Fragment Preuves de Jésus-Christ n° 10 / 24  – Papier original : RO 61-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Preuves de J.-C. n° 339 p. 157 v° / C2 : p. 189

Le texte a été ajouté dans l’édition de 1678 : Chap. XIV - Jésus-Christ : n° 6 p. 112

Éditions savantes : Faugère II, 324, XXII / Havet XVII.6 / Brunschvicg 764 / Tourneur p. 277-5 / Le Guern 289 / Lafuma 307 / Sellier 338

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Bibliographie

 

 

BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, II, Mulhouse-Tournai, Casterman-Salvator, 1941, 2 vol.

BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, Tournai, Desclée, 1963.

Conciliorum œcumenicorum decreta, Bologne, Edizioni Dehoniane Bologna, 1996.

GIBBON Edward, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, I, Rome, 1983, et II, Byzance, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 1983.

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005.

HANSON R. P. C., The search of the christian doctrine of God. The arian controversy, 318-381, Grand Rapid, Michigan, Baker Academic, 2e éd., 2007.

NADAÏ Jean-Christophe de, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008.

RUBENSTEIN Richard E., Le jour où Jésus devint Dieu. L’ « affaire Arius » ou la grande querelle sur la divinité du Christ au dernier siècle de l’empire romain, Paris, La découverte, 2004.

SIMON Marcel et BENOIT André, Le judaïsme et le christianisme antique, Nouvelle Clio, Paris, Presses Universitaires de France, 1968.

 

 

Éclaircissements

 

Sur les problèmes de la double nature du Christ, voir le dossier thématique sur Jésus-Christ et le dossier Preuves de Jésus-Christ.

Jean-Christophe de Nadaï a consacré à cette question telle qu’elle se pose dans l’œuvre de Pascal un ouvrage approfondi, auquel il faut renvoyer, Jésus selon Pascal, Paris, Desclée, 2008.

 

L’Église a eu autant de peine à montrer que Jésus-Christ était homme contre ceux qui le niaient,

 

Pascal fait allusion aux controverses qui, de l’époque byzantine, ont porté sur la nature du Christ, qui est à la fois homme et Dieu. Ceux qui ont nié que Jésus fût homme étaient les eutychiens, qui professaient une forme de monophysisme (doctrine qui n’accorde au Christ qu’une seule nature, du grec physis, nature, et monos, unique).

La doctrine de l’Incarnation est en effet difficile à comprendre parfaitement. Le concile de Chalcédoine a défini que Jésus-Christ est vraiment Dieu et vraiment homme. Cette union hypostatique suppose que deux natures s’unissent dans la personne unique du Christ, tout en restant intactes en elles-mêmes, sans se mêler et sans perdre aucune de leurs propriétés ni de leurs opérations. L’Incarnation est l’union de la nature divine et de la nature humaine dans la seule personne du Verbe : il y a donc en Jésus une personne, quoiqu’il y ait deux natures. L’union ne s’est pas faite dans les natures, qui demeurent séparées, mais dans la personne du Verbe.

Voir sur ce sujet Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 441, et Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 371.

Sur l’histoire des controverses relatives à la double nature du Christ, voir Gibbon Edward, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, II, Byzance (de 455 à 1 500), coll. Bouquins, p. 334 sq., et les ouvrages sur l’arianisme mentionnés plus bas.

Ces querelles partent de l’hérésie appelée nestorianisme, du nom de son initiateur Nestorius, patriarche de Constantinople et disciple de Théodore de Mopsueste, qui fut condamnée en 431. L’hérésie de Nestorius consiste à soutenir que Dieu a formé Jésus par le Saint-Esprit, de la Vierge Marie ; mais que Jésus n’est pas le fils de Dieu : le Fils de Dieu et Jésus sont deux personnes différentes, dont l’union est intime, car le Fils de Dieu est descendu dans Jésus pour racheter le genre humain, mais n’est pas substantielle : le Fils habite Jésus comme dans un temple, dont s’est servi comme d’un instrument. En conséquence, Marie n’est pas Mère de Dieu, elle n’est que mère de Jésus. Et Dieu n’a pas souffert ; seul l’homme Jésus a souffert et est mort pour les hommes.

