Preuves par discours II - Fragment n° 1 / 7  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 33 p. 209 à 217 / C2 : p. 419 à 429

Éditions de Port-Royal : Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janvier 1670 p. 1-18  /

1678 n° 1 p. 1-17

Éditions savantes : Faugère II, 5 / Havet IX.1 / Michaut 898 / Brunschvicg 194 / Le Guern 398 / Lafuma 427 (série III) / Sellier 681

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Éclaircissements

 

 

 

Sommaire

 

Bibliographie et généralités

Analyse du texte Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent...

Analyse du texte L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort...

Analyse du texte Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde...

 

 

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.

 

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 75 sq. L’immortalité de l’âme.

La démonstration de l’immortalité de l’âme fait partie du programme de la plupart des apologistes que Pascal a pu connaître. Voir par exemple dans Mersenne, Correspondance, I, p. 69, la place de la thèse de l’immortalité de l’âme dans les Quaestiones in Genesim, à laquelle le minime consacre un chapitre spécial, Rationes quae immortalitatem animae stabiliunt et adversus Epicureos adstruunt, col. 365-382. Mersenne veut montrer, contre les Alexandristes et les Averroïstes, qu’Aristote croyait à l’immortalité de l’âme, la théorie inverse provenant selon lui du Prince de Machiavel, « atheorum hujus saeculi facile princeps », de Cardan, de Charron, de Vanini, de Fludd, de Campanella : p. 69-70. Voir au même endroit, p. 67, la lettre de Bredeau à Mersenne du 21 octobre 1621, qui présente le plan de la Lettre que Bredeau prépare contre les athées : « quoniam illud Atheis superest evanidum hunc cultum esse, si anima sit mortalis, ut credunt cum Epicureis, adversus Lucretium qui quasdam rationes suae impietatis in lucem edidit, mihi certamen erit, ut etiam probem immortalitatem animae ».

Certains auteurs ont consacré des livres entiers à la preuve du seul point de l’immortalité de l’âme.

Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Discours I, Des inconvénients qu’il y a à ne pas croire pas l’immortalité de l’âme. Réfutation de ceux qui disent que c’est une invention de police (...), p. 1 sq.

