Fragment Misère n° 24 / 24 – Papier original :  RO 73-9

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 103 p. 21-22 / C2 : p. 40-41

Éditions savantes : Faugère II, 135, XXI / Havet XXV.37 / Michaut 206 / Brunschvicg 389 / Tourneur p. 187-5 / Le Guern 71 / Maeda III p. 153 / Lafuma 75 / Sellier 109 et 110

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Bibliographie

 

CAZELLES Henri, Introduction à la Bible, tome 2, Introduction critique à l’Ancien Testament, Paris, Desclée, 1973.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 188 sq.

SELLIER Philippe, “Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, deuxième édition, augmentée de douze études, Paris, Champion, 2010, p. 221-237.

 

Éclaircissements

État du texte

 

Mesnard Jean, “Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320. Voir p. 307. Rapport génétique avec les autres fragments connexes, notamment le fragment Dossier de travail (Laf. 403, Sel. 22).

 

L’Ecclésiaste

 

Sur Salomon, auteur de l’Ecclésiaste, voir Misère 19 (Laf. 70, Sel. 104).

Cazelles Henri, Introduction à la Bible, tome 2, Introduction critique à l’Ancien Testament, Paris, Desclée, 1973, p. 624 sq. Le mot Ecclésiaste transcrit le grec Ecclesiastès, qui répond à l’hébreu Qôhelet, qui a pour racine qâhal, c’est-à-dire peut-être rassembler.

Le Maistre de Sacy, dans sa traduction de l’Ecclésiaste, note que « le mot d’Ecclésiaste se traduit d’ordinaire Concionator, c’est-à-dire, le prédicateur, quoiqu’en hébreu il soit féminin, comme qui dirait anima, ou sapientia Salomonis concionatrix, parce que Salomon dans ce livre représente à tous les hommes avec une force et une autorité digne de Dieu, la vanité des choses du monde ».

Cazelles Henri, Ibid., recense les problèmes que pose le livre quant à sa date et à l’unité de son auteur (voir p. 629 sq.). L’auteur se propose d’établir le bilan des biens et des maux qui constituent le lot de la vie humaine et de rechercher si cette vie vaut d’être vécue : p. 625 sq. Il semble désabusé, et ne voit que sujet de tristesse dans la perpétuelle mouvance de l’univers et dans la misérable condition de l’humanité. Les réflexions de Qôhelet sont centrées sur le néant des joies terrestres ; il semble même rejeter ce que la Révélation a bien discrètement laissé filtrer de la réalité d’une survie. Il reconnaît tout de même l’existence de certains plaisirs terrestres, qu’il admet comme dons de Dieu. L’auteur déclare pourtant, malgré son scepticisme, sa foi en Dieu ; il loue la Sagesse divine et professe la réalité de la Providence. On reconnaît une certaine parenté entre les préoccupations de l’Ecclésiaste et celles de Job : tous deux agitent des problèmes analogues : l’énigme de la vie, la souffrance, le mal, l’incertitude du destin de l’homme ; tous deux pareillement ne leur donnent pas de solution pleinement apaisante : ils invitent à chercher en Dieu, dans un au-delà encore imprécis, l’explication dernière. Cependant l’Ecclésiaste marque un progrès sur Job : alors que ce dernier considère le bonheur terrestre comme une satisfaction adéquate, Qôhelet va jusqu’à associer la douleur à la félicité même que l’on peut éprouver ici-bas. Job s’étonne que le juste ne soit pas rassasié de biens ; l’Ecclésiaste constate que, même rassasié, il n’est pas encore heureux. L’insatisfaction terrestre creuse en l’homme, plus profondément dans l’œuvre de Qôhelet que dans le livre de Job, le vide que la Révélation viendra combler. Pour la composition de l’ouvrage, l’Ecclésiaste est plus récent que Job : p. 628-631. Il se situe dans les dernières étapes de la voie qui aboutira à la découverte des sanctions de l’au-delà : la conception d’une rétribution collective est alors déjà dépassée ; la promotion de la personne responsable de ses actes a permis de dégager la notion de rétribution individuelle : p. 630-631. Mais celle-ci se situe toujours dans le cadre de l’existence terrestre ; il faut encore un degré pour parvenir à l’idée des sanctions éternelles.

Nota bene : Ne pas confondre l’Ecclésiaste avec l’Ecclésiastique, ou livre de La sagesse de Sirach, qui a été écrit vers 190 avant Jésus-Christ ; le nom d’Ecclésiastique signifie « livre ecclésial » ; voir la notice de La Bible, tr. Sacy, éd. Sellier, p. 827 sq.

L’Ecclésiaste a été attribué à Salomon ; voir Bible de Port-Royal, éd. Sellier, p. 787. Dans son introduction, Le Maistre de Sacy souligne qu’il est difficile de dire à quel moment il a pu l’écrire, que l’on ignore même s’il l’a composé avant ou après sa chute, mais que « quelques-uns ont cru que Salomon a fait ce livre après sa conversion, et qu’il est comme le fruit de sa pénitence » p. VIII). S’appuyant sur saint Augustin et sur l’Écriture, Sacy exprime toutefois de sérieux doutes sur la pénitence finale de Salomon.

