Fragment Preuves de Jésus-Christ n° 11 / 24 – Papier original : RO 53-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Preuves de J.-C. n° 340 p. 157 v° à 161 / C2 : p. 189 à 191

Éditions de Port-Royal : Chap. XIV - Jésus-Christ : 1669 et janvier 1670 p. 107-110  / 1678 n° 1 p. 107-110

Éditions savantes : Faugère II, 330, XLI / Havet XVII.1 / Brunschvicg 793 / Tourneur p. 277-6 / Le Guern 290 / Lafuma 308 / Sellier 339

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Éclaircissements

 

Généralités et Bibliographie

La distance infinie des corps aux esprits...

Tout l’éclat des grandeurs...

La grandeur des gens d’esprit...

La grandeur de la sagesse...

Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur...

Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre...

Archimède sans éclat serait en même vénération...

Jésus-Christ sans biens, et sans aucune production au-dehors de science...

Il eût été inutile à Archimède de faire le prince...

Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté de venir en roi...

Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ...

Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles...

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits...

Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité...

De tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée...

 

 

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Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus, non des yeux mais des esprits. C’est assez.

 

Lustre : se dit figurément en choses morales, au sens d’éclat conféré par une dignité ou une charge.

Saint Bernard de Clairvaux, L’amour de Dieu, VII, 17, éd. F. Callerot, J. Christophe, M. I. Huille, P. Verdeyen, p. 114. « Quid namque de corporibus ad spiritus ? Nec illa sane spiritualibus, nec isti e regione refici corporaliubus queunt » ; « Ni les corps ne peuvent être restaurés par des réalités spirituelles, ni inversement l’esprit ne peut se nourrir de choses corporelles ».

Pécharman Martine, “L’ordre dans les trois ordres et l’ordre des trois ordres chez Pascal”, in Pécharman Martine (dir.), Les « trois ordres » de Pascal, Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, mars 1997, p. 33. Inexistence des objets d’un ordre du point de vue de l’autre.

 

L’ordre et l’analogie

 

Malgré la disproportion il existe une relation figurative entre les ordres : ils sont construits sur un modèle semblable. Chacun a ses princes, ses batailles, ses victoires et ses défaites : le lexique de la guerre, qui relève des corps, permet de désigner métaphoriquement les réalités de la recherche scientifique où le savant combat les erreurs, triomphe lorsqu’il abat un préjugé, et succombe lorsqu’il lui cède.

Cette idée est présente dès la Lettre à Christine de Suède de juin 1652, OC II, éd. J. Mesnard, p. 920 sq. « Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu’entre les conditions ; et le pouvoir des rois sur leurs sujets n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique. Ce second empire me paraît même d’un ordre d’autant plus élevé que les esprits sont d’un ordre plus élevé que les corps, et d’autant plus équitable qu’il ne peut être départi et conservé que par le mérite, au lieu que l’autre le peut être par la naissance pu par la fortune » : p. 924.

L’idée est déjà présente chez Descartes, Discours de la méthode, VI, AT VI, p. 37, Alquié I, p.  639. « C’est véritablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et c’est en perdre une, que de recevoir quelque fausse opinion » ; l’image est reprise plus bas.

Les génies ont aussi leurs vols et leurs crimes : voir ce qu’écrit Pascal dans la Seconde lettre à M. de Ribeyre, OC II, éd. J. Mesnard, p. 817 : « Parmi toutes les personnes qui font profession de lettres, ce n’est pas un moindre crime de s’attribuer une invention étrangère qu’en la société civile d’usurper les possessions d’autrui ; et qu’encore que personne ne soit obligé d’être savant non plus que d’être riche, personne n’est dispensé d’être sincère : de sorte que le reproche de l’ignorance, non plus que celui de l’indigence, n’a rien d’injurieux que pour celui qui le profère ; mais celui du larcin est de telle nature qu’un homme d’honneur ne doit point souffrir de s’en voir accusé, sans s’exposer au péril que son silence tienne lieu de conviction ».

La même idée revient dans la Suite de l’Histoire de la roulette, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 240, lors de la polémique contre le P. Lalouvère sur la cycloïde : « Tout l’honneur consiste en la première production, que toutes les autres sont suspectes, et que c’est pour éviter ce soupçon que les personnes qui prennent les choses comme il faut suppriment leurs propres inventions quand ils sont avertis qu’un autre les avait auparavant produites, quelques preuves qu’il y ait qu’ils n’en avaient point eu de connaissance, aimant mieux se priver de ce petit avantage que de s’exposer à un reproche si fâcheux, parce qu’ils savent qu’il n’y a point assurément de déshonneur à n’avoir point résolu un problème, qu’il y a peu de gloire à y réussir, et qu’il y a beaucoup de honte à s’attribuer des inventions étrangères ».

