Dossier de travail - Fragment n° 30 / 35  – Papier original : RO 483-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 27 p. 197 / C2 : p. 9

Éditions savantes : Faugère I, 180, VIII / Havet XXIV.71 / Michaut 848 / Brunschvicg 414 / Tourneur p. 305-5 / Le Guern 391 / Lafuma 412 / Sellier 31

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Bibliographie

 

 

GIOCANTI Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, I, Saint-Étienne, Publications de l’Université, 1996, p. 27-51.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986.

HELLER Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, in Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-307.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

Moralistes du XVIIe siècle, éd. J. Lafond (dir.), Paris, Robert Laffont, 1992.

 

 

Éclaircissements

 

Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou.

 

Le mot nécessairement est une addition qui renforce l’observation, et fait d’une remarque générale un caractère inhérent à la nature humaine.

Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 297-308. Voir p. 305, pour l’intervention de T. Goyet. Liste des textes pascaliens sur la folie cités par Pascal : p. 303-304. Pascal a pensé à traiter dans son apologie de la folie de la prétendue science et de la sagesse humaine. Voir Dossier de travail (Laf. 408, Sel. 27). Une lettre de la folie de la science humaine et de la philosophie. Cette lettreavant le divertissement.

Cette maxime peut, en un premier sens, être prise pour un conseil de prudence dans la vie sociale. Lorsque la foule s’entiche d’une idée, il est périlleux de s’y opposer, et par conséquent il vaut mieux céder, au moins en apparence, à la déraison générale.

GEF XIII, p. 313, attribue cette maxime à Antonio Perez (1539-1611) : « Sois plutôt fou avec tous que sage tout seul : si tous sont fous, tu n’y perdras rien ; mais si tu restes sage, tout seul, ta sagesse passera pour folie ».

C’est en ce sens une maxime que l’on peut retrouver chez quelques moralistes.

La Rochefoucauld, Maximes, 231. « C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul ». Et Maxime 210 : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit ».

Mme de Sablé, Maximes, 33, in Moralistes du XVIIe siècle, p. 250. « Il faut s’accoutumer aux folies d’autrui, et ne se point choquer des niaiseries qui se disent en notre présence ».

Ce thème a une tournure plus philosophique chez Montaigne.

Montaigne, Essais, III, 9. « Il faut avoir un peu de folie qui ne veut avoir plus de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres, et encore plus leurs exemples. »

On reconnaît dans ces maximes des échos de l’Éloge de la folie d’Érasme.

Mais si ces conseils ne relèvent au fond que de principes de prudence, la même maxime peut servir de principe au discours sceptique.

Giocanti Sylvia, “La perte du sens commun dans l’œuvre de La Mothe Le Vayer”, in Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, I, p. 27-51. Si tous pensent être pourvus de bon sens, on ne peut pas en conclure que cette croyance témoigne que le sens commun soit égal en tous. Il est plus vraisemblable que tous se trompent. Voir l’Opuscule sceptique sur cette façon de parler “n’avoir pas le sens commun”, p. 28. Le manque de sens est en réalité la chose du monde la mieux partagée. La croyance dans cette sûreté du sens commun est l’illusion qui démontre le plus nettement qu’il n’y a pas de sens commun. Le sens commun est la voie royale de l’erreur : p. 28. Éloge de la perte du sens commun : « Un honnête homme ne saurait trop prendre le contre-pied des opinions du vulgaire et trop s’en écarter » : p. 29. Le sens commun n’est pas commun : ce qui tente de se faire passer pour sens commun est la tyrannie des opinions singulières des opiniâtres. Chacun est fou pour les autres : p. 35. Le sens commun est insensé : p. 37 sq. La folie est le train du monde, la maladie naturelle de l’homme ; il faut en prendre connaissance, non s’en étonner. Il faut critiquer la raison non seulement parce qu’elle nous précipite dans la folie, mais parce qu’elle prétend pouvoir la corriger : p. 46.

Une partie barrée de Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) affirmait que Qui voudrait ne suivre que la raison serait fou prouvé, au jugement du commun des hommes.

Il faut remarquer que cette attitude trouve un écho dans les Pensées, dans les fragments de la liasse Raisons des effets où Pascal caractérise les habiles et les chrétiens parfaits par le fait que, contrairement au peuple et aux demi-habiles, ils parlent comme le peuple, mais pensent selon d’autres principes, afin de préserver l’ordre social pour les habiles, et de respecter l’ordre social voulu par Dieu pour les chrétiens parfaits.

