Dossier de travail - Fragment n° 9 / 35  – Papier original : RO 487-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 7 p. 191 v° / C2 : p. 3

Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XV - Preuves de Jésus-Christ par les prophéties : 1678 n° 12 p. 125

Éditions savantes : Faugère II, 203, XXIV / Havet XVIII.19 / Brunschvicg 749 / Tourneur p. 301-1 / Le Guern 370 / Lafuma 391 / Sellier 10

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Bibliographie

 

 

COHEN Lionel (Yehuda Arye), Une polémique judéo-chrétienne au Moyen Âge et ses rapports avec l’analyse pascalienne de la religion juive, Reprint of Bar Ilan, volume in Humanities and social sciences, Jérusalem, 1969.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 262 sq.

PASCAL, Pensées, II, éd. Havet, Paris, Delagrave, 1866, p. 29.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Le fondement prophétique”, in Treize études sur Blaise Pascal, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 461-470.

 

 

Éclaircissements

 

Si cela est si clairement prédit aux Juifs, comment ne l’ont‑ils point cru ou comment n’ont‑ils point été exterminés de résister à une chose si claire ?

 

Pascal présente l’objection sous la forme d’un dilemme (sur le procédé du dilemme, en général et chez Pascal, voir Philosophes 3 (Laf. 141, Sel. 174), et Susini Laurent, L’écriture de Pascal, Paris, Champion, 2008, p. 502 sq.)

Il peut paraître surprenant que Pascal dise que les prophéties étaient claires, alors qu’il a consacré toute une liasse à expliquer en quoi elles étaient obscures ? En fait, il répond à une objection d’un lecteur qui connaît la doctrine qui fait des Juifs le peuple porteur de prophéties dont, en raison de son caractère charnel, il ne comprend pas leur sens spirituel. Elle consiste à remarquer que si vraiment le sens spirituel des prophéties était aussi visible que Pascal l’a soutenu dans la liasse Loi figurative, on ne comprend pas comment les Juifs, qui étaient très familiers de l’ancien Testament, ne l’ont pas reconnu. Si vraiment les prophéties avaient été si claires, les Juifs auraient dû les croire, et dans cette hypothèse, se convertir au christianisme.

Si au contraire ils ont refusé de croire les prophètes, Dieu aurait dû les châtier avec une sévérité proportionnée à leur manque de foi. Le refus de croire les prophéties est une preuve que le cœur de ceux qui y résistent est charnel et mauvais. C’est aussi un manque de foi en Dieu qui en bonne logique devrait leur attirer un châtiment.

Exterminer : détruire absolument une nation, une race, une engeance. On a chassé, exterminé les Juifs de Portugal, les Mores d’Espagne, les Albigeois en France (Furetière). Havet, éd. Pensées, II, 1866, p. 29. Havet remarque qu'avant d'écrire exterminés, Pascal a écrit punis. Voir p. 36, où Havet remarque que Port-Royal n'a pas reproduit cet « odieux dilemme » (En fait, Havet prend le texte à contresens : la supposition que Dieu ait pu vouloir exterminer son peuple ne doit pas être imputée à Pascal : elle est le fait de l’interlocuteur imaginaire auquel Pascal répond, en montrant que justement, Dieu n’a pas pu le vouloir).

 

Je réponds. Premièrement, cela a été prédit, et qu’ils ne croiraient point une chose si claire, et qu’ils ne seraient point exterminés.

 

Pascal apporte une seule réponse aux deux termes de l’alternative, montrant que ces deux objections ne peuvent venir que d’une compréhension incomplète des choses : ce sont pour ainsi dire des objections de demi-habile.

Pascal s’appuie sur le double aspect de la prophétie.

En effet, au premier degré, la prophétie consiste en l’annonce du Messie, comme roi spirituel de charité (et non comme chef politique puissant). C’est en effet ce que les Juifs ennemis du Christ n’ont pas compris. Ainsi par exemple, le fragment Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291) déclare bien que Jésus-Christ et les apôtres [...] ont levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l’homme sont ses passions, que le rédempteur serait spirituel et son règne spirituel, qu’il y aurait deux avènements, l’un de misère pour abaisser l’homme superbe, l’autre de gloire pour élever l’homme humilié, que Jésus-Christ serait Dieu et homme.

Mais la prophétie comporte un second volet, pour ainsi dire réflexif, qui porte sur la manière dont cette prophétie sera reçue et entendue par les Juifs auxquels elle était adressée.

Primo, il était annoncé par les prophètes eux-mêmes que leurs prédictions ne seraient pas comprises. Le même fragment Loi figurative 15 ajoute que les prophètes ont dit clairement  [...] que l’on n’entendrait point leur sens et qu’il était voilé.

