Fragment Morale chrétienne n° 13 / 25  – Papier original : RO 267-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 363 p. 179 / C2 : p. 212

Éditions savantes : Faugère I, 273, XXVIII / Havet Prov. 267 p. 289 / Brunschvicg 914 / Tourneur p. 292-2 / Le Guern 344 / Lafuma 363 / Sellier 395

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Bibliographie

 

 

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 355-362.

MIEL Jan, Pascal and Theology, Baltimore and London, John Hopkins Press, 1969.

 

 

Éclaircissements

 

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, La culture du XVIIe siècle, p. 355-362. Pascal se déclare contre la recherche de la sûreté de conscience. L’action bonne ne s’accompagne pas nécessairement d’un sentiment de sécurité, obtenu par l’abdication de l’effort personnel et soumission à un auteur grave. La véritable assurance ne se trouve que dans une recherche incessante et non dans une sécurité pharisienne. Le scrupule est le moteur de la recherche ; l’étouffer, c’est glisser vers le légalisme, laisser libre cours à la concupiscence.

 

Ils laissent agir la concupiscence

 

C’est l’un des reproches adressés aux casuistes dans le Premier écrit des curés de Paris (Factum pour les curés de Paris, voir Les Provinciales, éd. L. Cognet, Garnier, p. 404 sq.) § 6 : « On voit, en ce peu de mots, l’esprit de ces casuistes, et comment, en détruisant les règles de la piété, ils font succéder au précepte de l’Écriture, qui nous oblige de rapporter toutes nos actions à Dieu, une permission brutale de les rapporter toutes à nous-mêmes : c’est-à-dire, qu’au lieu que Jésus-Christ est venu pour amortir en nous les concupiscences du vieil homme, et y faire régner la charité de l’homme nouveau, ceux-ci sont venus pour faire revivre les concupiscences et éteindre l’amour de Dieu, dont ils dispensent les hommes, et déclarent que c’est assez pourvu qu’on ne le haïsse pas ».

Laf. 601, Sel. 498. Les casuistes soumettent la décision à la raison corrompue et le choix des décisions à la volonté corrompue, afin que tout ce qu’il y a de corrompu dans la nature de l’homme ait part à sa conduite.

Miel Jan, Pascal and Theology, p. 137 sq. Pascal n’attaque pas la doctrine traditionnelle de la probabilité ; dans le probabilisme, il s’en prend non seulement à une doctrine moralement pernicieuse, mais une absurdité logique qui serait insupportable dans n’importe quel domaine. Il n’attaque même pas la casuistique en elle-même. Le laxisme est condamné non pas tant au sens de l’indulgence morale, mais comme corruption des règles de la morale : p. 138. Voir sur ce point ce que dit le Factum pour les curés de Paris : c’est un mal moins dangereux d’introduire des dérèglements en laissant subsister les lois qui les défendent, que de pervertir les lois et de justifier par là les dérèglements : p. 138. Le vice de la casuistique, c’est non seulement l’indulgence envers les pécheurs, c’est de supprimer les péchés, et par là de supprimer le repentir et le besoin d’un sauveur : p. 138-139. Sur Bauny, Voilà celui qui ôte les péchés du monde : p. 139. Le fondement augustinien tient dans l’idée que la concupiscence se répand sans obstacle : p. 139.

 

et retiennent le scrupule,

 

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., 1992, p. 355-362. La véritable assurance ne se trouve que dans une recherche incessante et non dans une sécurité pharisienne. Le scrupule est le moteur de la recherche ; l’étouffer, c’est glisser vers le légalisme, laisser libre cours à la concupiscence.

Pensée n° 7G (Laf. 920, Sel. 750). Contre les jugements téméraires et les scrupules.

Provinciale VI, § 20. « Nous avons considéré à leur égard la peine qu’ils ont, quand ils sont gens de conscience à servir des maîtres débauchés. Car s’ils ne font tous les messages où ils les emploient, ils perdent leur fortune, et s’ils leur obéissent, ils ont du scrupule. Et c’est pour les en soulager que nos 24 Pères dans la pag. 770. ont marqué les services qu’ils peuvent rendre en sûreté de conscience. En voici quelques-uns. Porter des lettres et des présents ; ouvrir les portes et les fenêtres ; aider leur maître à monter à la fenêtre, tenir l’échelle pendant qu’il y monte : tout cela est permis et indifférent. Il est vrai que pour tenir l’échelle, il faut qu’ils soient menacés plus qu’à l’ordinaire s’ils y manquaient. Car c’est faire injure au maître d’une maison d’y entrer par la fenêtre. »

Les casuistes travaillent méthodiquement à lever les scrupules des fidèles.

