Fragment Misère n° 8 / 24 – Papier original :  RO 67-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Misère n° 82 p. 15 v° / C2 : p. 35

Éditions savantes : Faugère I, 187, XXVI / Havet VI.9 / Michaut 190 / Brunschvicg 296 / Tourneur p. 181-4 / Le Guern 55 / Maeda II p.257 / Lafuma 59 / Sellier 93

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Bibliographie

 

Blaise Pascal, L’homme et l’œuvre, colloque de Royaumont, Paris, Minuit, 1956, p. 448.

GROTIUS Hugo, Le droit de la guerre et de la paix, éd. Alland et Goyard-Fabre, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

LAFUMA Louis, Controverses pascaliennes, Paris, Luxembourg, 1952, p. 43.

 

 

Éclaircissements

 

Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à la mort, c’est un homme seul qui en juge, et encore intéressé. Ce devrait être un tiers indifférent.

 

C’est, sous une autre forme, la question du fragment Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84), pourquoi me tuez-vous ?, c’est-à-dire le problème de l’arbitraire des décisions qui aboutissent à un assassinat.

Pascal a abordé la question de savoir qui est habilité à donner la mort dans la Provinciale XIV, § 21.

« Tout le monde sait, mes Pères, qu’il n’est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne ; et que, quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu’il se disposerait encore à nous assassiner et à nous perdre d’honneur, on n’écouterait point en justice la demande que nous ferions de sa mort ; de sorte qu’il a fallu établir des personnes publiques qui la demandent de la part du Roi, ou plutôt de la part de Dieu. A votre avis, mes Pères, est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont établi ce règlement ? Et ne l’ont-ils pas fait pour proportionner les lois civiles à celles de l’Évangile, de peur que la pratique extérieure de la justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des Chrétiens doivent avoir ? On voit assez combien ce commencement des voies de la justice vous confond ; mais le reste vous accablera. » Un peu plus bas, § 24, Pascal reproche aux jésuites de permettre à un individu intéressé de tuer le prochain : « Voilà, mes Pères, de quelle sorte, dans l’ordre de la justice, on dispose de la vie des hommes. Voyons maintenant comment vous en disposez. Dans vos nouvelles lois, il n’y a qu’un juge, et ce juge est celui-là même qui est offensé. Il est tout ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande à lui-même la mort de son ennemi, il l’ordonne, il l’exécute sur-le-champ ; et sans respect ni du corps, ni de l’âme de son frère, il tue et damne celui pour qui Jésus-Christ est mort ; et tout cela pour éviter un soufflet ou une médisance, ou une parole outrageuse, ou d’autres offenses semblables pour lesquelles un juge, qui a l’autorité légitime, serait criminel d’avoir condamné à la mort ceux qui les auraient commises, parce que les lois sont très éloignées de les y condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, on ne contracte ni péché, ni irrégularité, en tuant de cette sorte sans autorité et contre les lois, quoiqu’on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ? et sont-ce là des mystères révélés par l’Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti ? »

La différence, c’est que dans ce fragment, Pascal envisage non la mort d’un individu, mais les massacres collectifs auxquels donne lieu la guerre.

La question de savoir qui est fondé à déclarer des hostilités est abordée dans le livre de Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, Liv. I, ch. III, IV, 2. Grotius rappelle que selon saint Augustin, Contra Faustum, lib. XXII, ch. LXXIV, « l’ordre naturel établi pour conserver la paix des mortels exige que le pouvoir et la volonté de faire la guerre résident dans la personne des princes ». Il s’interroge seulement sur la question de savoir si, en l’absence du principal magistrat, des magistrats subalternes peuvent prendre la décision d’engager une guerre. Mais il faut remarquer que, dans le fragment Misère 8, Pascal s’abstient de parler du prince, et n’invoque qu’une personne seule et intéressée, ce qui pose le problème en termes à la fois plus abstraits et plus généraux.

 

L’addition sur les Espagnols, qui est un cas particulier, contribue paradoxalement à la généralisation : l’expression quand il est question si on doit faire la guerre suggère que tuer tant d’hommes renvoie aux troupes que l’on envoie au combat. Mais condamner tant d’Espagnols à la mort suppose plutôt que l’on envisage la mort de prisonniers. La question de la décision de vouer des hommes à la mort est ainsi considérée dans sa généralité.

Selon Havet, le fragment aurait pu être écrit à l’occasion des négociations qui aboutirent en 1659 au traité des Pyrénées. Pascal reprocherait au roi d’Espagne de s’être longtemps refusé à la paix et d’avoir fait verser pour son ambition le sang de ses sujets à la bataille des Dunes (14 juin 1658). Il y aurait eu plus de 4 000 morts du côté espagnol à cette bataille. L’idée est reprise par Maeda et Le Guern. Havet, Tourneur, Anzieu, Lafuma (Luxembourg) font aussi référence à la bataille des Dunes ; mais ce n’est, de l’aveu de Maeda, qu’une hypothèse.

L. Cognet, dans la discussion générale du colloque de Royaumont, Blaise Pascal, L’homme et l’œuvre, p. 448, rapproche l’indication « condamner tant d’Espagnols » d’une anecdote relative au Père Joseph : celui-ci aurait été en train de dire sa messe, et en était à l’Évangile ; on vint l’avertir qu’on avait fait prisonniers deux Espagnols et lui demander ce qu’il fallait en faire ; il répondit « tuez tout », et reprit la lecture de l’Évangile.

Le fragment ne met pas en cause la légitimité de la guerre, mais la manière dont une guerre ou les morts qu’elle entraîne sont décidés. On peut se demander si l’opinion exprimée par cette maxime n’est pas celle d’un demi-habile : il n’est pas évident qu’on puisse trouver un tiers indifférent dans une situation de guerre. La guerre est considérée dans ce fragment au sens littéral défini par Domat, Traité des lois, Chapitre VIII, § IV, p. XXXVI : « les guerres sont une suite ordinaire des différends qui arrivent entre les souverains de deux nations, qui étant indépendants les uns des autres, et n’ayant pas de juges communs, se font eux-mêmes justice, par la force des armes, quand ils ne peuvent, ou ne veulent pas avoir des médiateurs qui fassent leur paix ». En d’autres termes, la guerre n’existe que lorsqu’on s’est montré incapable de trouver un arbitre pour régler le conflit des intérêts. Dire qu’il faudrait trouver un juge indifférent pour décider si l’on doit partir en guerre revient à méconnaître la donnée du problème qui justement explique que l’on se trouve dans un état de conflit. Il est vraisemblable que ce tiers indifférent ne serait pas écouté par les princes intéressés qui veulent partir à la guerre. C’est donc une excellente idée, mais irréalisable. Noter que ce fragment montre clairement comment est composée l’opinion d’un demi-habile : elle comporte une remarque vraie (les guerres sont déclarées par une personne seule et intéressée), et une maxime aberrante (la guerre ne devrait être décidée que par un tiers indifférent).

En s’appuyant sur la date de la bataille des Dunes, Lafuma tente de fixer la date de la conférence de Pascal à Port-Royal ; voir Controverses pascaliennes, p. 43.