Preuves par discours II - Fragment n° 2 / 7  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 33 p. 217 à 220 / C2 : p. 429 à 431 v°

Éditions de Port-Royal :

    Chap. I - Contre l’Indifférence des Athées : 1669 et janvier 1670 p. 1-18  / 1678 n° 1 p. 1-17

    Chap. VIII - Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu... : 1669 et janvier 1670 p. 64-65  / 1678 n° 1 p. 66-67

Éditions savantes : Faugère II, 15 ; II, 118, X ; I, 225, CLVI / Havet IX.2, XIV.2 et XXV.18 / Michaut 899-900 / Brunschvicg 195 et 229 / Le Guern 399 et 400 / Lafuma 428 et 429 (série III) / Sellier 682

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Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie du dossier thématique sur les Libertins.

 

CHARLES-DAUBERT Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1998.

DESCOTES Dominique, “De la XIe Provinciale aux Pensées”, in Treize études sur Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 75-83.

DESCOTES Dominique, La première critique des Pensées, Paris, C.N.R.S., 1980.

DROZ Edouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886, p. 128.

FERREYROLLES Gérard, “Éthique et polémique en christianisme : le cas des Provinciales”, in J.-C. Darmon et P. Desan (dir.), Pensée morale et genres littéraires, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 63-80.

FERREYROLLES Gérard, “Saint Thomas et Pascal : les règles de la polémique chrétienne”, in Séries et variations. Études littéraires offertes à Sylvain Menant, Paris, PUPS, 2010, p. 687-703.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

McKENNA Antony, “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in P.-F. Moreau, Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, Paris, Albin Michel, 2001, p. 348-361.

McKENNA Antony, “Le libertin interlocuteur de Pascal dans les Pensées”, in ROMEO Maria Vita (dir.), Abraham : individualità e assoluto, Atti delle giornate Pascal 2004, Catane, CUECM, 2006, p. 115-129.

McKENNA Antony, “Pascal et Gassendi : la philosophie du libertin dans les Pensées”, XVIIe siècle, n° 233, octobre 2006, p. 635-647.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Connaissance des lettres, Paris, Hatier, 1967.

MESNARD Jean, Pascal, Coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320.

PINTARD René, “Pascal et les libertins”, in Pascal présent, Clermont-Ferrand, De Bussac, 1963, p. 105-130.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

THIROUIN Laurent, “Se divertir, se convertir”, in Descotes Dominique (dir.), Pascal auteur spirituel, Paris, Champion, 2006, p. 299-322.

 

 

Éclaircissements

 

Interprétation générale

 

Voir le fragment Preuves par discours II, 1 (Laf. 427, Sel. 681). Pascal ne reproche pas aux incroyants leur manque de foi. Il s’en prend à ce qu’il considère comme la racine de leur incrédulité : leur peu de zèle pour la vérité, l’inconscience et la paresse dont ils font preuve en ne se souciant pas d’un problème qui les touche personnellement le plus, savoir leur propre destin. Ce qu’il trouve monstrueux en eux, c’est la résignation passive qui les conduit à tout faire pour mal finir.

Cette argumentation évite à Pascal de paraître inspiré par un prosélytisme dévot. Comme il l’indique dans Laf. 432 série XXX, Sel. 662 : Je ne prends point cela par bigoterie, mais par la manière dont le cœur de l’homme est fait, non par un zèle de dévotion et de détachement, mais par un principe purement humain et par un mouvement d’intérêt et d’amour propre (texte barré verticalement). L’expression fait implicitement référence à la quatrième règle rhétorique formulée dans la XIe Provinciale, « qui est le principe et la fin de toutes les autres » : « que l’esprit de charité porte à avoir dans le cœur le désir du salut de ceux contre qui on parle, et à adresser ses prières à Dieu, en même temps qu’on adresse ses reproches aux hommes. On doit toujours, dit S. Augustin, conserver la charité dans le cœur, lors même qu’on est obligé de faire au-dehors des choses qui paraissent rudes aux hommes, et de les frapper avec une âpreté dure, mais bienfaisante, leur utilité devant être préférée à leur satisfaction » (Lettre à Marcellin de Carthage, lettre V dans l’édition de Louvain ; lettre 138, ch. II, p. 14). En d’autres termes, même lorsqu’il est obligé de se montrer pressant dans son invitation à la recherche, et surtout même lorsqu’il est contraint de taxer fermement d’extravagance et de folie la conduite des incrédules paresseux, Pascal tient à faire sentir à son lecteur qu’il n’est pas inspiré par un zèle dévot indiscret, mais par l’intérêt de son prochain. C’est du reste ce qui fait que, quelle que soit la distance qui le sépare de notre époque, son argumentation apologétique demeure toujours audible de nos jours.

Gouhier Henri, Blaise Pascal, Conversion et apologétique, p. 106. La critique que Pascal propose de l’indifférence n’est pas inspirée par la dévotion : elle est faite du point de vue de l’honnête homme raisonnable et conscient de ce qui importe à son propre bien : le refus paresseux de la recherche est présenté comme contraire au souci de soi-même le plus naturel et le plus nécessaire.