Cependant, la même maxime peut trouver une autre application, relative à la religion chrétienne, qui sert en réalité de fondement à la précédente. Le fondement en est un passage célèbre de la première Lettre aux Corinthiens de saint Paul, 18-25. « Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent : mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire pour nous, elle est la vertu et la puissance de Dieu. 19. C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et j’abolirai la science des savants. 20. Que sont devenus les sages ? Que sont devenus les docteurs de la loi ? Que sont devenus ceux qui recherchent avec tant de curiosité les sciences de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde ? 21. Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui. 22. Les Juifs demandent des miracles, et les Gentils cherchent la sagesse. 23. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux Juifs, et une folie aux gentils ; 24. mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, soit Juifs ou Gentils, 25. parce que ce qui paraît en Dieu une folie, est plus sage que la sagesse de tous les hommes ; et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse, est plus fort que la force de tous les hommes. »

La religion chrétienne étant supérieure à la raison comme l’ordre de la charité l’est à l’ordre des esprits, on peut dire qu’elle est folle à sa façon. L’idée qui montre de la manière la plus lumineuse cette folie de la religion est la folie du sacrifice du Christ sur la Croix :

Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323)Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs ; rois - David - établis ; Isaïe prince du sang ; si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, Elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

Cependant, c’est surtout le dogme du péché originel que Pascal invoque pour exemple d’une vérité qui dépasse l’entendement humain, que l’on ne saurait prouver par raison, et qui apparaît à beaucoup comme une hypothèse délirante. Cependant, cette folie n’est pas un délire, car les chrétiens sont cohérents avec eux-mêmes dans la manière dont ils présentent cette idée sans la prouver par raison.

Vanité 2 (Laf. 14, Sel. 48). Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies. Omnis creatura subjecta est vanitati, liberabitur.

Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne, quand on le lui présente ?

Dans Infini rien, Pascal insiste sur le fait que la stultitia (sottise, ou foi) des chrétiens n’est nullement une sottise, car s’ils professent de n’être pas rationalistes pour la foi, ils sont cependant raisonnables et cohérents avec eux-mêmes

Ce point sera essentiel dans l’argument du pari dans le fragment Infini rien (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel. 680) : Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.

Ce qui permet de comprendre pourquoi, au regard de la sagesse surnaturelle, les chrétiens, tout fous qu’ils soient aux yeux des autres, sont tout de même sages, et ce sont ceux qui ne cherchent pas qui peuvent être taxés de folie : voir le fragment Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192) : Il y a trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.

Il s’ensuit, dans l’argumentation des Pensées, des retournements qui tiennent au fait que le terme de sagesse et celui de folie sont pris en des sens divers, selon que l’on considère la sagesse ordinaire du monde, qui est en réalité une folie, et la folie de la religion chrétienne, qui est au fond une forme supérieure de sagesse.

Cette conclusion est formulée dans les dernières lignes du fragment Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323)Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs ; rois - David - établis ; Isaïe prince du sang ; si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, Elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capables de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Quia non cognovit per sapientiam, placuit Deo per stultitiam predicationis salvos facere. En effet, cette réduction à la folie préserve les chrétiens de croire connaître Dieu par la seule puissance de leur raison, ce qui les expose à l’orgueil.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Vrin, Paris, 1986, p. 90 sq., sur la sagesse et la folie de la religion. Il faut faire une différence entre les deux sagesses de l’homme et de Dieu : p. 90. Ce qui est folie pour l’homme est sagesse pour Dieu et inversement. L’idée de la folie est liée à l’idée que Pascal se fait de la conversion : p. 92. Du point de vue humain, dans la langue commune, le mot folie signifie l’absence de la sagesse surnaturelle ; mais dans le langage chrétien il désigne le manque de sagesse surnaturelle : p. 93. Si la vraie sagesse est folie, celui qui ne cherche pas est fou de n’être pas fou.

A contrario, le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) montre, par le discours de l’incrédule paresseux, que le peu de souci qu’il prend de sa destinée est marqué par l’inconscience et la folie. Car la véritable folie est de se damner : voir le Troisième discours sur la condition des grands, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1034 : « Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de se damner. »

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 307. Sur l’ironie de Pascal à l’égard de la folie de celui qui croit échapper à la folie.

Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, p. 301-302, montre que paradoxalement, cette manière de s’en prendre à la folie des hommes est une manière de s’approcher du libertin incrédule, et de l’amener progressivement à la recherche.