Dossier de travail - Fragment n° 28 / 35  – Papier original : RO 489-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 25 p. 197 / C2 : p. 8-9

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janvier 1670 p. 168  / 1678 n° 2 p. 165

Éditions savantes : Faugère II, 91, II / Havet VIII.8 / Brunschvicg 413 / Tourneur p. 305-3 / Le Guern 389 / Lafuma 410 / Sellier 29

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

BAVEREL-CROISSANT Marie-Françoise, “Une personnalité contestée : Des Barreaux”, Revue d’Histoire Littéraire de la France, sept.-oct. 2000, n° 5, P. U. F., p. 1285-1295.

BAVEREL-CROISSANT Marie-Françoise, La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673), Paris, Champion, 2001.

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.

CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, Paris, P. U. F., 1992, p. 102 sq.

CARRAUD Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, Paris, Vrin, 2007.

CHRISTODOULOU Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 419-425.

FERREYROLLES Gérard, Esquisse des passions vertueuses chez Pascal”, in L’intelligence du passé. Mélanges offerts à Jean Lafond, Publications de l’Université de Tours, 1988, p. 429-436.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007.

TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, II, Pléiade, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1961, p. 29-31.

 

 

Éclaircissements

 

Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes :

 

Guerre intérieure : Pascal emploie ailleurs l’adjectif intestin, qui signifie qui est au dedans (Furetière). Il se dit figurément en choses morales : une guerre intestine ou intérieure est une guerre civile.

Le thème du conflit de la raison et des passions du thumos (le cœur) et les epithumiai (les désirs), savoir les désirs irrationnels, remonte à Platon. Voir la République, IV, et l’explication de Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, P. U. F., 1997, p. 260 sq.

Le présent fragment précise des indications qui sont proposées sous une forme plus elliptique dans Laf. 621, Sel. 514. Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions.

S’il n’y avait que la raison sans passions.

S’il n’y avait que les passions sans raison.

Mais ayant l’un et l’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre.

Aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même.

Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78). L’homme est donc si heureusement fabriqué qu’il n’a aucun principe juste du vrai, et plusieurs excellents du faux. Voyons maintenant combien. Mais la plus plaisante cause de ses erreurs est la guerre qui est entre les sens et la raison. (texte barré verticalement)

Vanité 31 (Laf. 45, Sel. 78). L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité. Tout l’abuse. Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre ; les sens abusent la raison par de fausses apparences. Et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme, ils la reçoivent d’elle à leur tour ; elle s’en revanche. Les passions de l’âme les troublent et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi.

Sur le problème de l’usage des passions selon Pascal, voir Carraud Vincent, Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme, p. 205 sq. Sur le projet cartésien de la maîtrise des passions, voir p. 229 sq.

Ferreyrolles Gérard, Esquisse des passions vertueuses chez Pascal”, in L’intelligence du passé. Mélanges offerts à Jean Lafond, p. 429-436. Sur le conflit des passions et de la raison, voir p. 432. Les augustiniens tiennent la thèse que la sagesse païenne guérit « les vices par d’autres vices ».

 

Pour approfondir…

 

L’idée qu’il y ait une guerre entre la raison et les passions n’est pas cartésienne. Voir sur ce point Descartes, Traité des passions, article 47, En quoi consistent les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure et la supérieure de l’âme.