Ferreyrolles Gérard, “Saint Thomas et Pascal : les règles de la polémique chrétienne”, in Séries et variations. Études littéraires offertes à Sylvain Menant, Paris, PUPS, 2010, p. 687-703. Le rapport de la polémique et de la charité : le rapport n’est pas nécessairement d’antagonisme ; le fait de représenter sa faute au prochain peut être un acte de charité : p. 688.

Ce fragment donne un exemple de la manière dont Pascal conçoit ce que doit être la correction fraternelle, qui est un devoir du chrétien à l’égard de son prochain. Voir sur ce sujet le fragment Preuves par discours I (Laf. 422, Sel. 680) : On a bien de l’obligation à ceux qui avertissent des défauts, car ils mortifient, ils apprennent qu’on a été méprisé, ils n’empêchent pas qu’on ne le soit à l’avenir, car on a bien d’autres défauts pour l’être. Ils préparent l’exercice de la correction, et l’exemption d’un défaut.

Sur la manière dont il faut interpréter dans ce cadre la déclaration apparemment brutale du fragment Loi figurative 24 (Laf. 269, Sel. 300), Il y en a qui voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence qui les détourne de Dieu, et non pas des [iniquités], ni d’autre bien que Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien de l’homme est en sa chair et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’il[s] s’en soûle[nt] et qu’il[s] y meure[nt], voir le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), qui fournit les explications nécessaires.

Le texte se clôt sur une prosopopée de l’incroyant inquiet, prêt à entamer une vraie recherche, qui a reçu une grâce de désir, quoiqu’il n’ait pas encore reçu celle qui lui donnerait la vraie foi. Ce discours fait pendant à celui de l’incrédule paresseux, que l’on trouve dans Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).

 

Avant que d’entrer dans les preuves de la religion chrétienne, je trouve nécessaire de représenter l’injustice des hommes qui vivent dans l’indifférence de chercher la vérité d’une chose qui leur est si importante, et qui les touche de si près.

 

Sur la méthode de Pascal dans ce texte, voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 134-137.

Avant que d’entrer dans les preuves de la religion chrétienne : il y a là la trace d’une recherche de l’ordre des arguments dans le plan d’ensemble. Le texte signale l’antériorité de l’étape qui consiste à représenter l’injustice des indifférents par rapport à l’entrée dans les preuves de la religion chrétienne, qui sont tirées de l’histoire et des prophéties. Cette technique se retrouve par exemple dans les Écrits sur la grâce, notamment la Lettre sur la possibilité des commandements, dont la rédaction préliminaire s’ouvre sur une définition de la proposition à démontrer qui ressemble à ce fragment. En tout état de cause, les Provinciales, notamment les huit dernières, montrent que ce genre d’état de la question subsiste jusque dans les rédactions définitives ; mais le rédaction élaborée de la Lettre sur la possibilité des commandements montre que, plus Pascal avance dans le perfectionnement de son texte, moins l’annonce du sujet se présente avec raideur (OC III, éd. J. Mesnard, p. 648).

Injustice : ce qui est fait contre les lois d’un pays, ou contre l’équité naturelle (Furetière). Il faut entendre que les incrédules paresseux manquent du sens des proportions, et ne savent pas reconnaître ce qui leur importe réellement. Mais l’idée de dommage causé par autrui n’est pas enfermée dans le mot tel que Pascal l’emploie. En fait, Pascal s’en prend ici à un effet de l’imagination qui fait prendre pour petites de grandes choses et vice-versa, qui est l’un des effets de l’imagination. L’idée se retrouve dans le fragment Laf. 632, Sel. 525 : La sensibilité de l’homme aux petites choses et l’insensibilité aux plus grandes choses, marque d’un étrange renversement.

Les trois lignes de ce début se trouvent considérablement amplifiées dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681) : Il faudrait, pour la combattre, qu’ils criassent qu’ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et, même dans ce que l’Église propose pour s’en instruire, mais sans aucune satisfaction. S’ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j’espère montrer ici qu’il n’y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et j’ose même dire que jamais personne ne l’a fait. On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Écriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes. Mais, en vérité, je leur dirais ce que j’ai dit souvent, que cette négligence n’est pas supportable. Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon ; il s’agit de nous-mêmes, et de notre tout.

L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en les réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite. Et c’est pourquoi, entre ceux qui n’en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s’en instruire, à ceux qui vivent sans s’en mettre en peine et sans y penser.

À l’ordre purement rationnel qui caractérise l’art de convaincre, cette nouvelle rédaction ajoute un mouvement rhétorique pathétique qui relève de l’art d’agréer. Cette technique d’amplification, que Philippe Sellier désigne aussi par le mot dilatation (voir son édition des Pensées, Paris, Mercure de France, 1976, p. 18), permet d’établir une chronologie relative des textes, comme J. Mesnard l’a fait pour les Écrits sur la grâce et Ph. Sellier pour les Pensées.

