homme dans son instinct malgré toute coutume bonne ou mauvaise.

Un fragment peu connu donne des exemples curieux de la manière dont l’esprit humain, une fois qu’il a perdu de vue les principes du vrai bien, reconstruit des morales aberrantes : voir Laf. 794, Sel. 647. C’est une plaisante chose à considérer de ce qu’il y a des gens dans le monde qui ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement comme par exemple les soldats de Mahomet, etc., les voleurs, les hérétiques, etc., et ainsi les logiciens.

Il semble que leur licence doive être sans aucunes bornes, ni barrières voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes. L’allusion finale aux logiciens n’a pas de rapport avec le problème moral, mais il permet de faire un rapprochement avec la fin de L’art de persuader.