Dossier de travail - Fragment n° 16 / 35  – Papier original : RO 481-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 14 p. 195 / C2 : p. 5-6

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janvier 1670 p. 44  / 1678 n° 21 p. 46-47

Éditions savantes : Faugère II, 91, I / Havet XII.17 / Brunschvicg 525 / Tourneur p. 302-4 / Le Guern 377 / Lafuma 398 / Sellier 17

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, p. 360.

MESNARD Jean, “Structures binaires et structures ternaires dans les Pensées de Pascal”, in Pascal, Pensées, Littératures classiques, n° 20, supplément 1994, Paris, Klincksieck, 1994, p. 45-57.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd. Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 216-217.

REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal, Paris, Champion, 2007.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 237.

SUSINI Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Paris, Champion, 2008.

 

 

Éclaircissements

 

Sur les constructions en symétrie, les parallélismes et la répétition chez Pascal, voir Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 602 sq. Pascal s’appuie sur les jeux conjugués d’antithèse pour encadrer une structure parallèle. Sur la technique de combinaison de la brièveté, de l’antithèse et de la répétition, voir p. 611 sq. Le présent fragment donne un excellent exemple des « figures de continuité phonique » étudiées p. 618 sq.

La structure du texte comporte deux ensembles successifs : le premier comporte une dominante négative, caractérisée par les formules ne prescrivaient point, et ce n’est pas/point l’état de l’homme. La seconde indique la véritable manière d’entendre les mouvements de grandeur et de bassesse par la répétition du positif il faut ; mais l’exclusion des erreurs mentionnées dans le premier mouvement est rappelé par les deux réserves non pour y demeurer et non de mérite.

L’intérêt rhétorique de cette structure consiste en ce qu’elle illustre tout à la fois l’opposition des stoïciens et des épicuriens, mais en soulignant leur commun caractère insatisfaisant, ce qui permet de montrer ensuite comment la religion chrétienne reprend les exigences des philosophes sur les mouvements de grandeur et de bassesse, mais en transformant leur fin.

Ce fragment apporte une lumière intéressante sur le fragment Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163) :

S’il se vante je l’abaisse

S’il s’abaisse je le vante.

Et le contredis toujours

Jusquà ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible.

Dans ce dernier texte, le mouvement qui conduit de l’affirmation de la misère à celle de la grandeur, puis inversement de celle de la grandeur à celle de la misère, le cercle vicieux semble pouvoir se poursuivre à l’infini, au moins jusqu’à ce que le lecteur comprenne qu’il ne comprend pas.

Dans le fragment Dossier de travail 16, Pascal se contente de mettre en opposition les deux doctrines philosophiques contraires, et il insiste sur le dernier temps, celui où le lecteur est censé avoir compris qu’il n’échappera au cercle vicieux qu’en partant du principe qu’il doit tout remettre en question.

Cependant, le fragment A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182) affirme que, dans la remise à plat de tout le problème anthropologique, il faut conserver ce que les philosophes ont remarqué, savoir qu’il existe en l’homme un principe de grandeur et un principe de misère.

Dossier de travail 16 montre comment il est possible de reprendre ces observations sans retomber dans le cercle vicieux précédent, en changeant le sens de la double affirmation de la grandeur et de la misère :

Ces mouvements de grandeur et de bassesse, qui chez les philosophes n’ont pas d’autre fin qu’eux-mêmes, sont présentés dans la religion chrétienne comme des mouvements transitoires, qui de la bassesse vont à la grandeur, et non pas l’inverse, et conduisent à la soumission à la grâce. À une opposition statique et pour ainsi dire bloquée, Pascal substitue l’idée d’un cheminement orienté et pourvu d’une fin.

Sur l’ensemble de la stratégie à laquelle correspond ce fragment, voir l’analyse de Reguig-Naya Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal, p. 328-335. Les propositions contradictoires des philosophes contredisent si bien la réalité de l’homme qu’elles provoquent une sorte de blocage de l’assentiment (arrepsie), qui ouvre à la synthèse théologique qui donne un sens nouveau aux idées de grandeur et de bassesse.

 

Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionnés aux deux états.

 

Sentiment : se dit figurément en choses spirituelles, des diverses vues dont l’âme considère les choses, qui lui en font concevoir de différentes idées ou opinions (Furetière). Le mot signifie aussi jugement.