Sellier Philippe, « Salomon de Tultie : l’ombre portée de l’Ecclésiaste dans les Pensées », in Port-Royal et la littérature, Pascal, deuxième édition, augmentée de douze études, Paris, Champion, 2010, p. 221-237. La fortune de l’Ecclésiaste au XVIIe siècle est ambiguë. Ce texte a gêné par certains caractères marqués d’un sombre pessimisme. L’ouvrage est parfois suspect de libertinage, tant il insiste sur la vanité de toutes choses, « parce que l’homme meurt tout entier comme les bêtes » (Fénelon).

Mais en même temps, il inspire souvent les moralistes français classiques. Les thèmes de l’Ecclésiaste se retrouvent chez La Rochefoucauld. Pascal est prédisposé à s’en inspirer par l’influence de Montaigne et l’intérêt qu’il présente aux yeux des libertins : il l’interprète comme un livre sur la connaissance de la vanité des plaisirs. Il y voit aussi que l’Ecclésiaste montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable. La signification morale de l’Ecclésiaste tend à montrer que tout n’est que vanité et poursuite de vent : il assombrit les dossiers que Pascal consacre à la connaissance de l’homme. Pascal a toutes les raisons de s’en servir pour illustrer la misère de l’homme.

 

montre que l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable.

 

Voir Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40). 1. Partie. Misère de l’homme sans Dieu.

2. Partie. Félicité de l’homme avec Dieu.

autrement

1. Part. Que la nature est corrompue, par la nature même.

2. Partie. Qu’il y a un Réparateur, par l’Écriture.

 

Car c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 188 sq. Les substituts : bassesse, faiblesse, petitesse. Sens précis du concept de misère : p. 195. Vouloir et ne pouvoir : la misère tient dans l’incapacité du désir à trouver son objet, qui entraîne l’incapacité de l’homme à trouver son lieu. Comment situer la misère par rapport à la vanité ? La prise de conscience de la vanité est douloureuse et constitue la misère.

Il y a une sorte de syllogisme : la majeure, c’est la définition d’être malheureux. L’incise c’est être malheureux que de vouloir et ne pouvoir est une définition nominale abstraite du malheur. La mineure : l’homme est dans un malheur inévitable. La conclusion donnée d’abord. Mais le texte passe de heureux à la question de savoir ou ne pas savoir. Les deux idées sont présentes dès la première phrase.

 

Or il veut être heureux et assuré de quelque vérité, et cependant il ne peut ni savoir ni ne désirer point de savoir. Il ne peut même douter.

 

L’idée que l’homme ne peut pas douter de manière radicale apparaît dans le fragment Contrariétés 14 (Laf. 131, Sel. 164). Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme. Car qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l’essence de la cabale. Qui n’est pas contre eux est excellemment pour eux : en quoi paraît leur avantage. Ils ne sont pas pour eux-mêmes, ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout sans s’excepter.

Que fera donc l’homme en cet état ? doutera-t-il de tout, doutera-t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est.

On n’en peut venir là, et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point.

Pascal a cherché jusqu’où on peut pousser le doute sur le cas de Montaigne dans l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy.

Souverain bien 2 (Laf. 148, Sel. 181), dit la même chose à propos du bien plutôt que du vrai : Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté [ne] fait jamais la moindre démarche que vers cet objet, c’est le motif de toutes les actions de tous les hommes jusqu’à ceux qui vont se pendre. On retrouve la même thèse dans les Écrits sur la grâce, Lettre sur la possibilité des commandements, Mouvement final, 6, Rédaction inégalement élaborée, OC III, éd. J. Mesnard, p. 693-707, § 37 : « Et c’est ce qui a fait établir à saint Augustin cette maxime, pour fondement de la manière dont la volonté agit : Quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est. C’est une nécessité que nous opérions selon ce qui nous délecte davantage ». Mais les deux thèses ne reviennent pas au même : celle qui touche au souverain bien est directe : le bien est ce que l’on désire, de sorte que quand il vient à manquer, l’homme est immédiatement et nécessairement malheureux. Le même raisonnement ne vaut pour le bien que médiatement, dans la mesure où l’on présuppose que le vrai est un bien.

Pascal construit une sorte de trilemme, fondé sur plusieurs impossibilités qui ne sont pas de même ordre, mais qui prises ensemble forment une situation inextricable.

L’homme désire savoir, mais il ne peut pas savoir : c’est ce que montre la liasse Vanité, et en partie la liasse Misère.

L’homme ne peut pas désirer ne pas savoir : en d’autres termes, il ne peut pas renoncer au désir de savoir, affirmé par la précédente proposition.

La troisième proposition suppose que l’on ne renonce pas à la première (le désir de savoir subsiste), mais que l’on concède que, provisoirement au moins, on admet que l’on ne sait pas ; autrement dit, on suspend le jugement. Cela revient à conserver le désir de la première, à satisfaire l’impossibilité de renoncer à ce désir, mais à se contenter de ne pas savoir, pourvu que ce soit momentanément. Mais cela même n’est pas possible, parce qu’on ne peut pas douter, et que l’on affirme toujours quelque chose (ne serait-ce que le fait qu’on existe par la cogito, par exemple).

La situation ne comporte donc pas de solution.