Provinciale VIII, « § 3. Je vous dirai d’abord une des plus importantes et des plus avantageuses Maximes que nos Pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l’un de nos 24 vieillards. Voici ses mots. Un juge peut-il dans une question de droit juger selon une opinion probable, en quittant l’opinion la plus probable ? Oui, et même contre son propre sentiment ; imo contra propriam opinionem. Et c’est ce que notre Père Escobar rapporte aussi au tr. 6. ex. 6. nu. 45. Ô mon Père, lui dis-je, voilà un beau commencement, les Juges vous sont bien obligés ; et je trouve bien étrange qu’ils s’opposent à vos probabilités, comme nous l’avons remarqué quelquefois, puisqu’elles leur sont si favorables. Car vous leur donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes, que vous vous êtes donné sur les consciences. Vous voyez, me dit-il, que ce n’est pas notre intérêt qui nous fait agir, nous n’avons eu égard qu’au repos de leurs consciences ; et c’est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé sur le sujet des présents qu’on leur fait. Car pour lever les scrupules qu’ils pourraient avoir d’en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu’il y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C’est en son to. I. tr. 2. disp. 88. n. 6. Les voici : Les juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu’ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l’avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les expédier promptement. Notre savant Escobar en parle encore au tr. 6. ex. 6. n. 43. en cette sorte. S’il y a plusieurs personnes qui n’aient pas plus de droit d’être expédiées l’un que l’autre, le Juge qui prendra quelque chose de l’un, à condition, ex pacto, de l’expédier le premier, péchera-t-il ? Non, certainement, selon Layman : Car il ne fait aucune injure aux autres selon le droit naturel, lorsqu’il accorde à l’un, par la considération de son présent, ce qu’il pouvait accorder à celui qu’il lui eût plu : Et même, étant également obligé envers tous par l’égalité de leur droit, il le devient davantage envers celui qui lui fait ce don, qui l’engage à le préférer aux autres ; et cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l’argent ; quae obligatio videtur pretio aestimabilis. »

Cela prend parfois une tournure comique ; voir Provinciale VIII, § 15. « C’est le R. P. Cellot, en son l. 8. de la Hiérarc. c. 16. § 2. Nous savons, dit-il, qu’une personne qui portait une grande somme d’argent pour la restituer par ordre de son Confesseur, s’étant arrêtée en chemin chez un Libraire, et lui ayant demandé s’il n’y avait rien de nouveau, num quid novi ? Il lui montra un nouveau livre de Théologie Morale, et que le feuilletant avec négligence et sans penser à rien, il tomba sur son cas, et y apprit qu’il n’était point obligé à restituer ; De sorte que, s’étant déchargé du fardeau de son scrupule, et demeurant toujours chargé du poids de son argent, il s’en retourna bien plus léger en sa maison ; Abjecta scrupuli sarcina, retento auri pondere, levior domum repetiit. »

Mais les efforts des casuistes vont jusqu’à ôter les scrupules jusque dans l’essentiel de la religion, savoir le sacrement de pénitence :

Voir Provinciale 10, § 2. « Vous avez vu, me dit-il, par tout ce que je vous ai dit jusques ici, avec quel succès nos Pères ont travaillé à découvrir par leur lumière ; qu’il y a un grand nombre de choses permises qui passaient autrefois pour défendues : mais parce qu’il reste encore des péchés qu’on n’a pu excuser, et que l’unique remède en est la Confession, il a été bien nécessaire d’en adoucir les difficultés, par les voies que j’ai maintenant à vous dire. Et ainsi après vous avoir montré dans toutes nos conversations précédentes comment on a soulagé les scrupules qui troublaient les consciences, en faisant voir que ce qu’on croyait mauvais ne l’est pas, il reste à vous montrer en celle-ci la manière d’expier facilement ce qui est véritablement péché, en rendant la Confession aussi aisée qu’elle était difficile autrefois ».

 

au lieu qu’il faudrait faire au contraire.

 

Pascal raisonne-t-il en tutioriste ? Voir Lalande André, Vocabulaire technique de la philosophie, p. 1280. Tutiorisme : attitude qui consiste à n'adopter comme règle de croyance que la doctrine la plus sûre, la plus probable, la plus exigeante.

