Fragment Ordre n° 10 / 10 - Papier original : RO 27-7

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Ordre n° 14 p. 3 / C2 : p. 15

Éditions de Port-Royal : Chap. XXVIII – Pensées chrétiennes : 1669 et janv. 1670 p. 261 / 1678 n° 45 p. 253-254

Éditions savantes : Faugère II, 387, Ordre / Havet XXIV.26 / Brunschvicg 187 / Tourneur p. 167-1 / Le Guern 10 / Maeda I p. 55 / Lafuma 12 / Sellier 46

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Bibliographie

 

 

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, p. 103-105.

MAEDA Yoichi, Commentaire des Pensées, I, p. 55.

MESNARD Jean, "Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal”, Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, 1993.

MESNARD Jean, “Pascal, témoin moderne du christianisme”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, Société des Amis de Port-Royal, 2013, p. 15-29.

PAVLOVITS Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.

SAINTE-BEUVE, Correspondance littéraire, provenant pour la plus grande partie du fonds Lebrun de la Bibliothèque Mazarine, avec introduction et notes de Guy de la Batut, éd. Montaigne, Paris, 1929.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, p. 65.

SUEMATSU Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, automne 1987, p. 27-53.

 

 

Éclaircissements

 

Genèse et rédaction du fragment

 

La première partie du texte est une addition tardive : Pascal a d’abord pensé établir un plan ou un ordre de succession des principales preuves de son apologie, et c’est ensuite seulement qu’il a établi une liste des dispositions que les hommes ont ordinairement contre la religion : mépris, peur et haine. C’est ce qui a permis de construire un ordre qui est à la fois relatif à l’art de convaincre, par la suite des chefs d’argumentation, et à l’art de plaire. L’ensemble répond à toutes les exigences de L’art de persuader.

 

Ordre.

 

Le titre pose un problème : Pascal aurait d’abord écrit Divi (voir le papier original). On peut supposer que Pascal voulait écrire Division. Divi est la lecture de Tourneur, p. 167, mais elle n’est pas absolument sûre (voir notre étude après la transcription diplomatique du papier original). Ordre se serait donc substitué très tôt à division. Voir sur le rapport de ces deux termes le fragment Laf. 683, Sel. 562.

Dans le fragment Transition 1 (Laf. 193, Sel. 226), on voit aussi qu’un ajout fait apparaître un concept clé dans le titre (la prévention).

 

Rapport avec le plan général de l’apologie

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, p. 179. Ce programme ne s’applique en toute rigueur qu’à la seconde partie de l’Apologie, où l’exposé des preuves proprement dites (ch. 19 à 25) est précédé d’un ensemble de chapitres (11 à 17) insistant sur le caractère raisonnable de la religion. Cet ensemble doit être précédé par une définition de l’homme.

Voir le commentaire sur les déformations apportées par l’édition de Port-Royal.

Ce fragment doit être lu en parallèle avec les premiers paragraphes de l’opuscule De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader.

Le texte original présente le programme argumentatif de Pascal, en rapport avec les dispositions des lecteurs auxquels il s’adresse, conformément à l’art de persuader, en quatre étapes principales :

1. éviter le mépris en montrant que la religion n’est pas absurde ni contraire à la raison,

2. inspirer le respect en montrant qu’elle est vénérable (parce qu’elle a bien connu la nature de l’homme),

3. rendre la religion aimable en faisant souhaiter qu’elle soit vraie,

4. montrer (par l’histoire et les prophéties) qu’elle est vraie.

Le fragment donne un ordre de priorités, répondant en partie à l’Art de persuader. Les hommes prétendent ne suivre que le vrai, et en réalité ils ne suivent que ce qu’ils aiment ; Pascal rejette donc complètement à la fin de la démonstration la preuve de la vérité du christianisme, qui devrait en théorie passer au début.

 

Pour approfondir...

 

L’articulation conceptuelle est apparentée à celle de la Provinciale XI, 6, qui distingue aussi ce qui est digne d’amour (aimable) et ce qui est digne de respect (vénérable) : « Car, mes Pères, puisque vous m’obligez d’entrer en ce discours, je vous prie de considérer, que comme les vérités chrétiennes sont dignes d’amour et de respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine ; parce qu’il y a deux choses dans les vérités de notre Religion ; une beauté divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables ; et qu’il y a aussi deux choses dans les erreurs ; l’impiété qui les rend horribles, et l’impertinence qui les rend ridicules. Et c’est pourquoi comme les Saints ont toujours pour la vérité ces deux sentiments d’amour et de crainte, et que leur sagesse est toute comprise entre la crainte, qui en est le principe, et l’amour qui en est la fin ; les Saints ont aussi pour l’erreur ces deux sentiments de haine et de mépris, et leur zèle s’emploie également à pousser avec force la malice des impies, et à confondre avec risée leur égarement et leur folie. »

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, p. 169. « L’apologétique doit continuer au-delà de la conclusion du discours à M. de Sacy », à partir de « montrer qu’elle est vraie », il « s’engage à reconsidérer les fondements de l’apologétique traditionnelle ».

