Les dossiers PREUVES PAR LES JUIFS I à VI (suite)

 

 

Preuves par les Juifs et l’édition de Port-Royal

 

Port-Royal a retenu plusieurs textes de ces dossiers, dans différents chapitres :

 

Chap. VIII - Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu... : Preuves par les Juifs I, II et une partie du dossier IV.

Chap. XIX - Que les vrais Chrétiens et les vrais Juifs n’ont qu’une même Religion : Preuves par les Juifs III.

Chapitre XX - On ne connoist Dieu utilement que par Jésus-Christ : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 2.

Chapitre XIV - Jésus-Christ : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 4.

Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 8 (première note).

Chap. XXIII - Grandeur de l’homme : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 9 (premier texte).

Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 9 (deuxième texte).

Chapitre XI - Moïse : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 11 (première note).

Chapitre X - Juifs : Preuves par les Juifs VI - Fragment n° 11 (deuxième note).

Le fragment n° 15 de Preuves par les Juifs VI a été ajouté dans l’édition de Port-Royal de 1678 : Chapitre II - Marques de la véritable religion.

La plupart des notes, non retenues dans l’édition, des fragments Preuves par les Juifs VI (3, 5, 6, 7, 8 (deuxième note), 10, et 12 (première note)) ont ensuite été recopiées par Louis Périer dont une copie a été conservée. Ces textes ont ensuite été publiés par P. N. Desmolets en 1728.

 

Aspects stratigraphiques des fragments de Preuves par les Juifs

 

Preuves par les Juifs I (RO 297 r° / v° et RO 341) : l’écriture est celle de Pascal. Les deux feuillets ne portent pas de trace d’enfilage en liasse. Selon Pol Ernst, ces feuillets portent un filigrane de type Armes de France et Navarre / I C. Ils proviennent de deux feuilles de dimensions (L x H) 47,5 cm x 37 cm, composées chacune de deux feuillets dont un ne porte pas de filigrane.

Preuves par les Juifs II (RO 333-2) : l’écriture est celle de Pascal. Ce papier provient d’un feuillet qui était peut-être intact à la mort de Pascal. Il ne porte pas de trace d’enfilage en liasse. Selon Pol Ernst, Album p. 181, ce fragment est marqué d’un filigrane de type Armes de France et Navarre / I C comme les feuillets ci-dessus et Preuves par les Juifs V.

Preuves par les Juifs III (RO 239 r° / v° et 243 r° / v°) : l’écriture est celle de Pascal. Les deux feuillets ne portent pas de trace d’enfilage en liasse. Ce fragment est composé de deux feuillets qui ont été conservés intacts dans le Recueil. Le premier feuillet porte un filigrane Cadran d’horloge. Le feuillet est issu d’une feuille de dimensions (L x H) 43 cm x 33,5 cm de type Cadran d’horloge et I L. Le second feuillet porte un filigrane I L, de même type que le premier feuillet.

Preuves par les Juifs IV (RO 335 r° / v° et 339-1) : l’écriture est celle de Pascal. Les deux feuillets ne portent pas de trace d’enfilage en liasse. Selon Pol Ernst, Album, p. 10, le feuillet porte un filigrane en forme de Grappe de raisin. Ce papier est issu d’une feuille de dimensions (L x H) 50 cm x 38 cm de type Grappe de raisin et ** C (** représente ici la partie inconnue du filigrane). Le second papier correspond à la moitié supérieure d’un feuillet et porte une contremarque C dans un bandeau tréflé – ou trilobé. Cette contremarque peut correspondre à la première moitié d’une feuille marquée d’un filigrane au raisin.

Preuves par les Juifs V (RO 214-1) :  l’écriture est celle de Pascal. Un trou d’enfilage en liasse a été préservé dans la partie inférieure droite. Selon Pol Ernst, Album, p. 174, le papier porte une partie d’un filigrane de type Deux écus de France et Navarre / I C. Ce papier, dont la découpe est particulière (une forme arrondie) provient de la partie supérieure d’un feuillet (23,9 cm x 37,5 cm) de type Deux écus de France et Navarre / I C. La partie inférieure a été utilisée par Pascal et conservée dans le Recueil : il s’agit du papier RO 103-2, dont seul le recto a été transcrit dans les Copies dans un dossier des Pensées diverses (Laf. 792-793, Sel. 646), et dont le verso porte deux textes recopiés dans la copie Périer sous le numéro 15P (Laf. 931-932, Sel. 758-759). Voir cette reconstitution.