Pascal convient en effet dans la liasse Loi figurative que l’ancien Testament contenait des indices en nombre suffisant et assez convaincants pour que même des esprits prévenus soient en mesure de comprendre que les discours prophétiques étaient figuratifs. Voir par exemple Loi figurative 13 (Laf. 257, Sel. 289). Mais le fait que les Juifs n’aient pas compris une chose si claire, c’est-à-dire n’aient pas compris que les prophètes d’Israël annonçaient un Messie spirituel et que ce Messie était Jésus-Christ, s’explique, selon Pascal, par le caractère charnel des Juifs grossiers : trop attachés à la lettre de l’ancien Testament, ils n’ont pas entendu le sens véritable de l’annonce des prophètes spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne (Perpétuité 8 - Laf. 286, Sel. 318), c’est-à-dire le sens spirituel des promesses de Dieu.

Secundo, c’est mal raisonner que de croire que Dieu devait exterminer le peuple juif pour le châtier de n’avoir pas vraiment compris les prophètes.

Le même fragment Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291) ajoute que les prophètes ont dit clairement qu’Israël serait toujours aimé de Dieu et que la loi serait éternelle.

Que le peuple juif n’ait pas été exterminé s’explique sans difficulté : il a été choisi par Dieu pour porter sa Révélation, et quelle que soit son infidélité, quoiqu’après l’avènement du Christ, la vérité ait remplacé la figure, il conserve sa mission de témoignage, jusque dans sa condition nouvelle. La subsistance du peuple juif était une nécessité pour que les Écritures fussent répandues par toute la terre : voir sur ce point le fragment Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692). Sincérité des Juifs. Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort, mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux [...]. Il déclare qu’enfin Dieu s’irritant contre eux les dispersera parmi tous les peuples de la terre, que comme ils l’ont irrité en adorant les dieux qui n’étaient point leurs dieux, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n’est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement et que son livre soit mis dans l’arche de l’alliance pour servir à jamais de témoin contre eux. Loin de vouloir exterminer le peuple juif, Dieu devait au contraire le faire subsister jusqu’au bout pour servir de témoin à sa Révélation.

 

Et rien n’est plus glorieux au Messie, car il ne suffisait pas qu’il y eût des prophètes, il fallait qu’ils fussent conservés sans soupçon, or, etc.

 

Pascal ajoute ici deux conséquences qui prouvent que non seulement la subsistance des Juifs est compréhensible, mais qu’elle était nécessaire.

D’une part, il fallait que ces prophéties soient conservées sans jamais se perdre. C’est à quoi le peuple juif s’est employé avec un zèle qui n’a pas d’exemple.

D’autre part, il fallait aussi garantir les Écritures de tout soupçon de falsification : à cet effet, elles devaient être confiées à un peuple sur la « sincérité » duquel ne puisse peser aucun soupçon. Pascal esquisse l’argument selon lequel comme les Juifs ont conservé avec un soin jaloux des prophéties qui les condamnaient, nul ne saurait les soupçonner de leur être favorables.

Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692). Sincérité des Juifs. Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort, mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux, qu’il le leur a assez.

Il déclare qu’enfin Dieu s’irritant contre eux les dispersera parmi tous les peuples de la terre, que comme ils l’ont irrité en adorant les dieux qui n’étaient point leurs dieux, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n’est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement et que son livre soit mis dans l’arche de l’alliance pour servir à jamais de témoin contre eux.

Sur la liaison de cet argument avec l’idée que les Juifs sont des témoins irréprochables, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 485 sq. Dieu a cherché à former un peuple qui soit le meilleur témoin que l’on puisse imaginer. Les Juifs, qui sont ennemis du sens mystique caché des prophéties, sont aussi le peuple auquel on peut faire la plus grande confiance, dans la mesure où ils sont ennemis des chrétiens : p. 486 sq. Et selon Preuves par les Juifs II, ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort. Comme ils conservent avec soin des livres qui les condamnent, on ne peut les taxer de complaisance.

Si bien que non seulement ils ont confirmé l’annonce des prophètes qu’ils ne comprendraient pas les prophéties dans leur vrai sens, et ne reconnaîtraient pas le Messie, mais qu’ils ont conservé avec un soin exceptionnel les livres qui témoignaient contre eux.

Pascal prépare ainsi une argumentation par laquelle la résistance des Juifs à la Révélation et à la religion chrétienne, loin de jouer contre elle, aboutit au contraire à la confirmer.

Loi figurative 28 (Laf. 273, Sel. 304). Ceux qui ont peine à croire cherchent un sujet en ce que les Juifs ne croient pas. Si cela était si clair, dit-on, pourquoi ne croiraient-ils pas ? et voudraient quasi qu’ils crussent afin de n’être point arrêtés par l’exemple de leur refus. Mais c’est leur refus même qui est le fondement de notre créance. Nous y serions bien moins disposés s’ils étaient des nôtres : nous aurions alors un bien plus ample prétexte.

Cela est admirable d’avoir rendu les Juifs grands amateurs des choses prédites et grands ennemis de l’accomplissement.

Etc. : le fragment n’est qu’une esquisse, qui porte sur une articulation du raisonnement que Pascal prévoit de construire. Pascal sait en quel sens il doit développer son argumentation, et se contente d’esquisser la voie à suivre et l’enchaînement des raisons.