« L’immortalité de l’âme et l’état de l’homme après cette vie ne sont pas des sujets où il soit loisible de se tromper. La plupart des opinions dont nous chargeons nos esprits, et que nous enfantons avec tant de peine, ont véritablement cela qu’elles viennent sans suite, et n’ont rien de dangereux quand elles sont fausses. Ce ne sont à proprement parler qu’erreurs innocentes, qui tachent l’entendement sans gâter la volonté, qui n’offensent ni le public ni les particuliers, qui n’ajoutent rien au malheur de la vie, et avec lesquelles nous sommes certes plus ignorants, mais non jamais pire. Qu’importe-t-il que nos sachions au vrai si le monde est composé d’atomes, et de corps indivisibles, ou s’il ne l’est pas. S’il y a plus ou moins de trois principes, pour la génération des choses matérielles, et si les étoiles se meuvent dans les cieux comme les poissons dans la mer, ou si elles y sont attachées comme des clous à une roue ? Quelque parti que nous prenions en ces curieuses recherches, que nous nous égarions ou que nous soyons dans le bon chemin : que nous rencontrions la vérité, ou que nous donnions dans le mensonge. Pour cela sa structure du monde ne nous paraîtra pas moins belle : l’ajustement et le commerce de ses parties moins ingénieux, et nous n’aurons pas moins de sujet d’admirer et de glorifier l’auteur d’une si riche composition : p. 1-2. Mais de détruire mal à propos la créance de l’immortalité de l’âme, et d’éteindre par un faux raisonnement, ou par quelque maligne passion une lumière si nécessaire, et d’un usage si diffus, et si général ; il vaudrait mieux jeter sur la face du soleil des ténèbres éternelles : il vaudrait mieux empoisonner toutes les sources publiques : il vaudrait mieux se crever les yeux en marchant sur le bord d’un précipice. Introduire cette erreur dans le monde, c’est saper les fondements de toute religion : c’est couper la racine des vertus : c’est arracher un des principes de l’humaine société. Car quel moyen d’adorer celui qui nous a donné un être de si peu de durée, dans le sentiment de tant de maux qui l’obsèdent et investissent, et dans cette triste et poignante imagination, que nous devons éternellement cesser d’être ? Qui ne s’irriterait contre lui qui nous a fait un présent si cruel, et une libéralité si funeste ? et n’aurions-nous pas raison de murmurer contre sa conduite, et non pas de louer sa providence, et au lieu de lui rendre grâces, de lui dire des injures ? Que s’il nous reste un lénitif inévitable, et une consolation qui ne nous peut être ôtée, qui est que la carrière du combat est courte, et le champ de nos souffrances fort étroit : que la mort, c’est-à-dire l’anéantissement de nous-mêmes en arrête bientôt le cours, et met fin à toutes nos peines. Répondons à ce fameux athée [Pline le Vieux] qui nous veut payer de cette considération, et nous amuser de ce leurre ; qu’il nous propose la même grâce qu’on ferait à celui qu’on jetterait par terre pour l’empêcher de branler ; ou qu’on précipiterait dans la mer pour le délivrer de la tourmente. Il fau qu’il y ait un port où nous soyons reçus après la tempête, et où notre condition, si nous voulons, devienne meilleure. Autrement si tout notre être coule et se passe avec cette vie : si tout ce qui nous regarde est renfermé entre la naissance et la mort, et s’il n’y a rien à craindre et à espérer pour nous, que dans l’espace que ces deux points bornent ; la vie présente sera le souverain bien de l’homme, et personne ne sera obligé de la prendre pour le devoir et pour la vertu. Celle-ci aura peu de sectateurs, ayant si peu souvent de récompense, et peu de gens se mettront à la recherche d’une maîtresse qui est véritablement belle, mais qui reconnaît d’ordinaire mal ceux qui la servent. Le prix, quoi qu’on die, quelle a en elle-même, n’est pas le juste prix des soins qu’il faut employer pour l’acquérir, et ce caractère de beauté, et cette céleste impression qui l’accompagnent, et qui donnent tant d’amour à ceux qui la voient, et tant de complaisance à ceux qui la suivent, sont un présage tacite et un argument caché, qu’elle est pour quelque chose de meilleur et de plus relevé, que ce qui tombe sous nos sens et nous notre usage.

Selon cela encore l’ordre politique, et la société civile, qui fleurissent et se maintiennent par le juste rapport et fidèle correspondance du droit des souverains, et du devoir des sujets, se verraient bientôt dissoudre. Les premiers abuseraient facilement de la puissance dont ils n’auraient à rendre contre à personne, et état les maîtres des autres, ils en deviendraient les tyrans et non par les directeurs. L’obéissance des seconds qui ne serait que pour la crainte des lois, ne serait aussi par conséquent ni volontaire ni générale. Elle ne regarderait que les simples et les faibles. Ceux qui auraient assez d’adresse s’en exempteraient : ceux qui auraient assez de force refuseraient de la rendre, et partout où l’on se proposerait l’impunité on exercerait la licence » : p. 2-7.

Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Discours II, Qu’il est nécessaire de montrer qu’il y a un Dieu pour prouver l’immortalité de l’âme. Réfutation du pyrrhonisme et des raisons que Montaigne apporte pour l’établir. Divers genres de démonstration (...), p. 101 sq. Argument : ou bien l’âme tient son être d’elle-même (ce qui n’est pas), et par conséquent il n’y a rien qui le lui puisse ravir, ni de cause ennemie qui le lui puisse faire perdre. « Ou elle le reçoit du dehors et du premier de tous les êtres, et partant elle en jouira tant qu’il plaira à ce principal et souverain être le lui conserver et en étendre la durée » : p. 101-102. Il est « principalement question de savoir si Dieu a eu cette volonté, et si dans le train de sa conduite et l’ordre de sa providence, il nous a laissé des vestiges assez vifs et des impressions assez claires pour nous le persuader » : p. 102.

Martin Raymond, Pugio fidei, Pars prima, Cap. III, p. 199.

Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 192 sq. Le problème de l’immortalité de l’âme est rendu aigu par la philosophie de Pomponazzi.

Pascal insiste fortement sur l’importance que l’on doit attacher à la solution de ce problème. Voir Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196). Commencement. Cachot. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic. Mais ceci… Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. Mais quoiqu’il affirme l’importance de savoir ce qu’il en est, ce point ne fait pas partie de son programme apologétique : il ne cherche à le démontrer nulle part. Ce point ne peut en effet faire l’objet que de démonstrations complexes et abstraites (comme c’est le cas par exemple dans les Méditations de Descartes), qui ne peuvent persuader profondément. En revanche, une fois l’autorité et la vérité de la religion chrétienne établies, la certitude de l’immortalité de l’âme est acquise du même coup.

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort : voir Voltaire, Lettres philosophiques, éd. Naves, Garnier, p. 281-282, note XXI de 1777 sur l’édition de Condorcet : « Il ne s’agit pas encore ici de la sublimité et de la sainteté de la religion chrétienne, mais de l’immortalité de l’âme, qui est le fondement de toutes les religions connues, excepté de la juive [...]. Quand il est question de l’âme, il faut combattre Épicure, Lucrèce, Pomponace, et ne pas se laisser subjuguer par une faction de théologiens du faubourg Saint-Jacques, jusqu’à couvrir d’un capuce une tête d’Archimède. »

Kolakowski Leszek, Dieu ne nous doit rien, Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997, p. 173 sq. 

 

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui n’épargnant rien pour en sortir font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses occupations.

 

Pascal développe dans ce passage une idée qu’il a trouvée dans Saint Augustin, De utilitate credendi, XI, 25, p. 266-267. « Duae enim personae in religione sunt laudabiles : una eorum qui jam invenerunt, quos etiam beatissimos judicare necesse est ; alia eorum qui studiosissime et rectissime inquirunt. Primi ergo sunt jam in ipsa possessione, alteri in via, qua tamen certissime pervenitur. Tria sunt alia hominum genera, profecto improbanda ac detestanda. Unum est opinantium, id est, eorum qui se arbitrantur scire quod nesciunt. Alterum eorum qui sentiunt quidem se nescire, sed non ita quaerunt, ut invenire possint. Tertium eorum qui neque se scire existimant, nec quaerere volunt » ; « Il y a en effet, en matière de religion, deux sortes de personnes dignes d’éloges : celles qui ont déjà trouvé et qu’il faut juger pleinement heureuses, puis celles qui cherchent en toute ardeur et sincérité. Les unes sont déjà au but, les autres en route, mais assurées de parvenir. D’autre part, il y a trois sortes d’hommes à désapprouver et condamner sans ambages : d’abord ceux qui s’attachent à un préjugé, c’est-à-dire qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas ; ensuite ceux qui, tout en ayant conscience de ne pas savoir, ne cherchent pas de manière à trouver ; enfin ceux qui ne pensent pas savoir, mais ne veulent pas non plus chercher. »

Pascal a distingué trois sortes de personnes, qu’il a indiquées dans plusieurs fragments. Voir Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192). Il y a trois sortes de personnes : les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.

Voir Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010, p. 110 sq. La tripartition des hommes qui servent Dieu l’ayant trouvé, le cherchent parce qu’ils ne l’ont pas trouvé, et qui ne le trouvent pas parce qu’ils ne le cherchent pas.

Pascal déclare qu’il plaint ceux qui cherchent Dieu sincèrement sans être encore parvenus à le trouver. Il donne la parole à l’un d’eux dans Preuves par discours II (Laf. 429, Sel. 682) : Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, qu’elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité. Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent.

Dossier de travail (Laf. 405, Sel. 24). Je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

Commencement 6 (Laf. 156, Sel. 188). Plaindre les athées qui cherchent, car ne sont-ils pas assez malheureux. Invectiver contre ceux qui en font vanité.

Son ouvrage tend, écrit-il, à aider ceux qui sont dans une recherche sincère et à leur donner espoir :

Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300)Ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis, qu’ils se consolent. Je leur annonce une heureuse nouvelle : il y a un libérateur pour eux ; je le leur ferai voir ; je leur montrerai qu’il y a un Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux autres. Je ferai voir qu’un Messie a été promis pour délivrer des ennemis, et qu’il en est venu un pour délivrer des iniquités, mais non des ennemis.