Preuves par les Juifs VI : seuls les papiers des fragments 6 (RO 444-2), 7 (RO 442-10) et 8 (RO 443-2) ont été conservés dans le Recueil :

Le texte du papier RO 444-2 n’est pas autographe. L’écriture est celle du secrétaire assidu de Pascal et porte une correction qui a été écrite dans un premier temps au crayon par Pascal. Le papier, qui a été rogné, ne porte pas de trace d’enfilage en liasse. Il ne porte pas de filigrane et n’a pas été identifié.

Le texte du papier RO 442-10 n’est pas autographe. L’écriture est celle du secrétaire assidu de Pascal. Selon Z. Tourneur, les additions seraient de la main de Pascal. Le papier, qui a été découpé très près du texte, ne porte pas de trace d’enfilage en liasse. Il ne porte pas de filigrane et n’a pas été identifié.

Le texte du papier RO 443-2 a été écrit d’abord au crayon par Pascal, puis repassé à l’encre par une main étrangère. Le papier, qui a été découpé près du texte, ne porte pas de trace d’enfilage en liasse. Selon Pol Ernst, Album, p. 151, le papier ne porte pas de filigrane. Il pourrait être issu d’un feuillet (23,5 cm x 37,5 cm) de type Cadran d’horloge & Armes de France et Navarre / P H.

 

Contenu des fragments

 

Comme l’écrit Philippe Sellier, « qui ouvre les Pensées ne peut qu’être frappé par la place importante qu’y occupent les Juifs » (Pascal et saint Augustin, p. 465). Les tables des matières des éditions récentes, dues à L. Lafuma, Ph. Sellier, M. Le Guern, confirment cette constatation. Cependant, il faut bien constater que les textes qui leur sont consacrés, en dehors des liasses Loi figurative, Preuves de Moïse, Prophéties notamment, ne figurent pas parmi les plus développés. Aucun n’a l’ampleur des fragments Imagination, Divertissement ou Disproportion de l’homme. La liasse Fausseté des autres religions n’existe encore qu’à l’état d’ébauche. Ce n’est pas l’effet du hasard : pour traiter dans toute son ampleur l’histoire du peuple juif, Pascal a entrepris un ample travail de documentation. Quelque approfondie qu’ait été sa connaissance des Écritures, il a dû trouver et dépouiller des ouvrages propres à étoffer les argumentations dont il n’avait défini que les grands traits. Dans le De veritate religionis christianae de Hugo Grotius, Pascal a recueilli des éléments d’une étude sur l’islam. Sur la Chine, il a probablement trouvé chez les missionnaires jésuites la base de sa documentation. Mais sur les religions exotiques de l’Amérique du Sud, il ne disposait guère que de quelques formules empruntées à Montaigne. Enfin sur la religion juive et l’histoire consécutive à la destruction du Temple et à la dispersion, il a eu recours au Pugio fidei [...] adversus Mauros et Judaeos, publié en 1651. Or de ce travail, il n’a pas vraiment dépassé le stade du dépouillement. Ce que nous conservons sur la religion juive consiste surtout en notes et en recueils de citations ; les fragments plus développés montrent qu’il commençait seulement à tracer les grandes lignes de son sujet. Il est vrai qu’il était mieux informé sur la religion juive que sur les autres et que sa réflexion pouvait être plus avancée. Mais Pascal se trouve en pleine enquête, et sur des points d’exégèse controversés, il se sent obligé de solliciter des hébraïsants comme René-François de Sluse. À quoi il faut ajouter que ce travail sur les « autres religions » a été entamé après que Pascal eut traité les aspects anthropologiques et philosophiques de son sujet. À titre indicatif, on notera que, dans les travaux qu’il a consacrés au manuscrit des Pensées, Pol Ernst tend à situer dans les « strates » FNPH et FNIC une évolution du « discours théologique » qui conduit Pascal des réflexions sur la république chrétienne et judaïque sur les preuves des deux testaments, à des éléments nouveaux comme l’idée de la perpétuité, et l’histoire d’Israël. Voir sur ce point, avec la prudence nécessaire, Ernst Pol, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie, Universitas, Paris, Voltaire Foundation, Oxford, 1996, p. 215 sq.