« Et ce n’est qu’en la répugnance qui est entre les mouvements que le corps par ses esprits et l’âme par sa volonté tendent à exciter en même temps dans la glande, que consistent tous les combats qu’on a coutume d’imaginer entre la partie inférieure de l’âme qu’on nomme sensitive et la supérieure, qui est raisonnable, ou bien entre les appétits naturels et la volonté. Car il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties : la même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés. L’erreur qu’on a commise en lui faisant jouer divers personnages qui sont ordinairement contraires les uns aux autres ne vient que de ce qu’on n’a pas bien distingué ses fonctions d’avec celles du corps, auquel seul on doit attribuer tout ce qui peut être remarqué en nous qui répugne à notre raison ; en sorte qu’il n’y a point en ceci d’autre combat sinon que la petite glande qui est au milieu du cerveau pouvant être poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits animaux, qui ne sont que des corps, ainsi que j’ai dit ci-dessus, il arrive souvent que ces deux impulsions sont contraires, et que la plus forte empêche l’effet de l’autre. Or on peut distinguer deux sortes de mouvements excités par les esprits dans la glande : les uns représentent à l’âme les objets qui meuvent les sens, ou les impressions qui se rencontrent dans le cerveau et ne font aucun effort sur sa volonté ; les autres y font quelque effort, à savoir, ceux qui causent les passions ou les mouvements du corps qui les accompagnent ; et, pour les premiers, encore qu’ils empêchent souvent les actions de l’âme ou bien qu’ils soient empêchés par elles, toutefois, à cause qu’ils ne sont pas directement contraires, on n’y remarque point de combat. On en remarque seulement entre les derniers et les volontés qui leur répugnent : par exemple, entre l’effort dont les esprits poussent la glande pour causer en l’âme le désir de quelque chose, et celui dont l’âme la repousse par la volonté qu’elle a de fuir la même chose ; et ce qui fait principalement paraître ce combat, c’est que la volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les passions, ainsi qu’il a déjà été dit, elle est contrainte d’user d’industrie et de s’appliquer à considérer successivement diverses choses dont, s’il arrive que l’une ait la force de changer pour un moment le cours des esprits, il peut arriver que celle qui suit ne l’a pas et qu’ils le reprennent aussitôt après, à cause que la disposition qui a précédé dans les nerfs, dans le cœur et dans le sang n’est pas changée, ce qui fait que l’âme se sent poussée presque en même temps à désirer et ne désirer pas une même chose ; et c’est de là qu’on a pris occasion d’imaginer en elle deux puissances qui se combattent. Toutefois on peut encore concevoir quelque combat, en ce que souvent la même cause, qui excite en l’âme quelque passion, excite aussi certains mouvements dans le corps auxquels l’âme ne contribue point, et lesquels elle arrête ou tâche d’arrêter sitôt qu’elle les aperçoit, comme on éprouve lorsque ce qui excite la peur fait aussi que les esprits entrent dans les muscles qui servent à remuer les jambes pour fuir, et que la volonté qu’on a d’être hardi les arrête. »

 

les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux,

 

Pascal pense plus aux stoïciens, dont la morale repose en effet sur la discipline des passions. Les stoïciens ont su dompter les passions par la seule force de leur âme immatérielle. Voir Grandeur 11 (Laf. 115, Sel. 147)Immatérialité de l’âme. Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ?

Devenir dieux : le sage stoïcien est censé être l’égal des dieux.

Mais dans la liasse Philosophes, Pascal montre aussi la vanité de cet idéal moral : l’idéal de sagesse du stoïcisme, qui consiste à placer la recherche du bonheur dans la maîtrise de soi surestime l’aptitude de l’homme à se maintenir toujours à un haut degré de vertu. Il témoigne d’une parfaite ignorance de la misère et de l’impuissance fondamentale de la nature de l’homme. C’est l’objet de la suite du fragment.

Christodoulou Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, p. 421. 

 

les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute.

 

Brute : bête à quatre pieds qui ne nourrit en broutant de l’herbe. On dit aussi une bête brute ; et figurément d’un homme sans esprit, que c’est une bête brute (Furetière). Le mot a pu paraître impropre aux éditeurs de Port-Royal : quels que soient leurs défauts, les épicuriens ne sont pas réellement réduits à pareil avilissement.

Pascal ne s’intéresse pas ici aux problèmes qui touchent la distinction entre l’homme et la bête, ni l’intelligence des bêtes, problèmes dont la portée théologique et anthropologique est discutée à l’époque dans les milieux savants comme dans le monde. Il a en tête les épicuriens, qui ont généralement à l’époque classique la réputation de réduire l’homme au rang de la bête en proposant une éthique fondée sur le seul plaisir. Sur les prolongements de l’épicurisme au XVIIe siècle, voir l’étude de Rodis-Lewis Geneviève, Épicure et son école, coll. Idées, Gallimard, 1976.

L’idée que les bêtes sont heureuses par les seules passions sans raison conduit à la conclusion que l’homme, qui n’en est pas substantiellement différent, peut l’être de la même manière. Voir Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, p. 31. Remettre l’homme à sa place et lui faire baisser la tête : p. 31.

 

Des Barreaux.