Cette analogie a une valeur pédagogique. Il est toujours difficile de faire comprendre à certains esprits particulièrement bornés qu’il existe des réalités d’ordre intellectuel, et a fortiori des réalités qui relèvent de la charité. En revanche, en s’appuyant sur les ressemblances qui existent entre les ordres, en parlant par exemple du royaume de Dieu ou de la victoire du Christ sur le péché et la mort, il est possible de faire concevoir faiblement l’œuvre du Christ dans l’ordre de la charité pour la rédemption des hommes pécheurs.

Naturellement ces figures ne sont pas entièrement adéquates, faute de quoi elles ne préserveraient pas la différence des ordres. Les grandeurs n’y paraissent pas de même manière : celles des princes exigent l’apparat extérieur d’une cour pour montrer la puissance ; celles des savants sont plus discrètes, mais elles comportent aussi l’orgueil de la publication extérieure. En revanche, la grandeur de la charité se cache sous l’humilité : Jésus-Christ vient au monde dans la plus basse des conditions. Pourtant, à bien regarder sa vie, sa dignité n’est pas moins effective, comme le montre l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ. L’analogie des trois ordres a donc une double valeur pédagogique : elle permet de se faire une idée des ordres supérieurs à partir des inférieurs, mais elle exerce aussi l’esprit d’humilité lorsqu’on passe des ordres naturels à la surnature.

Ces correspondances analogiques s’étendent aux trois ordres : on peut aussi bien mettre en correspondance les corps et les esprits que les corps et la charité, ou l’esprit avec la charité. Il y a donc trois combinaisons possibles, mais seules celles qui prennent l’ordre de la charité comme but de la projection sont utiles. On ne va pas perdre de temps à expliquer à un militaire ou à un rappeur l’intérêt qu’il y a à démontrer un théorème.

 

Aspects sociaux et politiques de la notion d’ordre

 

Les notions de grandeur, de victoire, d’empire, sont visiblement d’origine politique. Pascal étend leur signification comme il l’a fait pour les termes de grandeur et de misère dans les premières liasses qui portent ces titres.

Sur les aspects politiques et sociaux de l’idée d’ordre, il est indispensable de lire le livre de Duby Georges, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, NRF, Gallimard, Paris, 1978.

Mesnard Jean, “Le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées”, in Heller Lane M. et Richmond Ian M. (dir.), Pascal. Thématique des Pensées, p. 29-56.

Magnard Pierre, “Les trois ordres selon Pascal”, in Les trois ordres de Pascal, in Pécharman Martine (dir.), Les « trois ordres » de Pascal, Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, mars 1997, p. 3-17. Rapport avec les dignitates : p. 4.

Zarka Yves-Charles, “Les implications politiques des trois ordres selon Pascal”, in Pécharman Martine (dir.), Les « trois ordres » de Pascal, Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, mars 1997, p. 96 sq.

Pucelle Jean, “La politique de Pascal et la doctrine des trois ordres”, Chroniques de Port-Royal, n° 10, 1959, p. 8-21.

 

Ordre et valeur : hiérarchie axiologique des trois ordres

 

Les ordres sont le lieu d’une hiérarchie interne.

Mesnard Jean, “Le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées”, in Heller Lane M. et Richmond Ian M. (dir.), Pascal. Thématique des Pensées, p. 39. Les ordres ne se définissent pas seulement comme lieux des réalités, mais aussi comme lieux de valeurs. Chacun se caractérise par la poursuite d’un « objet », ou d’une fin. Dans chacun, la fin définit une échelle de valeurs, dans laquelle les choses reçoivent une grandeur qui dépend directement de leur proximité par rapport à cette fin.

Sur le problème de la hiérarchisation interne à un ordre, voir Pécharman Martine, “L’ordre dans les trois ordres et l’ordre des trois ordres chez Pascal”, in Pécharman Martine (dir.), Les « trois ordres » de Pascal, Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, mars 1997, p. 30 sq. Jugement de perfection : p. 32 sq.