Il y a, selon Pascal, des scrupules mauvais, et une crainte mauvaise. Voir le fragment Miracles III (Laf. 908, Sel 451). Superstition et concupiscence.

Scrupules, désirs mauvais.

Crainte mauvaise. Crainte, non celle qui vient de ce qu’on croit Dieu, mais celle de ce qu’on doute s’il est ou non. La bonne crainte vient de la foi, la fausse crainte vient du doute ; la bonne crainte jointe à l’espérance, parce qu’elle naît de la foi et qu’on espère au Dieu que l’on croit ; la mauvaise jointe au désespoir parce qu’on craint le Dieu auquel on n’a point eu foi. Les uns craignent de le perdre, les autres craignent de le trouver.

Pascal a regretté que les jésuites n’aient pas assez de scrupule dans leur esprit de corps :

RO 279 (Laf. 954, Sel. 789). Affection pour la communauté grande et sans scrupule – dangereuse.

La clé de la pensée de Pascal se trouve dans le fragment suivant, qui indique que si l’absence de scrupule donne un certain repos, elle ne donne certainement pas l’assurance :

Laf. 599, Sel. 496. Mais est-il probable que la probabilité assure ? Différence entre repos et sûreté de conscience. Rien ne donne l’assurance que la vérité ; rien ne donne le repos que la recherche sincère de la vérité.

La réponse qui est le plus souvent apportée à ces reproches de Pascal est que l’excès de scrupule engendre dans les consciences une instabilité qui rend les hommes malheureux. Nicole a répondu à ce reproche dans la Dissertation théologique sur la probabilité, Section IV, § X. Que la doctrine que nous venons d’établir ne trouble point la conscience des gens de bien, comme le disent les casuistes, qui fait partie de l’édition des Provinciales traduite et annotée par Nicole, sous le pseudonyme de Wendrock. Le titre originel est Hac doctrina scrupulis anxiam non effici bonorum vitam, ut objiciunt jesuitae. Nicole supprime scrupulis. Il a aussi modifié le premier paragraphe de la rédaction latine d’Arnauld, qui est la suivante : « Interim illud admoneo, tametsi bonis viris semper aut certa, aut probabilior ac tutior opinio sequenda sit : tametsi in sola veritate vera sit securitas, adeoque nec probabilis, nec probabilior secura dici possit, nisi sit vera : tamen ut sollicita sit illorum vita, anxiam nihilominus et scrupulis inquietam non esse : quod unum opponunt jesuitae, ut id probent, necesse non esse veram opinionem sequi ; satis esse si probabilem imo, minus probabilem sequamur. »

« Je suis persuadé qu’après ce que nous avons dit jusqu’ici, la faiblesse, pour ne pas dire l’extravagance de nos adversaires, n’aura pas moins contribué que la force de nos preuves à convaincre les lecteurs de la solidité de cette maxime établie par les anciens théologiens, qu’il faut suivre l’opinion la plus sûre et la plus probable. Je suis bien aise néanmoins pour détruire une misérable objection qu’ils répètent sans cesse, d’ajouter encore que quoiqu’il soit vrai que les gens de bien sont obligés de ne jamais agir sur une opinion, si elle n’est vraie, ou au moins si elle n’est la plus probable, et que quoiqu’il soit vrai pareillement qu’il n’y a point de véritable assurance que dans la vérité, en sorte qu’on ne peut dire qu’une opinion probable, ni même la plus probable est sûre, à moins qu’elle ne soit vraie ; il est faux cependant que cette attention qu’ils doivent avoir à chercher la vérité soit capable de les jeter dans des scrupules qui les gênent, ou qui troublent la paix de leur conscience.

Car premièrement il est clair que la plus grande partie des opinions que les casuistes jugent probables paraîtront improbables aux gens de bien, et qu’ainsi ils n’en pourraient faire aucun usage. Un homme de bien, par exemple, n’a jamais douté s’il est permis ou non de tuer un calomniateur, ou celui qui veut lui donner un soufflet. Ces opinions le frappent d’abord, et lui font horreur. L’onction du saint Esprit qui l’éclaire, lui fait connaître tout d’un coup qu’elles sont fausses et impies. Car le doute même sur ces sortes de choses est criminel.

