Fragment Morale chrétienne n° 7 / 25  – Papier original : RO 411-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Morale n° 361 p. 177 v° / C2 : p. 210

Éditions de Port-Royal : Chap. III - Veritable Religion prouvée par les contrarietez : 1669 et janv. 1670 p. 44 / 1678 n° 22 p. 47

Éditions savantes : Faugère II, 376, XLIV / Havet XII.18 / Brunschvicg 541 / Tourneur p. 291-2 / Le Guern 338 / Lafuma 357 / Sellier 389

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Bibliographie

 

 

GOUHIER Henri, B. Pascal, Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, p. 75.

ISHIKAWA Tomohiro, “La théorie des trois états de l’homme chez Pascal”, Equinoxe, VI, été 1990, p. 117-141.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Paris, Presses Universitaires de France, 1923.

MESNARD Jean, “Honnête homme et honnête femme dans la culture du XVIIe siècle”, in La culture du XVIIe siècle, p. 142-159.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

MESNARD Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, Paris, P. U. F., p. 355-362.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable.

 

Pascal a beaucoup insisté sur l’opposition l’idéal chrétien avec l’idéal de l’honnête homme, qui est inspiré par l’amour propre. La critique de l’idéal de l’honnête homme est directement liée à celle de l’amour propre et du moi.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 105 sq., sur l’honnête homme.

Mesnard Jean, “Honnête homme et honnête femme dans la culture du XVIIe siècle”, in La culture du XVIIe siècle, p. 142-159.

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 357. L’effacement de l’amour propre dans l’honnête homme est purement apparent. Le moi qui se fait centre de tout est couvert par l’honnêteté, et non pas supprimé.

Il en résulte une insuffisance fondamentale de la morale de l’honnêteté, qui ne parvient pas à remplir un idéal moral vraiment satisfaisant, aussi bien que la morale chrétienne.

Voir sur ce point la notice de OC I, éd. J. Mesnard, p. 994, Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique ou l’art de penser, III, ch. XIX, 1664. « Feu Mr Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique, que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre, qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet, que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime. »

La seconde version de la Vie de Pascal, § 83, OC I, p. 635, reprend le même propos : « L’amour propre des autres n’était pas incommodé par le sien, et on aurait dit même qu’il n’en avait point, ne parlant jamais de lui, ni de rien par rapport à lui ; et on sait qu’il voulait qu’un honnête homme évitât de se nommer, et même de se servir des mots de je ou de moi. Ce qu’il avait coutume de dire sur ce sujet est « que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime ». Il concevait cela comme une règle, et c’est justement ce qu’il pratiquait ». Nicole renvoie à Pascal sur le même sujet dans son essai De la charité et de l’amour propre, ch. IV, éd. Thirouin, p. 389 : la « suppression de l’amour propre est proprement ce qui fait l’honnêteté humaine, et en quoi elle consiste ; et c’est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de dire que la vertu chrétienne détruit et anéantit l’amour propre, et que l’honnêteté humaine le cache et le supprime ». Supprimer, c’est seulement faire disparaître. Anéantir, c’est réduire à néant, c’est-à-dire, comme l’explique L’esprit géométrique, à zéro. Le moi supprimé n’en conserve pas moins une efficace ; le moi anéanti n’a par définition plus de propriété. Voir les réflexions de Gouhier H., Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 38 sq. Voir Laf. 597, Sel. 494 : Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes. L’édition des Pensées de 1670 fournit cette explication : « Le mot de moi dont l’auteur se sert dans la pensée suivante, ne signifie que l’amour propre. C’est un terme dont il avait accoutumé de se servir avec quelques-uns de ses amis ».

Mesnard Jean, “Pascal et le problème moral”, in La culture du XVIIe siècle, p. 355-362. Pascal considère que toutes les morales humanistes reposent sur une interprétation inexacte ou incomplète de l’homme : épicuriens et stoïciens ignorent soit la grandeur, soit la misère de l’homme. Les jésuites ne se font pas une idée juste de la complexité de la vie intérieure, que leur affirmation du libre arbitre tend à simplifier d’une manière caricaturale. La morale chrétienne, fondée sur l’adhésion au mystère chrétien, est la seule qui concorde avec la nature de l’homme et qui puisse lui apporter le plein épanouissement, même dans l’ordre du bonheur.

Preuves par discours I (Laf. 426, Sel. 680). Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux tout ensemble ; dans l’honnêteté on ne peut être aimable et heureux ensemble.

De sorte que la morale chrétienne, qui est anti-humaniste, est pourtant totalement humaine.

Heureux : le mot peut paraître paradoxal, mais ce n’est qu’une apparence. Pascal n’ignore pas la part de souffrance et de malheur que comporte la vie chrétienne, mais il fait écho ici au fragment Ordre 4 (Laf. 6, Sel. 40). 1e partie. Misère de l’homme sans Dieu. 2e partie. Félicité de l’homme avec Dieu.

Pascal explique très clairement dans les lettres qu’il a adressées aux Roannez la combinaison de peine et de félicité qui caractérise la vie chrétienne dans sa lettre à Melle de Roannez n° 6 de début décembre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1040 sq.

« Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, étant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font pas parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraîne, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pénitents du diable, selon la parole de Tertullien : de même on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénuement et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. « Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez vous toujours. » C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter. « Les gens du monde n’ont point cette joie que le monde ne peut ni donner ni ôter », dit Jésus-Christ même. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les Chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui modère notre joie, et, selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de réjouissance », dit l’Écriture, jusqu’à ce que la promesse que Jésus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas que la piété ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La véritable piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en remplit et l’entrée et le progrès et le couronnement. C’est une lumière si éclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a quelque tristesse mêlée, et surtout à l’entrée, c’est de nous qu’elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piété qui commence d’être en nous, mais de l’impiété qui y est encore. Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais à nous-mêmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction. »

Sur la félicité que la possession de Dieu donne à l’homme, voir

Mesnard Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, 1965, p. 94 sq.

