Fragment Misère n° 21 / 24 – Papier original :  RO 75-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 100 p. 21 / C2 : p. 40

Éditions savantes : Faugère I, 226, CLIX / Havet XXV.60 / Brunschvicg 66 / Tourneur p. 187-2 / Le Guern 68 / Maeda III p. 143 / Lafuma 72 / Sellier 106

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Bibliographie

 

BÉNICHOU Paul, Morales du grand siècle, Paris, NRF, Gallimard, 1948, p. 167 sq.

GUION Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002.

Les penseurs grecs avant Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos, éd. J. Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 26.

NICOLE Pierre, De la connaissance de soi-même, in Essais de morale, éd. Thirouin, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 309 sq.

THIROUIN Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991, p. 68-77.

 

Éclaircissements

Il faut se connaître soi-même.

 

Connais-toi toi-même

 

Connais-toi toi-même : aphorisme de Chilon le Lacédémonien, l’un des sept sages de la Grèce, d’après Démétrios de Phalère ; voir Les penseurs grecs avant Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos, éd. J. Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 26.

 

Saint Augustin, De trinitate, IX, 3. « L’esprit ne peut s’aimer lui-même s’il ne se connaît. Car comment aimer ce qu’il ne connaît pas ? »

C’est aussi un principe qu’on trouve dans Montaigne, Essais, I-3 : « Ce grand précepte est souvent allégué en Platon : Fais ton fait et te connais. Chacun de ces membres enveloppe généralement tout notre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est et ce qui lui est propre. Et qui se connaît, ne prend plus l’étranger fait pour le sien : s’aime et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues et les pensées et propositions inutiles. »

Nicole Pierre, Essais de morale, éd. Laurent Thirouin, p. 12 sq. La connaissance de soi-même d’après Nicole. L’amour-propre éclairé pourrait corriger tous les défauts extérieurs du monde et former une société réglée. Voir De la connaissance de soi-même, Première partie, chapitre II, Comment les hommes allient l’inclination qu’ils ont à se regarder en tout avec celle qu’ils ont à éviter la vue d’eux-mêmes : p. 311 sq. ; chapitre VII, p. 326, Que le précepte connais-toi toi-même vient plutôt de l’impatience des hommes à l’égard des défauts des autres, que d’un désir sincère de se connaître soi-même ; et ch. IX, Essais de morale, éd. cit., p. 331 sq., De quelle sorte la connaissance se soi-même produit toutes les vertus.

Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002, p. 159 sq. L’application à se connaître est la condition de la réforme morale : p. 163.

 

Critique de la connaissance de soi

 

Pascal met en question la maxime qu’il soutient dans ce fragment dans Laf. 687, Sel. 566. J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir, mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme et que c’est le vrai étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux.

Le courant sceptique met en cause la valeur de la connaissance de soi : voir Charron Pierre, De la sagesse, I, 1. C’est une folie de chercher à connaître le reste et non soi, car la vraie étude de l’homme, c’est l’homme. Mais il ne se connaît pas.

Nicole Pierre, De la connaissance de soi-même, ch. VII, Essais de morale, éd. Laurent Thirouin, p. 326, Que le précepte connais-toi toi-même vient plutôt de l’impatience des hommes à l’égard des défauts des autres, que d’un désir sincère de se connaître soi-même. La foi nous donne de solides motifs de nous connaître nous-mêmes : p. 329 sq. Il est vain de chercher à se fuir, puisque Dieu « ouvrira les yeux à tous les hommes pour qu’ils se voient tels qu’ils sont - mais avec cette horrible différence que ceux qui n’auront pas voulu se connaître dans ce monde ici se verront malgré eux dans l’éternité d’une vue qui les comblera de rage et de désespoir », p. 330. La source de la connaissance de soi est la malignité du cœur qui se sent incommodé par les injustices qu’il remarque dans les autres ; il leur ordonne de désirer une connaissance qu’il ne désire pas pour soi.

Gueroult Martial, Malebranche, I, p. 96. Critique de la connaissance de soi par soi. L’œil ne se voit pas lui-même.

L’inutilité et l’impossibilité de la connaissance de soi sont un thème que Bénichou rattache à la démolition du héros dans les Morales du grand siècle, Paris, NRF, Gallimard, 1948, p. 167 sq.

Pascal remarque lui-même qu’il n’est guère possible de se connaître soi-même, parce que le moi est inassignable : voir Laf. 688, Sel. 567. Qu’est‑ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis‑je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ses qualités, qui ne seront point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

 

Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie.

 

Pascal ne dit pas qu’il soit sûr que l’on ne puisse pas trouver le vrai ; c’est la condition la pire. Mais même si la connaissance de soi ne permettait aucune vérité réelle, elle a tout de même quelque chose d’utile, qui est de permettre de mettre de l’ordre dans son existence. Cela signifie que le précepte n’a pas de valeur théorique, mais seulement une valeur morale et pratique.

Thirouin Laurent, Le hasard et les règles. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Paris, Vrin, 1991, p. 68-77, sur régler comme substitut de connaître. Une règle est quelque chose qui met de l’ordre dans un jeu, lorsqu’on est dans l’impuissance de connaître la vérité des choses.

Un exemple de cette manière de raisonner se trouve dans le fragment sur l’économie du monde, Misère 9 (Laf. 60, Sel. 94) : Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera‑ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays.

Nicole Pierre, Essais de morale, éd. Laurent Thirouin, ch. IX, Essais de morale, éd. cit., p. 331 sq., De quelle sorte la connaissance de soi-même produit toutes les vertus. La foi chrétienne exige cette connaissance, mais véritable. Elle produit les vertus. L’humilité, la piété, la justice ; elle évite la haine, donne patience et prudence.

 

Et il n’y a rien de plus juste.

 

Est-ce le sommet de la justice, ou cela signifie-t-il on ne peut pas arriver à faire mieux que cela en matière de justice, même si ce n’est pas beaucoup ? Il faut sans doute comparer avec ce que Pascal dit des lois : leur obéir parce qu’elles sont lois, c’est-à-dire s’en servir pour régler le corps social, sans trop savoir si l’on pratique la véritable justice, est ce qu’on peut faire de mieux en matière de justice.