L’archimandrite de Constantinople Eutychès, qui combattait cette hérésie, tomba dans l’erreur opposée, qui consiste à dire que l’unité de personne dans le Christ entraîne aussi l’unité de nature (d’où vient le terme de monophysisme). D’après cette doctrine, avant l’Incarnation du Verbe, il y aurait eu deux natures distinctes dans le Christ, mais aussitôt après cette Incarnation, les deux natures se sont fondues en une seule, la nature divine absorbant en elle la nature humaine au point de devenir unique. Dès lors, il fallait donc dire ou que le Christ n’avait pas souffert, ou que la nature divine avait été crucifiée. Le patriarche de Constantinople Flavien fit condamner cette doctrine et déposer Eutychès en 448 par un synode local. Mais Eutychès en appela de cette décision, appuyé par le patriarche d’Alexandrie Dioscore. Le synode général d’Éphèse en 449 fut convoqué par l’empereur Théodose II : Dioscore, qui présida, fit réhabiliter Eutychès, mais dans une ambiance de violence qui fit scandale. Après ce « synode de brigands », il y eut un concile vraiment général à Chalcédoine (451). Le pape Léon Ier fixa la doctrine catholique dans son Epistola dogmatica ad Flavianum, qui fut acceptée et formulée dans un symbole, par lequel le Christ était déclaré, conformément au concile de Nicée, consubstantiel au Père, mais aussi consubstantiel à nous, parce que parfait à la fois dans la divinité et dans l’humanité. Voir les textes du concile de Chalcédoine (451) dans Conciliorum œcumenicorum decreta, avec une note sur le déroulement des événements : p. 75 sq., et l’Epistula Papae Leonis ad Flavianum ep. Constantinopolitanum de Eutyche : p. 77 sq. La crise monothélite (du grec monos, unique, et thélos, volonté) en découle : quoique le quatrième concile général de Chalcédoine de 451 ait défini contre Eutychès qu’il y a en Jésus-Christ deux natures complètes et distinctes, l’humaine et la divine, et par suite deux volontés convenant à chacune de ces natures, certains théologiens orientaux ont enseigné qu’en Jésus ne se trouve que la volonté divine, l’humaine s’y trouvant absorbée. Pascal a donc raison d’écrire que l’Église a eu de la peine à faire reconnaître la double nature du Christ.

Le fragment est intéressant en ce qu’il montre que Pascal connaissait bien l’histoire de l’Église et de sa lutte contre les hérésies dans ses premiers temps. Il a abordé la question du monophysisme dans la Provinciale XVII.

Une autre hérésie de même farine est celle de certains gnostiques du Ier siècle, qui ont nié l’élément humain de la nature du Christ, soutenant que son corps n’était qu’apparent, une sorte de fantôme sans réalité ; on les appelait phantasiastes ou docètes.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 363 sq. En tant qu’homme véritable, le Christ a véritablement souffert dans sa chair, est mort et est ressuscité. Cependant, le docétisme, qui naît de l’intention de maintenir l’honneur de Dieu contre le scandale de la croix, pour éviter de rabaisser la majesté infinie du Fils de Dieu, conduit à nier l’élément humain de sa nature. Les docètes pensent que la corporalité du Christ était une simple apparence, et refusent la passibilité du Christ, qui dépend de sa corporalité : p. 366-367. Ils soutiennent donc que le Christ n’a endossé que les faiblesses générales de l’humanité et non les faiblesses personnelles.

 

qu’à montrer qu’il était Dieu,

 

Quand l’Église a-t-elle eu à démontrer que Jésus-Christ était Dieu ?

Une note de Brunschvicg indique que c’est contre les Juifs que l’Église a dû lutter sur ce point. Il a fallu aux apôtres faire comprendre que Jésus crucifié était fils de Dieu et Dieu même. Mais l’Église a aussi dû lutter par la suite contre des hérétiques qui ont nié la divinité du Christ.

Les Ébionites au Ier ou au IIe siècle de l’Église. On en sait peu de chose. Cette secte serait née après la ruine de Jérusalem, parmi des Juifs qui avaient embrassé le christianisme, et qui renoncèrent aux cérémonies judaïques, pour éviter la haine des Romains contre leur peuple. Certains d’entre eux regardaient Jésus-Christ comme un pur homme né de Joseph et de Marie, et qui n’était devenu Fils de Dieu que dans son baptême, par une communication des dons du Saint-Esprit, ce qui ne constituait qu’une filiation d’adoption. Jésus-Christ n’est donc pour eux qu’un grand prophète. Ils s’opposent directement aux docètes. Voir sur eux Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, I, Rome, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 333 ; et Encyclopédie théologique, éd. Migne, t. XXXIV, Dictionnaire de théologie dogmatique, t. 2, 1850, col. 314 sq.

Plus importante et plus dangereuse fut l’hérésie des Ariens, au IVe siècle. Sur l’Arianisme et son histoire, voir Simon Marcel et Benoit André, Le judaïsme et le christianisme antique, p. 170 sq. Le conflit naît à Alexandrie, vers 318-320, entre l’évêque Alexandre et l’un de ses prêtres, Arius, à propos de la nature du Fils. Chassé d’Alexandrie, Arius entreprend de répandre ses idées auprès des évêques des grandes villes comme Césarée et Nicomédie. Constantin décide de réunir un grand concile pour régler définitivement le conflit. La doctrine d’Arius affirme que Dieu étant unique, le Logos ne peut qu’être une créature, alors que l’orthodoxie distingue création et engendrement, différence qu’Arius récuse. La Trinité prend chez lui une allure particulière : la monade divine reste seule et repliée sur elle-même ; elle crée une créature parfaite, le Logos, qui crée à son tour une autre créature parfaite, le Saint-Esprit. Le Fils n’est donc pas Dieu ; ce n’est plus qu’un être parfait qui propose son exemple.