Le blâme que Pascal adresse aux indifférents est la contrepartie de la sympathie qu’il accorde à ceux qui cherchent : voir Commencement 6 (Laf. 156, Laf. 162), et Dossier de travail (Laf. 405, Sel. 24).

À bien réfléchir, cette tripartition n’est qu’un trompe-l’œil : si Pascal pense qu’on ne cherche pas Dieu si on ne l’a trouvé (Pensée n° 8H-19T - Laf. 919, Sel. 751), les deux premières catégories ne sont pas substantiellement différentes, et l’on revient à une opposition simple.

 

Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie et qui, par cette seule raison qu’ils ne trouvent pas en eux‑mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent de les chercher ailleurs et d’examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles‑mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable, je les considère d’une manière toute différente.

 

Examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule : la formule rappelle le titre Opinions du peuple saines.

 

Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit, elle m’étonne et m’épouvante, c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour propre. Il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

 

Sur le manque de sérieux dans l’examen de la religion, voir les fragments

Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183) : Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les chrétiens ; il ont leurs cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs saints, leurs religieux comme nous, etc. Cela est-il contraire à l’Écriture ? ne dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos. Mais si vous désirez de tout votre cœur de la connaître ce n’est pas assez regardé au détail. C’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va de tout... Et cependant après une réflexion légère de cette sorte on s’amusera, etc. Qu’on s’informe de cette religion, même si elle ne rend pas raison de cette obscurité peut-être qu’elle nous l’apprendra.

Le fragment Laf. 823, Sel. 664 compare cette indifférence à l’attitude d’un héritier qui trouve les titres de sa maison. Dira-t-il peut-être qu’ils sont faux, et négligera-t-il de les examiner ?

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 320 sq. Sur la manière dont Pascal s’en prend au libertin tranquille dans ce texte.

Conformément aux règles rhétoriques formulées dans la XIe Provinciale, Pascal n’hésite pas à invectiver contre ceux qui en font vanité (Commencement 6 - Laf. 156, Sel. 188).

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 106. Caractère aberrant de l’indifférence.

Pascal entend raisonner au nom des principes naturels mêmes, et en conclut à l’absurdité de la conduite du libertin. Il s’agit toujours de raisonner selon l’intérêt de l’adversaire : le reproche doit être fait tout de suite, parce que Dieu le fera plus tard. La technique consiste à témoigner qu’on prend de l’intérêt à l’intérêt de l’autre. C’est ce que, selon Gilberte dans sa Vie de M. Pascal, ce dernier appelle la tendresse.

Tendresse : voir dans la Vie de Pascal, 2e version, OC I, p. 631, § 72-74, la définition pascalienne de la tendresse. Elle consiste à vouloir le bien d’autrui, y compris lorsqu’il faut le reprendre et le redresser rudement :

« C’est ainsi qu’il faisait voir qu’il aimait sans attache, et nous en avions eu encore une preuve dans la mort de mon père, pour lequel il avait sans doute tous les sentiments que doit avoir un fils reconnaissant pour un père bien affectionné ; car nous voyons dans la lettre qu’il écrivit sur le sujet de sa mort que, si la nature fut touchée, la raison prit bientôt le dessus ; et que, considérant cet événement dans les lumières de la foi, son âme en fut attendrie, non pas pour pleurer mon père qu’il avait perdu pour la terre, mais pour le regarder en Jésus-Christ, en qui il l’avait gagné pour le ciel.