Voir le commentaire du fragment Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), sur les arguments qu’il ajoute au présent texte.

 

De tous leurs égarements, c’est sans doute celui qui les convainc le plus de folie et d’aveuglement, et dans lequel il est le plus facile de les confondre par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature.

 

Par les premières vues du sens commun et par les sentiments de la nature : l’abbé Montfaucon de Villars a eu beau jeu de répliquer que le sens commun et les sentiments de la nature ont été amplement discrédités dans les premiers mouvements de l’apologie. Voir le traité De la délicatesse, Ve dialogue, in La première critique des Pensées, Paris, C.N.R.S., 1980, p. 58 : « pour cet instinct naturel dont vous parlez, tout le monde sait assez votre sentiment là-dessus ; et c’est en vain que vous voudriez le dissimuler à ceux qui vous connaissent. On sait que vous avez accoutumé de dire Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? et dans les enfants ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les animaux. Une différente coutume donnera d’autres principes naturels. Cela dépend de la disposition. Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface ! quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même une première coutume comme la coutume est une seconde nature. De ces discours que vous avez accoutumé de tenir, on infèrera que selon vous la Nature qui nous parle de Dieu n’est qu’une première coutume, telle que celle qui nous parle en faveur de nos parents ; et ce que vous craignez pour celle-ci, on croira facilement que vous le craignez aussi pour celle-là » (p. 345-346). Il est vrai que l’abbé de Villars parle dans ce passage de la connaissance de Dieu, alors que Pascal parle de la nécessité de la recherche et du souci de soi-même, qui devrait l’inspirer à tout le monde, ce qui est tout différent. Cependant c’est sur un pareil raisonnement que tout un courant de critique, qui commence avec Victor Cousin et se poursuit jusqu’à nos jours, fonde une lecture de Pascal comme sceptique. Voir McKenna Antony, “Les Pensées de Pascal : une ébauche d’apologie sceptique”, in P.-F. Moreau, Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle, Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, p. 348-361.

 

Car il est indubitable que le temps de cette vie n’est qu’un instant, que l’état de la mort est éternel, de quelque nature qu’il puisse être, et qu’ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l’état de cette éternité, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet.

 

Le thème a été abordé dès la liasse Commencement. Voir Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187). Partis. Il faut vivre autrement dans le monde, selon ces diverses suppositions.

1. si on pourrait y être toujours.

[2]. s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure.

Cette dernière supposition est la nôtre.

Commencement 14 (Laf. 164, Sel. 196). Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle.

Laf. 612, Sel. 505. Il est indubitable que l’âme soit mortelle ou immortelle ; cela doit mettre une différence entière dans la morale, et cependant les philosophes ont conduit leur morale indépendamment de cela.

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu’en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet.

Démarche : Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 57. Selon Richelet, « ce mot au figuré est beau et nouveau ». Il est en vogue selon le P. Bouhours. Andry lui attribue « d’ordinaire une idée de soumission ». Pascal l’emploie dans un sens très particulier. Furetière propose un sens qui convient assez bien à l’idée de Pascal : « la manière de conduire ses pas », et « figurément en morale [...] la manière de conduire ses actions ».

Ce point qui doit être notre dernier objet : au sens où cette question doit être le dernier objet auquel s’attache la pensée et l’attention. Le mot point a ici le sens de la rhétorique, qui « se dit d’un chef, d’un article ou division et membre d’un discours » ; on parle d’un point de foi, d’un point d’histoire ou de droit (Furetière). Il enferme donc l’idée qu’il s’agit d’un sujet susceptible de discussion, voire de controverse, mais qui exige résolution.

 

Il n’y a rien de plus visible que cela et qu’ainsi, selon les principes de la raison, la conduite des hommes est tout à fait déraisonnable, s’ils ne prennent une autre voie. Que l’on juge donc là‑dessus de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui, se laissant conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et comme s’ils pouvaient anéantir l’éternité en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement.

 

Visible : Pascal emploie fréquemment le mot visible lorsqu’il parle d’une vérité si évidente et frappante qu’on ne peut la nier de bonne foi, comme par exemple le fait que nous ne rêvons pas. Cela ne signifie cependant pas que tout le monde voie effectivement ce qui est naturellement visible, comme Pascal l’a remarqué dans le fragment Raisons des effets 17 (Laf. 98-99, Sel. 132) : D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et un esprit boiteux nous irrite ? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions pitié, et non colère. Épictète demande bien plus fortement : Pourquoi ne nous fâchonsnous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal ou que nous choisissons mal ? Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux, mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix, car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres. Et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. Le cas des incrédules paresseux relève justement de cette insensibilité à ce qui est leur intérêt visible.