Les ariens séparent donc du Père le Fils et l’Esprit du Père, qui en sont les créatures. Voir Bartmann Bernard, Précis de Théologie dogmatique, I, p. 201. Arius met à part le Dieu unique et très haut, que sa perfection absolue rend inaccessible ; il le sépare du Fils, être divin du second ordre, que Dieu produit librement, avant tous les temps, comme sa créature.

Pour approfondir la longue et complexe histoire de la lutte contre l’Arianisme, voir

Hanson R. P. C., The search of the christian doctrine of God. The arian controversy, 318-381, 2e éd., 2007.

Rubenstein Richard E., Le jour où Jésus devint Dieu. L’ « affaire Arius » ou la grande querelle sur la divinité du Christ au dernier siècle de l’empire romain.

Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 108 sq.

Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, I, Rome, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 575 sq.

Condamnations ecclésiastiques de l’arianisme : voir Bartmann Bernard, Précis de Théologie dogmatique, I, p. 201.

Ces questions sont de celles que Pascal invoque dans le fragment Laf. 733, Sel. 614, pour établir que L’Église a toujours été combattue par des erreurs contraires : J.-C. est Dieu et homme. Les Ariens ne pouvant allier ces choses qu’ils croient incompatibles, disent qu’il est homme, en cela ils sont catholiques ; mais ils nient qu’il soit Dieu, en cela ils sont hérétiques. Ils prétendent que nous nions son humanité, en cela ils sont ignorants. Port-Royal remplace dans ce fragment les Ariens par les eutychiens, afin de les opposer aux Nestoriens : « Les Nestoriens voulaient qu’il y eût deux personnes en Jésus-Christ, parce qu’il y a deux natures ; et les eutychiens au contraire, qu’il n’y eût qu’une nature, parce qu’il n’y a qu’une personne. Les catholiques sont orthodoxes, parce qu’ils joignent ensemble les deux vérités de deux natures et d’une seule personne » (glose, Pensées chrestiennes n° 4, p. 240).

Pascal pouvait aussi connaître les sociniens, qui sont mentionnés dans la Logique de Port-Royal : voir Bluche François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, art. Sociniens, p. 1452. Les disciples de Socin pensent que le Père est le seul Dieu, et Jésus-Christ un homme donné en modèle aux autres hommes.

 

et les apparences étaient aussi grandes.

 

Apparences : apparence se dit de ce qui est opposé à la réalité, qui est faux, feint, simulé. Mais ici, il faut sans doute entendre le mot en son second sens, de conjecture ou de vraisemblance : il y a apparence qu’il sera battu, c’est-à-dire il est vraisemblable qu’il sera battu. Apparence se dit aussi de ce qui est raisonnable : les juges doivent juger selon les apparences (Furetière).

L’édition de Port-Royal donne un texte apparemment contraire à l’original : « L’Église s’est vue obligée de montrer que Jésus-Christ était homme, contre ceux qui le niaient ; aussi bien que de montrer qu’il était Dieu : et les apparences étaient aussi grandes contre l’un que contre l’autre. »

Il faut entendre que les apparences étaient aussi grandes contre l’idée que Jésus-Christ était homme, et que Jésus-Christ était Dieu. Sans doute les éditeurs veulent-ils présenter la question de la nature du Christ comme l’une de ces alternatives dans lesquelles les deux branches apparaissent également incompréhensibles, quoiqu’elles ne laissent pas d’être. Il est aussi incompréhensible que Jésus-Christ soit Dieu, puisqu’il est mort sur la croix, mais il est aussi incompréhensible qu’un simple homme ait accompli de si grands miracles. L’alternative peut évidemment se retourner : il est visible que Dieu est homme, puisqu’il est mort sur la croix, et il est aussi visible qu’il est Dieu par son enseignement, ses miracles et sa résurrection. La différence est principalement rhétorique. Cependant, le fragment Preuves de Jésus-Christ 9 (Laf. 306, Sel. 337) tendrait à prouver que Pascal pensait plutôt à la première éventualité. En effet, les Juifs ont fait condamner Jésus-Christ à mort parce qu’ils ne croyaient pas qu’il fût Dieu : ce qui frappe Pascal, c’est que la nature divine du Christ allait contre la vraisemblance. Les éditeurs de Port-Royal auraient donc durci la pensée de Pascal, mais ne l’auraient pas déformée pour le fond.