Fragment Misère n° 10 / 24 – Papier original : RO 73-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 88 p. 19 / C2 : p. 37

Éditions savantes : Faugère II, 132, XIII / Havet IV.5 / Brunschvicg 309 / Tourneur p. 185-1 / Le Guern 57 / Maeda III p. 77 / Lafuma 61 / Sellier 95

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Bibliographie

 

Pascal, De l’esprit géométrique, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413 sq.

 

Éclaircissements

 

Justice.

Comme la mode fait l’agrément

 

Mode enferme l’idée de modernité, mais surtout de goût du moment, par opposition à ce qui date, et par opposition à coutume.

 

Pascal consacre une étude à l’art d’agréer et de plaire dans la deuxième partie de L’esprit géométrique, L’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 413 sq.

Ce qui est à la mode plaît : c’est le thème du « talon de soulier », que l’on retrouve à plusieurs reprises dans Vanité et Misère.

Qu’est-ce que l’agrément ? Voir Méré, Discours, Des agréments, éd. Boudhors, p. 12, qui parle de la gentillesse et du je ne sais quoi ; on ne sait d’où vient l’agrément d’une personne ; il y faut une humeur enjouée avec une grande confiance que ce qu’on fait sera bien reçu, un naturel libre, noble et délicat. Dans les manières, il faut tendre à signifier délicatement et de bonne grâce des choses qu’il ne faut qu’insinuer. « Je trouve que de se bien prendre à façonner, c’est en quelque sorte bien diversifier » : p. 13. « La diversité plaît toujours en ce qui regarde les sens ». Absence de contrainte : il faut savoir « suivre sa pente », p. 19.

La note de Brunschvicg sur ce fragment renvoie aux réflexions sur ce sujet du Discours sur les passions de l’amour, § 17-18, OC IV, p. 1658-1659. « Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que de recevoir de très grandes différences dans l’application particulière ; mais c’est seulement pour la manière d’envisager ce qui plaît. Car l’on ne souhaite pas nuement une beauté ; mais l’on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l’on se trouve ; et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde. Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original ; comme elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautés qu’elles ont, ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C’est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes ; et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime des unes ou des autres fait aussi le partage entre les hommes dans un même temps sur les unes et les autres.

La mode même et les pays règlent souvent ce que l’on appelle beauté. C’est une chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions. Cela n’empêche pas que chacun n’ait son idée de beauté sur laquelle il juge des autres, et à laquelle il les rapporte ; c’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maîtresse plus belle, et qu’il la propose comme exemple. » NB : On sait à présent que ce Discours n’est pas de Pascal.

 

aussi fait-elle la justice.

 

Le fragment Vanité 21 (Laf. 33, Sel. 67) explique que les actions des hommes, même celles qui sont aussi importantes que le choix d’un métier, sont guidés par la mode, même si l’on croit obéir à des motifs plus solides : Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir.

Mais dans ce fragment, Pascal va plus loin : le fragment sur l’économie du monde souligne ce que cet état de fait a d’anormal lorsqu’il s’agit de la justice.

Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94). On la verrait plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Mais ce fragment fait aussi directement écho à la lutte contre les casuistes : que la mode ait part à la manière dont on évalue les actions dans la morale est indiqué dans les fragments préparatoires à la rédaction des Provinciales.

Laf. 644, Sel. 529. Peut-ce être autre chose que la complaisance du monde qui vous fasse trouver les choses probables ? Nous ferez-vous accroire que ce soit la vérité et que si la mode du duel n’était point, vous trouveriez probable qu’on se peut battre en regardant la chose en elle-même. Le duel est considéré comme l’exemple typique d’une action blâmable à laquelle la mode donne cours. Le problème du duel est principalement traité dans la VIIe Provinciale, mais la portée de la remarque touche évidemment tous les aspects de la morale et du droit.