Il distinguait deux sortes de tendresse, l’une sensible, l’autre raisonnable, avouant que la première était de peu d’utilité dans l’usage du monde. Il disait pourtant que le mérite n’y avait point de part et que les honnêtes gens ne doivent estimer que la tendresse raisonnable, qu’il faisait ainsi consister à prendre part, à tout ce qui arrive à nos amis en toutes les manières que la raison veut que nous y prenions part aux dépens de notre bien, de notre commodité, de notre liberté, et même de notre vie, si c’est un sujet qui le mérite, et qu’il le mérite toujours, s’il s’agit de le servir pour Dieu qui doit être l’unique fin de toute la tendresse des chrétiens. « Un cœur est dur, disait-il, quand il connaît les intérêts du prochain, et qu’il résiste à l’obligation qui le presse d’y prendre part ; et au contraire un cœur est tendre quand tous les intérêts du prochain entrent en lui facilement, pour ainsi dire par tous les sentiments que la raison veut qu’on ait les uns pour les autres en semblables rencontres ; qui se réjouit quand il faut se réjouir, qui s’afflige quand il faut s’affliger. » Mais il ajoutait que la tendresse ne peut être parfaite que lorsque la raison est éclairée de la foi et qu’elle nous fait agir par les règles de la charité. C’est pourquoi il ne mettait pas beaucoup de différence entre la tendresse et la charité, non plus qu’entre la charité et l’amitié. Il concevait seulement que, comme l’amitié suppose une liaison plus étroite, et cette liaison une application plus particulière, elle fait que l’on résiste moins aux besoins de ses amis, parce qu’ils sont plus tôt connus et que nous en sommes plus facilement persuadés. Voilà comment il concevait la tendresse, et c’est ce qu’elle faisait en lui sans attachement et amusement, parce que, la charité ne pouvant avoir d’autre fin que Dieu, elle ne pouvait s’attacher qu’à lui, ni s’arrêter non plus à rien qui amuse ; parce qu’elle sait qu’il n’y a point de temps à perdre et que Dieu, qui voit et qui juge tout, nous fera rendre compte de tout ce qui sera dans notre vie, qui ne sera pas un nouveau pas pour avancer dans la voie uniquement permise qui est celle de la perfection. »

Ce passage doit encore être interprété en fonction des règles de rhétorique formulées dans la XIe Provinciale. L’invective n’est pas l’injure destinée à blesser un ennemi ; elle est inspirée par le souci de l’intérêt de ceux mêmes qui ont perdu le souci d’eux-mêmes. Voir Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682) : Avant que d’entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l’injustice des hommes qui vivent dans l’indifférence de chercher la vérité d’une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près. De tous leurs égarements, c’est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d’aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature. Car il est indubitable que le temps de cette vie n’est qu’un instant, que l’état de la mort est éternel, de quelque nature qu’il puisse être, et qu’ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l’état de cette éternité, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.

Voir le commentaire sur Commencement 12 (Laf. 162, Sel. 194) : Commencer par plaindre les incrédules, ils sont assez malheureux par leur condition. Il ne les faudrait injurier qu’au cas que cela servît, mais cela leur nuit.

C’est un monstre pour moi : monstre désigne un « prodige qui est contre l’ordre de la nature, qu’on admire ou qui fait peur ». Il se dit aussi de ceux qui ont des passions excessives (Furetière). Mais il semble que Pascal s’en tienne ici au premier sens, d’être incompréhensible et contraire à l’ordre de la nature.

Preuves par discours II (Laf. 428, Sel. 682) précise ce que Pascal entend par le c’est un monstre. Le mot stupidité est emprunté à Montaigne, Essais, I, 20 : le vulgaire ne pense pas à la mort, mais « de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? ». Stupide : hébété, d’un esprit lourd et pesant.

Voir aussi Preuves par les Juifs VI (Laf. 477, Sel. 712). L’orgueil contrepèse et emporte toutes les misères. Voilà un étrange monstre, et un égarement bien visible. Le voilà tombé de sa place, il la cherche avec inquiétude. C’est ce que tous les hommes font. Voyons qui l’aura trouvée. Sur la notion générale de la monstruosité, voir Céard Jean, La nature et ses prodiges, Genève, Droz, 1996.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 106. Caractère aberrant de l’indifférence.

L’irritation : elle tient au caractère incompréhensible de l’attitude de l’indifférent, mais surtout au fait qu’il est très difficile de le ramener au souci de son propre intérêt.

Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, p. 304 sq., sur les intentions de Pascal dans ce passage.