 

Le développement des études sur le libertinage a permis de mieux connaître la vie et l’œuvre de Jacques Vallée Des Barreaux. Voir sur ce personnage le livre de Baverel-Croissant Marie-Françoise, La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673). Originaire de l’Orléanais, Jacques Vallée Des Barreaux appartient à une famille d’officiers royaux. Il fait ses études chez les jésuites. Il est reçu conseiller au parlement de Paris le 31 mai 1625. Libertin de pensée et de mœurs, il est l’ami de Théophile de Viau, et sa fréquentation n’a pas amélioré la situation du poète. Il fait un voyage à Padoue, où il rencontre l’athée Cremonini. Selon Tallemant, « il prêche l’athéisme partout où il se trouve ». Voir aussi Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 66 sq.

Il est connu pour le fait que chaque fois qu’il tombait malade, il se convertissait, et écrivait de beaux poèmes spirituels et pieux... Voir ce sonnet dans Baverel-Croissant Marie-Françoise, La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673), p. 280. Ce poème est aussi mentionné dans Allem Maurice, Anthologie poétique française, XVIIe siècle, I, Garnier-Flammarion, p. 377 sq. :

 

« Grand Dieu, tes jugements sont remplis d’équité » ;

Toujours tu prends plaisir à nous être propice :

Mais j’ai fait tant de mal que jamais ta bonté

Ne peut me pardonner qu’en choquant ta justice.

 

Oui, mon Dieu, la grandeur de mon impiété

Ne laisse à ton pouvoir que le choix du supplice ;

Ton intérêt s’oppose à ma félicité

Et ta clémence même attend que je périsse.

 

Contente ton désir puisqu’il t’est glorieux ;

Offense-toi des pleurs qui coulent de mes yeux ;

Tonne frappe, il est temps ; rends-moi guerre pour guerre.

 

J’adore en périssant la raison qui t’aigrit :

Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre

Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ ?

 

À la guérison, il revenait naturellement à ses débauches... Ayant entendu un sermon de l’abbé de Bourzeis, « il lui fit dire par Mme de Saintot qu’il voulait faire assaut de religion contre lui. Je le veux bien, répondit l’Abbé, à la première maladie qu’il aura ». Il est l’ami de Molière, de Chapelle, de Miton. Il a été l’amant de Marion de Lorme. Selon Tallemant, « il fut huit jours caché chez elle dans un méchant cabinet où l’on mettait du bois : là, elle lui apportait à manger, et la nuit il allait coucher avec elle ». Il était si ivrogne que Balzac l’appelait le nouveau Bacchus. Tallemant rapporte quelques-unes de ses fredaines, dont certains ont bien failli le faire rosser, voire lapider. Il finit par se retirer en province, dans une « réforme austère ». Mais le poète Linières a dit en quelques vers ce qu’il en pensait (Allem Maurice, Anthologie poétique française, XVIIe siècle, II, p. 263.) :

« Des Barreaux, ce vieux débauché,

Affecte une réserve austère ;

Il ne s’est pourtant retranché

Que de ce qu’il ne peut plus faire. »

Des Barreaux est l’auteur de poèmes libertins. Le texte de Pascal ne comporte pas une attaque personnelle contre l’incrédulité de Des Barreaux. Pascal ne lui reproche pas sa manière de « prêcher l’athéisme partout où il se trouve ». Il constate seulement que volontairement Des Barreaux a pris le parti de la bête. Le fragment comporte plutôt une allusion à la chanson que Des Barreaux est censé avoir composée, qui ne figure pas parmi ses œuvres complètes, mais nous est connue par Tallemant Des Réaux, Historiettes, II, Pléiade, éd. Antoine Adam, p. 29-31.

« Et par ma raison je bute

À devenir bête brute. »

D’autres textes vont dans le même sens.

Sonnet Mortels qui vous croyez…, in Baverel-Croissant Marie-Françoise, La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673), p. 272.

« Étudions-nous plus à jouir qu’à connaître,  

Et nous servons des sens plus que de la raison [...]

Je renonce au bon sens, je hais l’intelligence,

D’autant plus que l’esprit s’élève en connaissance,

Mieux voit-il le sujet de son affliction. »

Sonnet Il faut prendre pendant la vie…, in Baverel-Croissant Marie-Françoise, La vie et les œuvres complètes de Jacques Vallée des Barreaux (1599-1673), p. 273 :

« Je me dégrade de raison,

Je veux devenir un oison,

Et me sauver dans l’ignorance. »

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 132. L’épicurien peu raffiné qu’est Des Barreaux n’est pas cité comme individu, mais comme un type opposé à celui du stoïcien qui veut devenir Dieu.