Gouhier Henri, B. Pascal, Conversion et apologétique, p. 75.

Schmitz Du Moulin, Pascal. Une biographie spirituelle, p. 86 sq.

Ishikawa Tomohiro, “La théorie des trois états de l’homme chez Pascal”, Équinoxe, VI, p. 120.

Raisonnable : comme le précédent, le mot peut paraître paradoxal, puisque Pascal insiste dans le fragment Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680) sur le fait que les chrétiens ne peuvent rendre raison de leur créance, et professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison, au point qu’ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam. Cependant, Pascal a montré dans les liasses A P. R. et Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme, qu’il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison (Soumission 16 - Laf. 182, Sel. 213)

Vertueux : l’idée doit s’entendre au sens du problème de la vertu des païens. Le problème de la vertu des païens a été discuté tout au long du siècle. Si toute vertu vient de ce que l’âme rapporte à Dieu ses volontés, peut-on appeler vraiment vertueuses les actions des païens qui ne croyaient pas en Dieu ? Il remonte à saint Augustin, qui s’était interrogé sur les vertus des philosophes à Rome : voir saint Augustin, Cité de Dieu, I, Liv. V, Bibliothèque augustinienne, p. 705. Comparaison avec les vertus chrétiennes : p. 707. Et Liv. XIX, p. 165 : il n’y a pas de vraies vertus chez les païens ; ce ne sont que des vices lorsqu’elles ne sont pas rapportées à Dieu. Voir p. 766, n. 23.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 260 sq. Les vertus des païens. Références augustiniennes : p. 260 sq. Les païens, livrés à eux-mêmes, n’ont que des vertus apparentes, qui sont en général plutôt des vices : p. 261. Voir La cité de Dieu, XIX, 24-25 ; XIV, 9, n. 6. Actions bonnes, mais inutiles au salut : p. 262. Vertus décevantes : p. 262. Les thèses pélagiennes sur le salut des anciens justes ont reparu à l’époque où Pascal écrit, sous la plume du P. Antoine Sirmond et de La Mothe Le Vayer, auteur du De la vertu des païens, 1641 : p. 263. Voir le livre d’Arnauld, De la nécessité de la foi en Jésus-Christ, 1641 : p. 264.

Voir sur ce point la Provinciale IV, § 4, où Pascal aborde brièvement la question : « comment s’imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes les tentations qui les portent au péché, c’est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le véritable Dieu qu’ils ignorent, de leur donner les véritables vertus qu’ils ne connaissent pas ? »

Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Paris, P. U. F., 1923, p. 132 sq. Les vertus des païens sont des vices déguisés.

Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, Revue philosophique, n° 1-2002, p. 21-40.

Aimable : le mot peut paraître paradoxal, puisque Pascal écrit qu’un bon chrétien ne doit pas vouloir que les autres s’attachent à lui.

L’idéal de l’honnêteté consiste à se rendre aimable en répondant aux besoins des autres. Voir Laf. 605, Sel. 502. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.

Mais cet idéal n’en demeure pas moins taré par la présence en son fond de l’amour propre qui cherche à s’attirer l’amour des autres.

Dossier de travail (Laf. 396, Sel. 15). Il est injuste qu’on s’attache à moi quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j’en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir et ainsi l’objet de leur attachement mourra. Donc comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu’on la crût avec plaisir et qu’en cela on me fit plaisir ; de même je suis coupable de me faire aimer. Et si j’attire les gens à s’attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge, qu’ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m’en revînt ; et de même qu’ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.

En fait, c’est la volonté de plaire, en tant qu’elle manifeste l’amour propre, que Pascal juge condamnable, dans la mesure où elle tend à ce que chacun se considère comme la fin des autres, ce qui engendre le marché commun des amours propres que dénonce le fragment Amour propre (Laf. 978, Sel. 743). Mais dans le cas présent, Pascal veut dire que la charité qui tend à mettre chacun au service de son prochain rend pour ainsi dire naturellement l’homme aimable et agréable aux autres. Le chrétien réalise l’idéal de l’honnête homme, mieux encore que les théoriciens de l’honnêteté ne peuvent le faire, parce que l’amour de soi en est exclu.

La morale chrétienne permet de faire coexister des biens qui sont incompatibles dans la morale de l’honnêteté. Dans l’honnêteté, selon Pascal, aimable et heureux sont des incompossibles, au sens des Écrits sur la grâce, Discours sur la possibilité des commandements, 2, Développement ultérieur d’un point particulier, J. Mesnard, OC III, p. 723. C’est-à-dire qu’ils sont incompatibles, et que l’on peut avoir l’un ou l’autre, mais non l’un et l’autre. Voir Preuves par discours I (Laf. 426, Sel. 680). Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux tout ensemble ; dans l’honnêteté on ne peut être aimable et heureux ensemble.

Nicole ira dans un sens différent, lorsqu’il dira qu’une société conduite par l’amour propre serait identique à une société où l’on obéirait à la charité. Voir Nicole Pierre, Des moyens de conserver la paix avec les hommes, in Essais de morale, éd. L. Thirouin, Paris, P. U. F., 1999, p. 109 sq. La raison et la religion s’accordent à « nous inspirer le soin de la paix » (Partie I, ch. II), c’est un devoir naturel de « ne pas choquer ceux avec qui on vit » (ch. X). La civilité même montre « qu’il est injuste de vouloir être aimé des hommes » (Partie II, ch. V). Voir aussi l’essai De la civilité chrétienne, op. cit., p. 181 sq.