Au surplus, l’importance du thème de l’histoire d’Israël peut échapper à l’attention du lecteur, pour des raisons qui tiennent à l’histoire des éditions et au commentaire critique. Il suffit de relire les Lettres philosophiques dans lesquelles Voltaire raille les pensées sur les Juifs révélées par l’édition de Port-Royal, pour deviner les réactions suscitées dans les siècles suivants. Par antisémitisme Voltaire adresse à Pascal le reproche de n’avoir pas vu le caractère belliqueux, obscurantiste et fanatique des Juifs, et de prendre au sérieux les balivernes des Écritures. À quoi il faut ajouter que, le plus souvent, les éditions ont contribué à dissimuler cet aspect de la pensée pascalienne. Pour ne prendre qu’un exemple, la table des matières de l’édition Brunschvicg montre que le fait juif y est relégué dans les dernières sections, alors que les premières touchent la rhétorique de Pascal (I), la misère de l’homme sans Dieu (II), la nécessité du pari (III), les moyens de croire (IV), la justice et la raison des effets (V), la philosophie et la morale (VI-VII). Bref toute la partie relative à l’histoire religieuse se trouve reléguée en deuxième partie, alors que la partie philosophique tient la vedette. Les écrivains français du XXe siècle, Mauriac, Sartre, Malraux, pour ne citer que les meilleurs, ont lu Pascal dans cette édition et leur connaissance de sa pensée en a été marquée.

Il a fallu des études relativement récentes pour que la place occupée par le peuple juif dans les Pensées soit réévaluée. Il a fallu déplacer les perspectives, et accepter de ne pas interpréter les Pensées à partir de schèmes étrangers. Voir sur ce point les brèves remarques de Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 464 : « L’expression théologie de l’histoire ne présente pas exactement le même sens, lorsqu’on parle de la vision augustino-pascalienne, que lorsqu’il s’agit des modernes. Puisque faire de la théologie d’une réalité, c’est s’efforcer de la considérer avec les yeux de Dieu, il existe bien une théologie de l’histoire [dans les Pensées comme dans les œuvres de saint Augustin] : mais elle consiste en un refus de tout sens terrestre, de toute évolution des groupes humains, au moins pour ce qui est l’essentiel, leur élévation proprement morale et religieuse. Cette théologie est un refus de ce que les modernes ont appelé l’Histoire ; Pascal eût ironisé sur cette majuscule. Il n’existe qu’une histoire intéressante, celle des saints, la seule à laquelle Dieu prête tous ses soins. Le Dieu éternel forme dans le creuset des événements la céleste Jérusalem ».

Dans les Preuves par les Juifs, on peut discerner deux aspects.

Le premier a un caractère que l’on peut dire apologétique, entendant par là la défense de l’autorité du peuple juif et de la crédibilité de la Révélation qu’il porte. Son aspect juridique semble destiné à faire comprendre au lecteur que ce peuple mérite le respect (au sens du fragment Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46).

Le thème le plus visible est celui de l’antiquité des Juifs. Pascal ne veut pas dire que ce peuple a précédé tous les autres, mais que nous ne savons rien des peuples qui l’ont précédé (Ph. Sellier). Cette antiquité est mise en regard de plusieurs caractéristiques qui tendent à en faire un cas singulier parmi tous les autres : la loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite et la seule qui ait été gardée sans interruption dans un État (Preuves par les Juifs I - Laf. 451, Sel. 691). Voir Preuves par les Juifs V (Laf. 456, Sel. 696) : Pendant que tous les philosophes se séparent en différentes sectes, il se trouve en un coin du monde des gens qui sont les plus anciens du monde, déclarant que tout le monde est dans l’erreur, que Dieu leur a révélé la vérité, qu’elle sera toujours sur la terre. En effet toutes les autres sectes cessent, celle‑là dure toujours, et depuis quatre mille ans ils déclarent qu’ils tiennent de leurs ancêtres que l’homme est déchu de la communication avec Dieu dans un entier éloignement de Dieu.