Selon les principes de la raison : c’était déjà le point de vue choisi par Pascal dans l’argument du pari, où il proposait de parler selon les lumières naturelles (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel. 680), pour montrer qu’il faut sortir de l’indécision et se consacrer à la recherche. L’oxymore selon les principes de la raison et tout à fait déraisonnable n’est pas une exagération rhétorique.

Comme s’ils pouvaient anéantir l’éternité en en détournant leur pensée : c’est précisément ce que Sartre appelle mauvaise foi. Sartre a développé dans son Esquisse d’une théorie des émotions l’idée que les émotions sont des conduites magiques destinées à trouver une échappatoire à une situation difficile. Cette idée est amplifiée dans la théorie de la mauvaise foi comme mensonge à soi-même, telle qu’elle est développée dans L’être et le néant, p. 87 ; la dualité du trompeur et du trompé n’y a pas lieu : la conscience s’affecte elle-même de mauvaise foi. « Je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusement ». « On peut vivre dans la mauvaise foi [...] mais [cela] implique un style de vie constant et particulier » : p. 88. Les conduites de mauvaise foi : p. 94 sq. « La mauvaise foi est un type d’être dans le monde, comme la veille ou le rêve, qui tend par lui-même à se perpétuer » : p. 109. On retrouve une conception analogue dans la manière dont le divertissement est interprété par Thirouin Laurent, “Se divertir, se convertir”, p. 303. Le divertissement, comme obscurcissement de l’éternité par l’instant, est une conduite magique choisie par les hommes.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 135. Sur la parenté des reproches que Pascal adresse à l’incrédule paresseux et à Montaigne.

 

Cependant cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée.

 

L’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux : c’est l’alternative du pari contre Dieu dans Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Mais il est important de remarquer que cette alternative que Pascal présente très nettement dans ce texte, ne l’est pas dans l’argument du pari, où le parti contre Dieu et l’argument de la crainte de l’enfer ne sont pas évoqués. La perspective de l’horreur de la mort n’entre pas dans une apologétique par la peur, qui se fonderait sur la crainte des tourments de l’enfer, mais sur l’idée que, dans une situation de danger, il est déraisonnable de ne pas chercher à échapper à la menace. Il ne s’agit donc pas d’une pastorale de la peur, mais tout au contraire d’une incitation à l’action pour échapper à une catastrophe imminente, par un retour à un juste sentiment de qu’on se doit à soi-même. Pascal procède de telle façon que son argumentation ne revête pas l’apparence d’un sermon dogmatique, mais d’un appel à l’intérêt bien compris de ceux contre lesquels et dans l’intérêt desquels il parle.

Voir ci-dessus l’alternative posée dans le fragment Commencement 5 (Laf. 154, Sel. 187), Partis, entre être toujours dans le monde, et être sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. La deuxième supposition est celle des chrétiens ; les incrédules insouciants vivent comme si la première était possible.

Pascal pose une alternative certaine, dont les branches sont incertaines. On ignore en effet si, à l’instant de la mort, l’incrédule paresseux sera complètement anéanti si Dieu n’existe pas, ou damné (éternellement malheureux) s’il existe. En revanche, l’alternative elle-même est certaine, c’est selon les termes de Pascal une horrible nécessité. L’argument repose sur un usage habile de la logique modale, qui combine un mode de nécessité, et deux dicta également possibles. L’alternative se prolonge d’une certaine manière en dilemme, puisque dans l’un et l’autre cas, l’homme est voué au malheur.

Cette alternative serait désespérante, si dans l’argumentation de Pascal, le mode n’était au fond hypothétique que relativement. Ce qui est nécessaire, c’est la relation entre l’indifférence de l’incrédule et les conséquences qu’elle entraîne : si l’indifférent néglige de chercher, alors il est nécessaire qu’il finisse anéanti ou éternellement malheureux. Mais cette hypothèse dépend elle-même d’une alternative entre le refus de la recherche et l’acceptation de cette recherche : dans le cas où l’incrédule se met à chercher la vérité sincèrement, il n’est pas nécessaire qu’il finisse malheureux ou anéanti ; tout au contraire, le fait qu’il cherche montre que, jusqu’à un certain point, il a déjà trouvé (voir Pensée n° 8H-19T (Laf. 919, Sel. 751) : Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé), et dans ce cas, la voie du salut lui est sans doute ouverte. Dans tout ce raisonnement, Pascal fait un usage subtil et complexe des règles de la logique modale.

 

Voilà un doute d’une terrible conséquence. Ils sont dans le péril de l’éternité de misères, et sur cela, comme si la chose n’en valait pas la peine, ils négligent d’examiner si c’est de ces opinions que le peuple reçoit avec une facilité trop crédule, ou de celles qui, étant obscures d’elles‑mêmes, ont un fondement très solide, quoique caché. Ainsi ils ne savent s’il y a vérité ou fausseté dans la chose, ni s’il y a force ou faiblesse dans les preuves. Ils les ont devant les yeux ; ils refusent d’y regarder, et dans cette ignorance, ils prennent le parti de faire tout ce qu’il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu’il soit, d’attendre à en faire l’épreuve à la mort, d’être cependant fort satisfaits en cet état, d’en faire profession et enfin d’en faire vanité. Peut‑on penser sérieusement à l’importance de cette affaire sans avoir horreur d’une conduite si extravagante ?