Il ne s’agit dans ce fragment ni des deux états de la nature de l’homme, état de grandeur et de bassesse pris en eux-mêmes, mais des sentiments qu’ils doivent inspirer, c’est-à-dire du jugement qu’on doit en faire.

Pascal estime que les sentiments qu’inspiraient les philosophes, c’est-à-dire des jugements qu’ils proposaient aux hommes d’adopter à l’égard de leur propre nature et de leur propre condition ne sont pas proportionnés à un être dont la nature comporte deux aspects de grandeur et de misère, consécutifs à la chute dans le péché et à la corruption.

Proportionner : user de proportion, de convenance.

Il faut comprendre que les philosophes ayant tous cru que la nature de l’homme est simple, n’ont usé que de principes inadéquats pour la comprendre, et n’ont proposé que des maximes de morale inadaptées, n’étant fondées que sur un seul de ses caractères.

Sur le mouvement argumentatif que cristallise ce fragment, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 216-217.

 

Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure et ce n’est pas l’état de l’homme.

 

C’est la position des philosophes stoïciens, qui est reprise par Pascal dans la liasse Grandeur. Pascal a aussi exposé les grandes lignes de la pensée stoïcienne d’Épictète dans L’entretien avec M. de Sacy : « Épictète [...] est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme » (éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 93).

 

Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure et ce n’est point l’état de l’homme.

 

C’est la position des philosophes sceptiques et épicuriens, qui est reprise par Pascal dans les liasses Vanité, Misère et Ennui. Pascal a aussi exposé les grandes lignes de la pensée stoïcienne dans L’entretien avec M. de Sacy. Voir éd. cit., p. 99 sq.

 

Il faut des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence, non pour y demeurer mais pour aller à la grandeur.

 

Pénitence : amendement des mœurs, conversion, satisfaction qu’on fait à Dieu pour les fautes qu’on a commises. Mais le mot désigne aussi le sacrement par lequel Dieu pardonne aux pécheurs les fautes qu’ils ont commises quand ils en sont repentants, après les avoir confessées au prêtre qui en absout. Le sens du mot pénitence dans ce fragment n’est évidemment pas le second. Il est certainement plus proche du premier.

Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, art. Pénitence, p. 511 sq. Pénitence désigne la conversion du pécheur, soit tout un ensemble d’actes intérieurs et extérieurs de réparation du péché commis et de l’état qui en résulte pour le pécheur. Le sacrement de pénitence apporte au pécheur la grâce dont il a besoin et opère son retour en grâce. Sur la nécessité de la contrition dans la pénitence : p. 513.

Sur la pénitence comme sacrement, voir la Provinciale X, et Plainemaison Jacques, “Blaise Pascal et le sacrement de pénitence. Attrition et amour de Dieu”, in Blaise Pascal polémiste, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2003, p. 85-94.

S’il est certain que Pascal ne pense pas ici au sacrement de pénitence proprement dit, la manière dont il conçoit la démarche de pénitence qui est en cause dans ce fragment n’est pas très différente.

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 360. Cette réflexion, qui montre l’insuffisance complémentaire du stoïcisme et de l’épicurisme, constitue une excellente introduction aux problèmes de vie religieuse abordés dans les IXe et Xe Provinciales. Pour Pascal, la spiritualité se place dans le prolongement direct de la morale et ne donne pas lieu à des attitudes proprement différentes. Il n’est pas de véritable piété sans conversion du cœur, c’est-à-dire sans renoncement à soi et soumission à Dieu. La Xe Provinciale ne fait qu’affirmer, à propos du sacrement de pénitence, la nécessité de cette conversion. Il n’est pas de morale sans adhésion au mystère chrétien de la chute et de la rédemption, sans la pénitence et sans la grâce.