 

Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres,

 

Modèle fréquent chez Pascal de la double impossibilité : l’homme ne peut rejeter la raison, il ne peut rejeter les passions, il ne peut choisir l’un sans entrer en conflit avec l’autre. Cette impuissance est indiquée dans le fragment Laf. 621, Sel. 514. Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions.

S’il n’y avait que la raison sans passions.

S’il n’y avait que les passions sans raison.

Mais ayant l’un et l’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre.

Aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même.

Ce processus rappelle celui qui est décrit dans le fragment Raisons des effets 20 (Laf. 103, Sel. 135). Justice, force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste.

Mais si l’ingéniosité de l’homme a su trouver une manière de résoudre le problème politique, dans le présent conflit, qui touche son intérieur, il ne parvient pas à résoudre la contrariété.

 

et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent,

 

Les passions qui s’opposent à une bonne gestion de la pensée sont donc marque de bassesse. Les désirs sont du reste ce qui dégrade l’homme en le rapprochant de la bête. Voir Misère 1, Contrariétés 1 et Contrariétés 3. Sur la bassesse de l’homme et de ses passions, voir les fragments

Laf. 759, Sel. 628. Pensée fait la grandeur de l’homme.

Transition 6 (Laf. 200, Sel. 232). Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Injustice des passions : en quel sens les passions sont-elles injustes ?

A P. R. 1 (Laf. 149, Sel. 182). Nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice.

Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai de quoi les satisfaire.

Preuves par discours I (Laf. 421, Sel. 680). Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables et indifférents, et connaissant nous et les autres nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle, nous naissons donc injustes. Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme.

Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. [...] Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Laf. 617, Sel. 510. Qui ne hait en soi son amour propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité. Car il est faux que nous méritions cela, et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.

La Rochefoucauld, Maximes, 9. « Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on s’en doit défier lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables. »

 

et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer.

 

Même les stoïciens, qui veulent renoncer aux passions, en sont encore victimes à leur insu.

Pascal reprend un thème, qui se retrouvera chez La Rochefoucauld : la volonté de maîtrise des philosophes stoïciens dissimule en fait l’orgueil. Ils démentent eux-mêmes leur propre philosophie, puisque, quoiqu’ils aient connu un dieu unique, ils ont prétendu, par un orgueil diabolique, prendre sa place dans l’admiration des hommes, ce qui montre bien qu’ils sont bien loin d’être aussi indépendants des biens extérieurs qu’ils le prétendent.

Cette proposition trouve des applications plus modernes. Voir sur ce sujet Bénichou Paul, Morales du grand siècle, p. 167 sq. Sur la manière dont les auteurs jansénistes montrent que les amis de la gloire se trompent sur eux-mêmes, et sur la critique du témoignage de la conscience de l’homme, qui se connaît faussement lorsqu’il se croit animé par des sentiments généreux, alors qu’il est mené par les passions et la concupiscence.

Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 159 sq. La présomption est un concept anti-stoïcien, tiré de Montaigne, à qui Pascal l’emprunte pour ruiner la prétention de la seconde nature à revendiquer sa grandeur et sa perfection. Cette notion, qui sert à disqualifier Épictète dans L’entretien avec M. de Sacy, est à la base de la liasse Philosophes des Pensées. En croyant surmonter la concupiscence, les stoïciens ne font que céder à une de ses formes. La liasse Philosophes affirme l’échec d’une philosophie de la grandeur, confiante dans les capacités de la volonté humaine, qui ne peut que se pervertir en philosophie de l’orgueil.

Philosophes 4 (Laf. 142, Sel. 175)Philosophes. Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure ! Mais s’ils s’y trouvent répugnants s’ils n’ont aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes, et que, pour toute perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux. Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.

Les vertus des païens ne sont que des vertus apparentes, qui cachent mal une superbe diabolique, comme l’écrit Pascal à propos d’Épictète dans L’entretien avec M. de Sacy.

Le pendant théologique de cette analyse psychologique et morale est l’idée de la persistance de la concupiscence en l’homme le plus vertueux. Voir les analyses de Stiker-Métral Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), p. 110 sq., sur les « ruses de la concupiscence ».

Voir La Rochefoucauld, Maximes, 10 : « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre. »