 

Fondement : voir la liasse qui porte ce titre. Noter que ce seul passage fait brièvement allusion à plusieurs titres de liasses : Fondement, Vanité, Misère, Opinions du peuple saines (titre devenu Raisons des effets) ; Preuves de Jésus-Christ, Preuves de Moïse, ainsi que le mot de parti, qui renvoie à Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). À ce point crucial de l’argumentation, les termes essentiels font tout naturellement une apparition.

Conséquence : grande importance ou considération, en parlant des personnes et des choses.

Facilité : qualité de ce qui est malléable, en parlant des personnes.

Ils les ont devant les yeux, et ils refusent d’y regarder : voir Laf. 823, Sel. 664, qui explique cela par un cas concret : C’est un héritier qui trouve les titres de sa maison. Dira‑t‑il peut‑être qu’ils sont faux, et négligera-t‑il de les examiner ?

Dans cette ignorance, ils prennent le parti de faire tout ce qu’il faut pour tomber dans ce malheur au cas qu’il soit : le mot parti renvoie implicitement à l’argument du pari, avec le choix de la seule solution qui peut coûter très cher et au mieux ne rien rapporter du tout.

Pascal semble ici reprocher aux incrédules d’appliquer la maxime ironique faites votre malheur vous-même. En fait l’idée sous-jacente à cette formule, c’est le principe juridique selon lequel personne ne peut venire contra factum proprium, personne ne peut se plaindre ni s’attaquer à ce qui résulte de son propre fait ; voir Perelman Ch., Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1976, p. 90. L’incrédule paresseux ne peut se plaindre des résultats d’une paresse dont il est entièrement responsable.

D’en faire profession et enfin d’en faire vanité : Profession : déclaration publique et solennelle qu’on fait de sa croyance, de sa religion (Furetière). Vanité : les incrédules inconscients se vantent de leur incroyance, mais Pascal veut aussi dire que leur profession est entachée de vanité.

Commencement 1 (Laf. 150, Sel. 183) : Les impies qui font profession de suivre la raison doivent être étrangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes, et les Turcs comme les chrétiens ; il ont leurs cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs saints, leurs religieux comme nous, etc. Cela est-il contraire à l’Écriture ? ne dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez guère de savoir la vérité, en voilà assez pour vous laisser en repos. Mais si vous désirez de tout votre cœur de la connaître ce n’est pas assez regardé au détail. C’en serait assez pour une question de philosophie, mais ici où il va de tout... Et cependant après une réflexion légère de cette sorte on s’amusera, etc. Qu’on s’informe de cette religion, même si elle ne rend pas raison de cette obscurité peut-être qu’elle nous l’apprendra.

Voir Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 135 sq., sur le mélange d’épicurisme et de scepticisme de Montaigne, que l’on retrouve chez les libertins paresseux.

 

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l’extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux‑mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu’ils sont et sans en rechercher d’éclaircissement. Je ne sais, disent‑ils.

 

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit ; elle m’étonne et m’épouvante : c’est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d’une dévotion spirituelle. J’entends au contraire qu’on doit avoir ce sentiment par un principe d’intérêt humain et par un intérêt d’amour-propre : il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

En la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie : c’est la technique des Provinciale XV, 3. « Je ne ferai pas voir seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, je veux passer plus avant. On peut bien dire des choses fausses en les croyant véritables, mais la qualité de menteur enferme l’intention de mentir. Je ferai donc voir, mes Pères, que votre intention est de mentir et de calomnier ; et que c’est avec connaissance et avec dessein que vous imposez à vos ennemis des crimes dont vous savez qu’ils sont innocents, parce que vous croyez le pouvoir faire sans déchoir de l’état de grâce. Et, quoique vous sachiez aussi bien que moi ce point de votre morale, je ne laisserai pas de vous le dire, mes Pères, afin que personne n’en puisse douter, en voyant que je m’adresse à vous pour vous le soutenir à vous-mêmes, sans que vous puissiez avoir l’assurance de le nier, qu’en confirmant par ce désaveu même le reproche que je vous en fais. » De même que les jésuites, en se défendant des censures de Pascal, confirment le reproche qu’il leur fait, de même l’incrédule qui déclare ses maximes, confirme ce qu’il écrit contre eux. Dans les deux cas, le procédé consiste à tirer la confirmation de l’attitude concrète de l’adversaire.

Le mot stupidité est emprunté à Montaigne, Essais, I, 20 : le vulgaire ne pense pas à la mort, mais « de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? ». Stupide : hébété, d’un esprit lourd et pesant.