À l’égard de celles où il trouve de la difficulté, et sur lesquelles il doute, il a une règle certaine pour calmer ses inquiétudes. Il doit premièrement avoir recours au moyen que nous marque l’apôtre saint Jacques [Ep. ch. 1. 5.]. Si quelqu’un, dit-il, manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu qui donne à tous libéralement sans reprocher ce qu’il donne. Il s’adressera donc au Père des lumières, il attirera sur lui sa divine lumière par ses prières ; il consultera des personnes pieuses et éclairées ; ensuite, après avoir bien examiné toutes choses, si la vérité ne se découvre pas clairement à lui, il suivra ce qui lui paraîtra le plus probable et le plus sûr. Lorsqu’il se sera conduit de cette manière, et qu’il n’aura rien négligé pour découvrir la vérité, il pourra demeurer en paix, mais néanmoins il ne sera pas tout à fait en assurance. Car il faut que notre vie soit toujours accompagnée de sollicitude et de crainte, afin d’accomplir ce précepte de l’apôtre [Philip. 2. v. 12.] : Faites votre salut avec crainte et tremblement.

Voilà quelle était la disposition du saint homme Job, quand il craignait pour toutes ses œuvres, et de saint Paul, quand il disait que sa conscience ne lui reprochait rien, mais qu’il n’était pas pour cela justifié. C’était aussi celle de saint Augustin, lorsque ne connaissant point parfaitement la vérité dans beaucoup de choses, il témoignait à saint Paulin quelle était sa crainte en ces termes [Ep. 250.] : « Qui sait quelles bornes il faut garder dans les châtiments, dont on est obligé de punir ceux qui pèchent, non seulement par rapport à la quantité ou à la qualité des fautes, mais par rapport à la force et à la disposition des esprits, et à ce que chacun est en état d’accepter ou de refuser. Quelles ténèbres, quelle profondeur, quand on veut entrer dans tous ces égards ! J’avoue que je manque tous les jours en cela, et que je ne vois pas bien en quelles occasions, ni en quelle manière on doit pratiquer ce précepte de l’apôtre : Reprenez publiquement ceux qui pèchent, afin de tenir les autres dans la crainte. Que d’incertitude, que de ténèbres, ô mon cher Paulin ! O saint homme de Dieu, que de sujets de trembler ! N’est-ce point là ce qui fait dire au prophète : Je me suis trouvé saisi de crainte et de tremblement, et environné de ténèbres ? »

Saint Grégoire assure que cette disposition est celle de tous les saints. « Les justes, dit-il [Mor. l. 5. c. 7.], tremblent même pour leurs bonnes actions, et la crainte qu’ils ont de déplaire à Dieu par quelques fautes cachées, leur fournit un sujet de gémissements continuels ».

Ôtez aux saints cette crainte pieuse, c’est leur ôter la plus grande partie de leur humilité, de leur vigilance, et même de leur félicité. Car comme Jésus-Christ a fait consister la béatitude dans les pleurs et dans la pauvreté, de même le sage fait consister une partie du bonheur qu’on peut goûter en cette vie dans ce saint tremblement : Heureux l’homme, dit-il, qui est toujours dans la crainte ! Cette crainte cependant n’est point telle qu’elle exclue la paix et la tranquillité. Et ceux qui le prétendent ne savent ce que c’est que cette [Philip. c. 4. v. 7.] paix de Dieu qui surpasse toute pensée, et qui au milieu des frayeurs garde les cœurs et les esprits des saints.

C’est pourquoi, afin de renfermer tout ce que j’ai dit en peu de mots, on est en repos quand on cherche sincèrement à connaître la vérité ; mais on n’est en sûreté que quand on l’a trouvée. Ainsi celui qui embrasse l’opinion qu’il juge la moins probable et la moins sûre, c’est-à-dire celle qu’il croit approcher plus de la fausseté que de la vérité, et du péché que de la vertu, celui-là, comme dit l’apôtre, est son juge à lui-même, et il est condamné par le jugement de sa propre conscience. Celui qui suit ce qu’il croit plus vrai et plus sûr est en repos, et sa conscience ne lui reproche rien, quoiqu’il ne soit pas pour cela justifié. Et il n’y a que celui qui a certainement connu la vérité, et qui l’a suivie, qui peut être véritablement en assurance. Mais parce qu’il n’y a personne qui puisse être sûr de l’avoir fait en toutes choses, il n’y a personne qui n’ait toujours sujet de faire à Dieu cette prière du prophète [Ps. 24.] : Seigneur, ne vous souvenez point de mes péchés d’ignorance, et purifiez-moi des fautes qui me sont cachées. »