Cette antiquité n’a pas seulement une valeur historique : elle est la marque de la constance avec laquelle le peuple juif a proclamé la Révélation : jamais il ne l’a reniée, même dans les temps où il s’est montré infidèle à son Dieu ou s’est détourné de ses préceptes. Comme l’écrit Domat, Les lois civiles, Ibid., § XII, les témoins doivent être exacts, et surtout constants : « Témoins qui chancellent. Ce n’est pas assez pour affermir un témoignage que la probité du témoin ne soit pas révoquée en doute, il faut de plus que sa déclaration soit ferme et précise. Car s’il varie dans son récit, déposant des circonstances et des faits ou différents, ou même contraires, ou s’il fait une déposition chancelante, et qu’il soit lui-même en doute du fait qu’il déclare, cette incertitude, et ces variations rendant son témoignage incertain, le font rejeter ». La constance des Juifs a traversé les siècles : leur message s’est maintenu malgré les persécutions et toutes les circonstances qui auraient pu la corrompre et entrainer des variations.

Enfin la solidarité qui unit le peuple marque l’unanimité des Juifs dans la défense de leur religion : voir Prophéties 11 (Laf. 332, Sel. 364). Prophéties. Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de Jésus-Christ pour le temps et pour la manière et que Jésus-Christ serait venu conformément à ces prophéties ce serait une force infinie. Mais il y a bien plus ici. C’est une suite d’hommes durant quatre mille ans qui constamment et sans variations viennent l’un ensuite de l’autre prédire ce même avènement. C’est un peuple tout entier qui l’annonce et qui subsiste depuis quatre mille années pour rendre en corps témoignage des assurances qu’ils en ont, et dont ils ne peuvent être divertis par quelques menaces et persécutions qu’on leur fasse. Ceci est tout autrement considérable. On retrouve là encore un principe juridique qui exige l’unanimité des témoins formulé par Jean Domat, Les lois civiles, Ibid., § XIV : « Quoique deux témoins suffisent pour prouver un fait, comme cette preuve consiste en la conformité de leurs dépositions, et qu’il arrive souvent que les déclarations de deux témoins ne sont pas entièrement conformes, ou que des circonstances essentielles ne sont connues que de l’un, l’autre les ignorant, [...] on peut faire entendre un plus grand nombre de témoins, et plusieurs même d’une maison seule, comme le père et les enfants, afin que leurs témoignages des uns suppléent à ceux des autres, et que tous ensemble forment la preuve entière de la vérité ».

Contrairement à une tradition qui reproche aux Juifs leur perfidia, Pascal applique un principe juridique qui exige que les témoins soient honnêtes dans leur déposition. Voir Jean Domat, Les lois civiles, Livre III, Section III, Des preuves par témoins, § IV : « Les preuves qui se tirent des témoignages dépendent principalement de deux qualités nécessaires dans les témoins. La probité qui les engage à ne dire autre chose que la vérité, et la fermeté dans le récit des circonstances, qui marque l’exactitude à ne dire autre chose que la vérité. Et c’est par le défaut de l’une ou de l’autre de ces qualités que les témoignages deviennent suspects et sont rejetés ». § V : « Tout ce qui prouve le défaut de probité dans un témoin suffit pour rejeter son témoignage ». La « sincérité des Juifs » est un point que Pascal établit dans le fragment Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692) : Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie.