Je ne sais, disent-ils : accroche destinée à lier ce texte au discours de l’incrédule inconscient, de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). E. Martineau appelle ligature ce genre d’accroche qui renvoie à un autre texte, qui peut avoir été conservé ou perdu selon les circonstances. Celle-ci suppose qu’il a vraisemblablement existé un texte, malheureusement disparu, qui constituait une première rédaction du discours de l’incrédule paresseux.

 

Voilà ce que je vois et ce qui me trouble. Je regarde de toutes parts, et je ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude.

 

Contrairement au discours de l’incrédule paresseux de Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681), celui-ci est tenu par un homme qui ne peut pas croire, comme l’indiquait la formule de Preuves par discours I : je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire. Mais cet incroyant dont Pascal exprime la plainte est déjà en recherche. C’est de ce type de personne que Pascal parle dans le fragment Dossier de travail (Laf. 405, Sel. 24). Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

Dès la liasse Ordre, ce genre de personnage est clairement évoqué :

Ordre 3 (Laf. 5, Sel. 39). Ordre. Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît. Et lui répondre : ne désespérez pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière. Mais que selon cette religion même quand il croirait ainsi cela ne lui servirait de rien. Et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : La Machine.

Ordre 2 (Laf. 2, Sel. 38). Ordre par dialogues. Que dois-je faire. Je ne vois partout qu’obscurités. Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis dieu ?

Voilà ce que je vois et ce qui me trouble : les ignorances sont analogues à celles de l’incrédule paresseux : on voit la misère de l’homme ; mais cette fois, au lieu de laisser l’incrédule tranquille dans l’ignorance, il est troublé.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 108 sq. Rapport du fragment Commencement 10 et le fragment Preuves par discours II (Laf. 427-Sel. 681). Sur la tripartition des hommes qui servent Dieu l’ayant trouvé, le cherchent parce qu’ils ne l’ont pas trouvé, et qui ne le trouvent pas parce qu’ils ne le cherchent pas :

Commencement 10 (Laf. 160, Sel. 192). Il n’y a que trois sortes de personnes, les uns qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux, ceux du milieu sont malheureux et raisonnables.

Saint Augustin, De utilitate credendi, XI, 25. « Duae enim personae in religione sunt laudabiles : una eorum qui iam invenerunt, quos etiam beatissimos iudicare necesse est ; alia eorum qui studiosissime et rectissime inquirunt. Primi ergo sunt iam in ipsa possessione, alteri in via, qua tamen certissime pervenitur. Tria sunt alia hominum genera, profecto improbanda ac detestanda. Unum est opinantium, id est, eorum qui se arbitrantur scire quod nesciunt. Alterum eorum qui sentiunt quidem se nescire, sed non ita quaerunt, ut invenire possint. Tertium eorum qui neque se scire existimant, nec quaerere volunt. » « Il y a en effet, en matière de religion, deux sortes de personnes dignes d’éloges : celles qui ont déjà trouvé et qu’il faut juger pleinement heureuses, puis celles qui cherchent en toute ardeur et sincérité. Les unes sont déjà au but, les autres en route, mais assurées de parvenir. D’autre part, il y a trois sortes d’hommes à désapprouver et condamner sans ambages : d’abord ceux qui s’attachent à un préjugé, c’est-à-dire qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas ; ensuite ceux qui, tout en ayant conscience de ne pas savoir, ne cherchent pas de manière à trouver ; enfin ceux qui ne pensent pas savoir, mais ne veulent pas non plus chercher. »

Pascal fait allusion à ces incrédules qui cherchent, « ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres », dans le fragment où il condamne les méthodes inadéquates que les apologistes de la religion chrétienne pratiquent ordinairement :

Laf. 781, Sel. 644. J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu. En adressant leurs discours aux impies leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas de leur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certain que ceux qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris.

 

Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à la négative ; si je voyais partout les marques d’un créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier et trop peu pour m’assurer, je suis en un état à plaindre, et où j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquât sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, qu’elle les supprimât tout à fait ; qu’elle dît tout ou rien, afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu’en l’état où je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir.

 

Exemple de la condition de milieu qui, selon Pascal, est celle de l’homme aussi bien dans l’ordre des corps que dans l’ordre des esprits. Mais alors que dans certains cas, le milieu marque un état d’équilibre et de justesse, il est dans le présent texte une source de déchirement.

L’alternative voir tout ou ne voir rien crée une condition inconfortable pour l’incrédule parce qu’elle ne permet ni de nier ni d’assurer.

Pascal a indiqué la réponse qu’il faut faire à cette alternative dans le fragment Preuves par discours III (Laf. 448, Sel. 690). S’il n’avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l’absence de toute divinité, ou à l’indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu’il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n’en peut conclure, sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.

Dans un premier temps, l’incroyant est d’accord avec l’apologiste pour admettre qu’il y a des marques de Dieu dans la nature. Mais il ajoute aussitôt que ces marques étant équivoques, elles sont insuffisantes pour être pleinement convaincantes. De ce fait, c’est la notion même de marque qui est compromise. On reconnaît là l’une des conséquences de la doctrine du Dieu qui se cache, pour ne se laisser connaître que par les cœurs purifiés, mais qui ne peut agir sur les incrédules qu’en excitant en eux une frustration qui peut les conduire à la recherche.