Le plus proche de la fin a la plus grande valeur. Saint Thomas explique cette relation entre ordre et optimum comme suit : Saint Thomas, Contra Gentiles, II, 39, 6. « Sed bonum et optimum universi consistit in ordine partium ipsius ad invicem qui sine distinctione esse non potest ; per hunc enim ordinem in sua totalitate constituitur, quae est optimum ipsius. »

Mais il existe aussi une hiérarchie entre les ordres.

Le Roy Georges, Pascal savant et croyant, p. 85 et 89. Sur la hiérarchie qui double l’hétérogénéité : est inférieur tout ordre de grandeur à partir duquel il est impossible d’obtenir, par additions d’unités, une grandeur d’un autre ordre. Est supérieur tout ordre par rapport auquel les grandeurs d’un autre ordre doivent être considérées comme nulles.

Mais cette relation ne suffit pas à engendrer une véritable hiérarchie. Car s’il est vrai que l’ordre de la chair ne peut pas engendrer la moindre pensée, il est vrai aussi que réciproquement, l’ordre des esprits ne peut engendrer une force, ni donner la puissance. Pascal le dit dans la péroraison de la XIIe Provinciale : « Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre : quand l’on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. » Dans le présent fragment, Pascal précise bien que Jésus-Christ n’a pas donné d’invention scientifique.

Cependant, ce qui fonde la hiérarchie entre les ordres, c’est que malgré cette hétérogénéité réciproque des ordres, il y en a qui comprennent les autres qui lui sont inférieurs. L’ordre supérieur embrasse l’ordre inférieur en le dépassant ; l’ordre inférieur ne peut comprendre le supérieur.

Principe formulé par Grotius Hugo De veritate religionis christianae, I, éd. 1629, p. 8-9 : « Est enim id inferioris cujusque proprium, ut quae se superiora atque excellentiora sunt capere non possit ». Tr. De Le Clerc : « On sait qu’il est de la nature des choses inférieures de ne pouvoir bien comprendre celles qui sont d’un ordre plus élevé et plus éminent ». Les bêtes, par exemple, ne comprennent pas ce qu’est l’homme.

L’ordre des esprits est supérieur à l’ordre des corps, car l’esprit comprend les corps, alors que les corps ne comprennent rien.

Pascal a préparé cette thèse dans les liasses précédentes, notamment Grandeur et Transition.

Grandeur 9 (Laf. 113, Sel. 145). Roseau pensant. Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends.

Transition 6 (Laf. 200, Sel. 232). Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

Transition 5 (Laf. 200, Sel.  231). L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien.

Grandeur 7 (Laf. 111, Sel. 143). Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute.

Ce que Preuves de Jésus-Christ 11 dit nettement : Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits. Car il connaît tout cela, et soi, et les corps rien.

La hiérarchie n’est pas seulement composée de trois degrés, corps, esprit, charité ; il existe une première hiérarchie, qui place les esprits au-dessus des corps, et une deuxième qui place ces deux ordres naturels au-dessous de la charité. L’ordre des corps et l’ordre des esprits sont deux ordres naturels, ensemble inférieurs à l’ordre de la charité, qui est surnaturel.

En quel sens peut-on dire que la charité comprend les deux ordres inférieurs ? Preuves de Jésus-Christ 11 n’est pas très précis sur ce point : Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.

Cela ne signifie pas que l’ordre de la charité comprend ce qui relève de la science. Pascal dit explicitement le contraire, puisqu’il n’a point donné d’inventions : il n’y a pas de théorème de Jésus-Christ.

Mais l’ordre supérieur donne sa signification à ce qui appartient à l’inférieur. Voir Mesnard Jean, “Science et foi selon Pascal”, in La culture du XVIIe siècle, p. 353. Lorsque la science se mue en technique ou sert d’instrument de puissance, elle n’est plus fin, mais moyen ; elle n’est plus régie par les règles qui conviennent à l’ordre des esprits, mais à celles de l’ordre des corps. Les ordres inférieurs peuvent et doivent être éclairés par la lumière de l’ordre supérieur, qui seul a valeur d’absolu. La charité doit servir de norme à l’activité scientifique, pour la faire échapper à la domination de la concupiscence.

Sur la manière dont le schème des ordres peut faire écho au renversement de la misère et de la grandeur dans le premier mouvement des « papiers classés », voir Mesnard Jean, “Le thème des trois ordres dans l’organisation des Pensées”, in Heller Lane M. et Richmond Ian M. (dir.), Pascal. Thématique des Pensées, p. 42 sq.