Dans certains fragments, Pascal exprime son pessimisme sur l’efficacité de ces remontrances à l’égard de certains incrédules particulièrement endurcis, et convient qu’au bout du compte, seule l’intervention de la grâce peut être vraiment efficace.

Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Cela montre qu’il n’y a rien à leur dire non par mépris, mais parce qu’ils n’ont pas le sens commun. Il faut que Dieu les touche. (texte barré verticalement)

Le fragment Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300) donne à cette idée un tour apparemment plus brutal : Il y en a qui voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu, et non pas des [iniquités], ni d’autre bien que Dieu, et non pas une terre grasse ; ce n’est qu’à eux, qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder et d’ennemis que ceux qui les en détournent, qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis, que Pascal estime pouvoir apporter la consolation. En revanche, ceux qui croient que le bien de l’homme est en sa chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’il[s] s’en soûle[nt] et qu’il[s] y meure[nt].

En fait, la dureté de cette déclaration n’est qu’apparente : il ne s’agit pas d’une malédiction (qui ne serait conforme ni à l’esprit de Pascal, ni aux règles qu’il a formulées dans la XIe Provinciale), mais plutôt d’une sorte d’aveu d’impuissance. Il y a une différence entre les termes dont Pascal a d’abord pensé à user, et ceux qu’il emploie dans la rédaction développée. Voir les notes (barrées verticalement) de Laf. 432 série XXX, Sel. 662 : On doit avoir pitié des uns et des autres. Mais on doit avoir pour les uns une pitié qui naît de tendresse, et pour les autres une pitié qui naît de mépris. Cependant, Pascal semble avoir pensé immédiatement que ce terme de mépris avait quelque chose de gênant ; il écrit : Il faut bien être dans la religion qu’ils méprisent, pour ne les pas mépriser ; puis : Cela montre qu’il n’y a rien à leur dire : non par mépris, mais parce qu’ils n’ont pas le sens commun. Si bien que l’on touche ici l’une des limites du pouvoir de l’art de persuader purement humain : il faut que Dieu les touche. La formule elle m’étonne et m’épouvante, et l’idée que l’égarement des libertins véritables a quelque chose qui dépasse l’esprit s’est substituée à celle, moins claire, d’un mépris qui engendre la pitié. Reste que, sur les incrédules endurcis, qui consciemment et sans comédie sociale aucune, ne veulent connaître que les biens de la chair, Pascal admet que l’art de persuader humain n’a pas de prise efficace.

Il explique cependant plus bas que cette extrême difficulté n’empêche pas que la charité chrétienne oblige à tout essayer pour venir au secours des plus endurcis : voir dans le présent fragment : parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu’ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu’ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l’aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu’on fît pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d’eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières.

Pintard René, Le libertinage érudit, p. 28. Cas du maréchal de C., qui dit de la mort : « je m’en vas donner tête baissée dans l’avenir ». Faute d’une conviction, certains libertins se jettent dans la mort comme dans une mêlée incertaine.

 

Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort qui nous menace à chaque instant doit infailliblement nous mettre dans peu d’années dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux.

Il n’y a rien de plus réel que cela ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde.

 

Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée : voir Voltaire, Lettres philosophiques, éd. Naves, Garnier, p. 282-283, note XXIII de 1777 sur l’édition de Condorcet.

Voir Commencement 15 (Laf. 165, Sel. 197), où la référence au théâtre tragique est explicite : Le dernier acte est sanglant quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

Brave, en termes de guerre, signifie selon Furetière intrépide, qui affronte les périls. Il se prend aussi en mauvaise part, et se dit d’un bretteur, d’un homme qu’on emploie à de mauvaises actions (Furetière). Il faut entendre ici le premier sens.

Commencement 16 (Laf. 166, Sel. 198). Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.

L’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux : dans l’argument du pari, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), Pascal n’a pas fait explicitement état de cette alternative, qui correspond au pari contre Dieu, qui conduit à l’anéantissement si Dieu n’est pas, et à la damnation s’il existe.

Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce courage à un homme mourant d’aller, dans la faiblesse et dans l’agonie, affronter un Dieu tout puissant et éternel ? (texte barré verticalement)

 

Qu’on fasse réflexion là‑dessus et qu’on dise ensuite s’il n’est pas indubitable qu’il n’y a de bien en cette vie qu’en l’espérance d’une autre vie, qu’on n’est heureux qu’à mesure qu’on s’en approche, et que, comme il n’y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l’éternité, il n’y a point aussi de bonheur pour ceux qui n’en ont aucune lumière.

 

Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Il est sans doute qu’il n’y a point de bien sans la connaissance de Dieu ; qu’à mesure qu’on en approche on est heureux et que le dernier bonheur est de le connaître avec certitude ; qu’à mesure qu’on s’en éloigne on est malheureux et que le dernier malheur serait la certitude du contraire. (texte barré verticalement)

 

C’est donc assurément un grand mal que d’être dans ce doute. Mais c’est au moins un devoir indispensable de chercher quand on est dans ce doute. Et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste. Que s’il est avec cela tranquille et satisfait, qu’il en fasse profession, et enfin qu’il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu’il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n’ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

 

Laf. 432 série XXX, Sel. 662. C’est donc un malheur que de douter, mais c’est un devoir indispensable de chercher dans le doute et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas, est tout ensemble malheureux et injuste ; que s’il est avec cela gai et présomptueux, je n’ai point de terme pour qualifier une si extravagante créature. (texte barré verticalement)

Indispensable : voir Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal, p. 57. Mot nouveau, qui ne se trouve pas encore dans Nicot, et qui ne fait son apparition qu’en 1674 chez Furetière. Sorel écrit que indispensable et indispensablement ont « paru si beaux d’abord qu’il semblait qu’un sermon ne fût pas bon français, si le prédicateur ne s’était pas servi de ces mots quatre ou cinq fois pour le moins » (Connaissance des bons livres, 1671, p. 385).

Celui qui doute et qui ne recherche pas est tout ensemble et bien malheureux et bien injuste : la formule fait écho à l’objection faite à l’argument du pari : « le juste est de ne point parier ».

 

Où peut‑on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve‑t‑on à n’attendre plus que des misères sans ressource ? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut‑il faire que ce raisonnement‑ci se passe dans un homme raisonnable ?

 

Laf. 432 série XXX, Sel. 662. Est-ce une chose à dire avec joie ? c’est une chose qu’on doit donc dire tristement.

Le beau sujet de se réjouir et de se vanter la tête levée en cette sorte : donc réjouissons-nous, vivons sans crainte et sans inquiétude, et attendons la mort puisque cela est incertain et nous verrons alors ce qu’il arrivera de nous. Je n’en vois pas la conséquence. (texte barré verticalement)

Le ton est celui des Provinciales : ce qui est scandaleux, ce ne sont pas les ignorances du libertin. C’est que, ayant d’une part la certitude qu’il va mourir, et d’autre part un ensemble d’incertitudes, les unes sur sa destinées sur terre (qui m’a mis au monde, pourquoi ici plutôt que là, où vais-je ?), d’autres sur son destin surnaturel (tombera-t-il dans le néant ou entre les mains d’un Dieu irrité ?), et conscient de la possibilité qu’il a de trouver la lumière sur ces doutes qui engagent sa vie, il conclut (Pascal souligne l’idée) qu’il ne doit pas chercher et qu’il veut se laisser aller passivement. Cette manière de raisonner est incompréhensible et absurde. Le libertin est ici un personnage analogue à celui du jésuite dans les Provinciales. Son attitude est censée provoquer une réaction de rejet de la part du lecteur honnête homme.

L’argument montre que l’homme indifférent raisonne mal (voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 312), mais aussi qu’on ne peut pas le considérer comme honnête homme ; voir Le Guern Michel, Pensées, éd. Folio, II, p. 280, n. 6, qui cite Mitton : « l’honnête homme remplit tous les devoirs : il est bon sujet, bon mari, bon père, bon ami, bon citoyen, bon maître », ce qu’il fait est juste, raisonnable, etc. L’indifférent de Pascal est donc à la fois taxé de sottise, et d’être un bon à rien.

Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 145 sq. Critique de ce portrait de l’incrédule.