Cet état d’esprit est exposé dans les premières lignes de l’Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 40 :

« La première chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne toucher véritablement, est une connaissance et une vue tout extraordinaire par laquelle l’âme considère les choses et elle-même d’une façon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumière lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu’elle trouvait dans les choses qui faisaient ses délices.

Elle ne peut plus goûter avec tranquillité les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutumée parmi les choses où elle s’abandonnait avec une pleine effusion de son cœur [...]. De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté, la disgrâce, la prospérité, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le mépris, l’autorité, l’indigence, la santé, la maladie et la vie même ; enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le dessein de cette âme qui recherche sérieusement à s’établir dans une félicité aussi durable qu’elle-même.

Elle commence à s’étonner de l’aveuglement où elle a vécu ; et quand elle considère d’une part le long temps qu’elle a vécu sans faire ces réflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l’autre combien il est constant que l’âme, étant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. »

 

Mon cœur tend tout entier à connaître où est le vrai bien, pour le suivre ; rien ne me serait trop cher pour l’éternité.

 

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 96. Dieu seul donne la volonté de chercher.

Dans l’esprit de Pascal, le personnage qui tient ce discours n’est pas très loin d’avoir trouvé Dieu : il illustre bien la formule de la Pensée n° 8H-19T (Laf. 919, Sel. 751) : Console-toi. Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Voir aussi la Pensée n° 13N (Laf. 929, Sel. 756). Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais. Ne t’inquiète donc pas. La formule se retrouve dans Pascal dès la Lettre sur la possibilité des commandements, L2, § 31, OC III, p. 656 : « celui qui disait : cherchez votre serviteur, avait sans doute déjà été cherché et trouvé. »

Pascal résout ce paradoxe par les distinctions suivantes :

1. Il y a deux manières dont Dieu recherche l’homme : la manière dont Dieu cherche l’homme lorsqu’il lui donne les faibles commencements de la foi pour faire que l’homme lui crie dans la vue de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur, est bien différente de celle dont Dieu recherche l’homme quand il exauce cette prière, et qu’il le cherche pour se faire trouver.

2. Il y a deux manières dont l’homme recherche Dieu : d’abord, l’homme a « les faibles commencements de la foi », et « crie dans la vue de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur » ; et il y en a une autre, qui suit l’action par laquelle Dieu s’est fait trouver.

Voir la Lettre sur la possibilité des commandements, 2, § 31-33, OC III, p. 656-657. « Il ne faut que remarquer qu’il y a deux manières dont l’homme recherche Dieu ; deux manières dont Dieu recherche l’homme ; deux manières dont Dieu quitte l’homme ; deux dont l’homme quitte Dieu ; deux dont l’homme persévère ; deux dont Dieu persévère à lui faire du bien, et ainsi du reste. 32. Car la manière dont Dieu cherche l’homme lorsqu’il lui donne les faibles commencements de la foi pour faire que l’homme lui crie dans la vue de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur, est bien différente de celle dont Dieu recherche l’homme quand il exauce cette prière, et qu’il le cherche pour se faire trouver. Car celui qui disait : cherchez votre serviteur, avait sans doute déjà été cherché et trouvé. Mais parce qu’il savait bien, lui qui avait l’esprit de prophétie, qu’il y avait une autre manière dont Dieu pouvait le rechercher, il se servait de la première pour obtenir la seconde. 33. Ainsi la manière dont nous cherchons Dieu faiblement, quand il nous donne les premiers souhaits de sortir de nos engagements, est bien différente de la manière dont nous le cherchons, quand, après qu’il a rompu les liens, nous marchons vers lui en courant dans la voie de ses préceptes. »

On peut compléter avec la Lettre sur la possibilité des commandements, 4, § 11-12, OC III, p. 681. « C’est ainsi que saint Augustin n’est pas contraire à lui-même, lorsque ayant fait deux livres entiers pour montrer que la persévérance est un don de Dieu, il ne laisse pas de dire en un endroit de ses livres que la persévérance peut être méritée par les prières, car il est sans doute que la persévérance dans la justice peut être méritée par la persévérance dans la prière ; mais la persévérance dans la prière ne le peut être ; et c’est proprement elle qui est ce don spécial de Dieu dont parle le Concile ; et c’est ainsi que la persévérance en commun est un don spécial, et que la persévérance qui peut être méritée, est la persévérance des œuvres ; ce qui paraît par cette expression même : la persévérance peut être méritée par les prières. 12. C’est ainsi qu’il ne se contredit pas, lorsque, ayant établi par tous ces principes que la grâce est tellement efficace et nécessaire que l’homme ne quitte jamais Dieu, si Dieu ne le laisse auparavant sans ce secours, puisque, tant qu’il lui plaît de le retenir, l’homme ne s’en sépare jamais, il ne laisse pas de dire en quelques endroits que Dieu, ne quitte point le juste que le juste ne l’ait quitté, parce que ces deux choses subsistent ensemble, à cause de leur différent sens. Car Dieu ne cesse point de donner ses secours à ceux qui ne cessent point de les demander. Mais aussi l’homme ne cesserait jamais de les demander, si Dieu ne cessait de lui donner la grâce efficace de les demander : de sorte qu’en cette double cessation, il arrive qu’en Dieu commence l’une toujours, et qu’il ne commence jamais l’autre. »