L’état d’esprit du pénitent qui sort de la confession est lui aussi un état double, qui combine la joie d’avoir été délivré de ses fautes, et la crainte de retomber dans le péché. Voir Laf. 712, Sel. 590 : Une personne me disait un jour qu’il avait une grande joie et confiance en sortant de confession. L’autre me disait qu’il restait en crainte. Je pensais sur cela que de ces deux on en ferait un bon et que chacun manquait en ce qu’il n’avait pas le sentiment de l’autre. Cela arrive de même souvent en d’autres choses. Le traitement que Pascal cherche à imposer à son lecteur participe du même état d’esprit. Il s’agit de donner au lecteur un premier sentiment de sa faiblesse et de sa misère, avec la conscience que sa nature ne l’exclut jamais de la possibilité de retomber dans la misère. Mais il faut aussi lui faire sentir que cette nature peut être réparée et restaurée dans sa grandeur primitive par la grâce de Dieu. Ces deux sentiments ne sont contraires qu’en apparence, car aucun ne peut être sincère sans l’autre : le sentiment de la grandeur qui perd le sens de la misère conduit à l’orgueil, et le sentiment de la misère sans conscience de la possibilité d’une rédemption conduit au désespoir.

 

 Il faut des mouvements de grandeur, non de mérite mais de grâce, et après avoir passé par la bassesse.

 

La deuxième partie de ce fragment présente les sentiments qui doivent être inspirés aux hommes par un auteur chrétien. C’est aussi une esquisse de l’itinéraire que Pascal propose pour son apologie. Il faut commencer par inspirer des sentiments de bassesse, puis conduire au sentiment de grandeur.Après avoir passé par la bassesse : cette priorité nécessaire, qui consiste à persuader l’homme de sa bassesse avant de venir à l’affirmation de sa grandeur tient au fait que l’orgueil humain demande à être anéanti avant toute chose, puisque c’est ce qui le conduit à se croire capable de se passer de l’aide de Dieu. Il est plus important de persuader l’homme de la nécessité de l’humilité que de lui donner le sentiment de sa dignité. En revanche, pour lui éviter le désespoir, il faut lui rendre le sens de sa dignité, mais avec la conscience de ce qu’il la doit à Dieu.

Cette succession est celle de Pascal dans la classement de la table des titres : les liasses Vanité, Misère et Ennui, qui font passer le lecteur par une cure humiliante de scepticisme à l’affirmation de la grandeur dans un second temps.

Non de mérite mais de grâce : entendre que le sentiment de la grandeur ne doit pas être attribué à la nature de l’homme seule, mais à la grâce de Dieu qui relève la créature pécheresse par la conversion. Cette expression souligne le rapport de ce fragment avec les Écrits sur la grâce, et particulièrement avec la Lettre sur la possibilité des commandements, où Pascal montre que l’homme ne peut parvenir à faire le bien sans l’aide de la grâce efficace.

Il ne faut pas en conclure que Pascal estime que l’itinéraire figuré par la table des titres représente celui de la conversion réelle, ce qui serait incohérent avec le principe que toute conversion vient de Dieu. Mais le passage par l’humiliation qu’engendre la conscience de la bassesse (Vanité, Misère), puis le passage à la grandeur constitue une sorte de propédeutique, un apprentissage par la machine qui donne à l’homme le pli qui le rendra plus docile à l’impression de la grâce.

Non de mérite, mais de grâce : en d’autres termes, le lecteur doit comprendre que la conscience de la grandeur ne doit pas se fonder sur une assurance orgueilleuse des capacités de l’homme, mais sur le principe que tout mérite vient de la grâce accordée à l’homme par Dieu.

Pour reprendre les termes du Traité de la prédestination (Écrits sur la grâce, III, 2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 781-785), il doit comprendre qu’il doit se représenter à lui-même comme une cause seconde, dépendante d’une cause première qui est Dieu, d’où provient tout le secours qui le rend capable de vrai et de bien.

Sur le rapport de ce fragment avec l’augustinisme, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 237.

Pascal construit en quelque sorte un tableau qui dessine un mouvement d’argumentation, avec des répétitions, des correspondances et des oppositions.

Contrairement à ce que pensent les philosophes qui considèrent grandeur et misère comme exprimant des états permanents, exclusifs l’un de l’autre et sans mélange qui forment l’essence de l’homme, il faut comprendre qu’il existe dans la conscience de ces états un rapport de transition.

 

Des mouvements de bassesse,

 

 

non de nature

mais de pénitence

pour aller à la grandeur

non mansoria

mais transitori

question où (latin quo)

Des mouvements de grandeur,

 

 

non de mérite

mais de grâce

en passant par la bassesse

non mansoria

mais transitoria

question par où (latin qua)