Cette sincérité est d’autant plus remarquable qu’elle est paradoxale. En droit on récuse généralement les témoins intéressés, et encore plus les témoins ennemis : voir Domat, Les lois civiles, Ibid., § VI : « Témoin intéressé. Si le témoin a quelque intérêt dans le fait où l’on veut se servir de son témoignage, il sera rejeté. Car on ne doit pas s’assurer qu’il fasse une déclaration contraire à son intérêt ». Et a fortiori on récuse les « témoins ennemis » ; et Les lois civiles, Ibid., § X : « Témoins ennemis. Les inimitiés entre les témoins et les personnes contre qui ils déposent sont de justes causes de douter de la fidélité de leur témoignage ». Or c’est justement parce qu’ils sont intéressés que leur témoignage est recevable. Car leur témoignage porte justement contre eux, ce qui garantit leur véracité : voir Preuves par les Juifs II (Laf. 452, Sel. 692) : Ils portent avec amour et fidélité ce livre où Moïse déclare qu’ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, qu’il sait qu’ils le seront encore plus après sa mort, mais qu’il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux [...]. Il déclare qu’enfin Dieu, s’irritant contre eux, les dispersera parmi tous les peuples de la terre, que, comme ils l’ont irrité en adorant les dieux qui n’étaient point leurs dieux, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n’est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement et que son livre soit mis dans l’arche de l’alliance pour servir à jamais de témoin contre eux. La sincérité des Juifs fait d’eux des témoins irréprochables du christianisme parce qu’ils témoignent contre eux–mêmes : voir Prophéties VII (Laf. 492, Sel. 736) : Sincères contre leur honneur et mourant pour cela.

Mais l’argumentation de Pascal ne se borne pas à cet aspect purement apologétique. Elle ouvre une perspective proprement théologique sur le « mystère d’Israël ». L’histoire du peuple juif a une portée théologique : elle constitue un effet dont il faut chercher la raison hors des limites de l’ordre naturel du monde. Cette constatation s’exprime clairement, quoique brièvement, dans le fragment Prophéties VII (Laf. 492, Sel. 736) : Sincères contre leur honneur et mourant pour cela. Cela n’a point d’exemple dans le monde ni sa racine dans la nature. De même que, dans la partie anthropologique des Pensées, Pascal a souligné que l’inconscience et l’indifférence des impies à leur propre intérêt était un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause (Preuves par discours II - Laf. 427, Sel. 681), il pense que la sincérité et la constance des Juifs ont quelque chose de miraculeux. Il réactive en l’occurrence un thème sur lequel il avait d’abord pensé à fonder son apologétique, savoir les miracles, mais auquel il a renoncé faute de le trouver vraiment efficace. Voir sur ce point Shiokawa Tetsuya, Pascal et les miracles, Paris, Nizet, 1977. Mais il le retrouve à une échelle beaucoup plus ample, dans l’histoire prophétique du peuple juif : voir Soumission 14 (Laf. 180, Sel. 211) : les prophéties accomplies sont un miracle subsistant.

Plus profondément, Pascal a été très sensible, comme Paul Claudel au XXe siècle, au caractère tragique du destin d’Israël. C’est l’aspect qui paraît le plus difficilement compréhensible aujourd’hui : le peuple juif, qui a été choisi pour porter dans le monde la révélation du vrai Dieu, a, lors de l’avènement de Jésus-Christ, refusé ce Messie qui venait lui découvrir le véritable sens spirituel des prophéties et de sa Loi. Il persiste à présent dans la défense de la loi ancienne, alors que celle-ci a perdu sa raison d’être depuis l’avènement de la loi de charité. Abandonné à l’amor sui, pour servir d’instruction aux élus (Preuves par les Juifs VI - Laf. 469, Sel. 706).

En revanche, l’approfondissement du fait juif a conduit Pascal à construire la catégorie du judaïque, dont on observe dans les Pensées l’extension au-delà de ses limites initiales : à ses yeux , ce n’est pas le peuple juif seul qui porte un cœur charnel. C’est dans toutes les religions qu’on trouve des cœurs charnels. La sincérité n’est pas un privilège des chrétiens : il y a eu de vrais Juifs, entendez des Juifs spirituels aussi bien que des chrétiens, et même des païens : voir Preuves par les Juifs VI (Laf. 480, Sel. 715) : Pour les religions, il faut être sincère : vrais païens, vrais juifs, vrais chrétiens. D’autre part, comme l’indique Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318), il y a deux sortes d’hommes en chaque religion. Parmi les païens, des adorateurs de bêtes et les autres adorateurs d’un seul dieu dans la religion naturelle. Parmi les Juifs, les charnels et les spirituels qui étaient les chrétiens de la loi ancienne. Parmi les chrétiens, les grossiers qui sont les Juifs de la loi nouvelle. Les Juifs charnels attendaient un Messie charnel et les chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu. Les vrais Juifs et les vrais chrétiens adorent un Messie qui leur fait aimer Dieu.

 

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