Il y a donc :

1. une première recherche de l’homme par Dieu,

2. une première manière dont Dieu trouve l’homme, qui provoque une naissance faible de la foi, et la demande d’être cherché ; c’est dans ce sens que l’on peut dire que l’homme a déjà été trouvé par Dieu, ou qu’il a déjà trouvé Dieu ;

3. une deuxième manière dont Dieu cherche l’homme ;

4. et une deuxième manière dont l’homme est trouvé.

On obtient la deuxième par la première : « la manière dont Dieu cherche l’homme lorsqu’il lui donne les faibles commencements de la foi pour faire que l’homme lui crie dans la vue de son égarement : Seigneur, cherchez votre serviteur, est bien différente de celle dont Dieu recherche l’homme quand il exauce cette prière, et qu’il le cherche pour se faire trouver. Car celui qui disait : cherchez votre serviteur, avait sans doute déjà été cherché et trouvé. Mais parce qu’il savait bien, lui qui avait l’esprit de prophétie, qu’il y avait une autre manière dont Dieu pouvait le rechercher, il se servait de la première pour obtenir la seconde ».

 

Je porte envie à ceux que je vois dans la foi vivre avec tant de négligence, et qui usent si mal d’un don duquel il me semble que je ferais un usage si différent.

 

Pascal aborde ici un cas de négligence différent de celui de l’incrédule, le cas du chrétien tiède qui use mal de la foi qu’il a reçue par grâce. Il faut se rappeler ici que Pascal lui-même pense en avoir fait l’expérience, lorsqu’après être passé par une conversion à Rouen, il s’est ensuite laissé aller au divertissement de sa « période mondaine ». L’impression qu’il a ressentie d’avoir manqué à l’appel de la grâce, et de n’avoir pas répondu à une vocation est l’un des éléments essentiels de la crise qui l’a conduit à la nuit du Mémorial. L’état que Pascal évoque dans ce discours n’est pas très éloigné de celui qui a été le sien selon la lettre que Jacqueline Pascal a écrite à Gilberte le 25 janvier 1655, dans laquelle elle rapporte que Pascal lui a confié au mois de septembre 1654 être partagé entre un réel attachement au monde, une grande aversion pour la vie qu’il menait, et l’absence d’attrait du côté de Dieu ; voir sur ce point Mesnard Jean, Pascal, coll. Connaissance des lettres, p. 65, et surtout les lettres de Jacqueline sur la conversion de son frère, du 8 décembre 1654 au 8 février 1855, OC III, éd. J. Mesnard, p. 61 sq. Quoique, à cette période, Pascal n’ait pas manqué de la foi qui fait croire en Dieu, il doit estimer que sa situation d’alors n’était pas très différente de celle de l’incrédule dont il reproduit ici les paroles : comme l’écrit Jean Mesnard, Pascal devant Dieu, p. 21-22, « le chemin à parcourir par l’incroyant est plus long, mais n’est pas substantiellement différent » de celui que doit suivre le chrétien : « qu’est-ce, dans la perspective augustinienne, que la négation de Dieu, sinon une forme outrée de l’affirmation de soi ? Qu’est-ce que l’affirmation de Dieu, sinon une négation de soi ? La conversion de l’incroyant n’est qu’une variante de la conversion du chrétien. D’ailleurs elle ne saurait être complète si elle ne s’achève par les mêmes démarches que celle du chrétien ».

Cette conclusion met en cause les chrétiens tièdes, et le pharisaïsme qui donne à croire que, parce qu’une foi purement extérieure suffit à faire un vrai chrétien. Pascal a sans doute en tête le verset de l’Apocalypse, III, 16. « Parce que vous êtes tiède, et que vous n’êtes ni froid ni chaud, je suis près de vous vomir de ma bouche. » Commentaire de Sacy : Dieu « préfère celui qui est tout à fait froid à celui qui est tiède, parce qu’il ne peut voir qu’avec douleur la négligence avec laquelle on a laissé éteindre sa première charité. Celui qui n’a point encore reçu le don de l’Esprit Saint n’a point fait cet outrage à la bonté de Dieu, et il a cet avantage que lorsque Dieu lui aura fait les mêmes grâces, il les ménagera mieux, et ne laissera pas éteindre en lui le feu que Dieu aura allumé dans son cœur ».