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, p. 65.

Selon M. Le Guern, ce fragment annonce le thème de la liasse Soumission et usage de la raison. On aurait plutôt tendance à renvoyer à Rendre la religion aimable.

Mesnard Jean, « Achèvement et inachèvement dans les Pensées de Pascal », Studi francesi, 143, anno XLVIII, maggio-agosto 2004, p. 300-320. Voir p. 317 sq.

Le Guern Michel et Marie-Rose, Les Pensées de Pascal, de l’anthropologie à la théologie, p. 73.

Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 30.

Suematsu Hisashi, “Les Pensées et le métatexte”, Équinoxe, 1, automne 1987, p. 27-53. Texte et métatexte dans ce fragment : p. 45-46. En dehors de la première phrase, ce texte est entièrement un métatexte : p. 46. Un corps de texte discursif est annoncé ou résumé par un fragment (métatexte) qui est à son tour dénommé par un titre (métatexte au second degré) : p. 46. Autres fragments de même structure dans la liasse Ordre : Ordre 2, 3, 6 et 9.

 

Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine

 

Voir Laf. 978, Sel. 743, Amour propre, sur la haine de la vérité.

Port-Royal : « À ceux qui ont de la répugnance pour la religion ». Répugnance pour mépris marque un souci de bienséance. Mépriser la religion touche au blasphème.

Pensées, éd. Havet, II, p. 100-101, et commentaire p. 134-135. Havet proteste contre l’idée que la religion telle qu’il la présente n’inspire que du mépris, de la haine et de l’effroi ; il supprime le passage. « Où Pascal est-il emporté par son humeur ? S’il était vrai que la religion, telle qu’il la présente, n’inspirât aux hommes que du mépris, de la haine et de l’effroi, serait-ce la condamnation de la nature humaine, ou celle d’une foi farouche et bizarre, foi de sectaire et de malade. Port-Royal supprime ces paroles si dures ».

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal considéré dans le livre des Pensées, p. 55 sq.

 

et peur qu’elle soit vraie.

 

Voir la réponse de Pascal dans Dossier de travail (Laf. 387, Sel. 6) : j’aurais bien plus peur de me tromper et de trouver que la religion chrétienne soit vraie que non pas de me tromper en la croyant vraie.

 

Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison.

 

C’est ce que Pascal fait apagogiquement par le renversement du pour au contre. À cette étape, il ne s’agit pas encore de vérité : il s’agit de montrer que la religion n’est ni absurde, ni incohérente : il est question de consistance logique. Alors que la religion apparaît comme seule raisonnable, le mépris dont elle est débarrassée retombe sur les philosophes qui ne parviennent pas à satisfaire la raison sur laquelle ils prétendent se fonder.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, p. 65 sq. Idée que la seconde partie de l’apologie doit comporter deux étapes : la célébration de Dieu comme souverain bien universel, puis les preuves historiques proprement dites.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 187. Rapport avec les chapitres 12 et 13.

Gouhier Henri, Commentaires, p. 169. « L’apologétique doit continuer au-delà de la conclusion du discours à M. de Sacy », à partir de « montrer qu’elle est vraie », il « s’engage à reconsidérer les fondements de l’apologétique traditionnelle ».

Pavlovits Tamás, Le rationalisme de Pascal, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 211 sq. La religion est raisonnable.

Mesnard Jean, “Pascal, témoin moderne du christianisme”, in Relire l’apologie pascalienne, Chroniques de Port-Royal, 63, Paris, Société des Amis de Port-Royal, 2013, p. 15-29. Voir p. 24-25. Les trois paliers successifs : montrer que la religion chrétienne est vénérable, aimable, vraie : Pascal ne fait pas d’appel à la dogmatique pour remplir ce programme.

 

Vénérable, en donner respect.

 

Provinciale XI, 6. « Car, mes Pères, puisque vous m’obligez d’entrer en ce discours, je vous prie de considérer, que comme les vérités chrétiennes sont dignes d’amour et de respect, les erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine ; parce qu’il y a deux choses dans les vérités de notre Religion ; une beauté divine qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables ; et qu’il y a aussi deux choses dans les erreurs ; l’impiété qui les rend horribles, et l’impertinence qui les rend ridicules. Et c’est pourquoi comme les Saints ont toujours pour la vérité ces deux sentiments d’amour et de crainte, et que leur sagesse est toute comprise entre la crainte, qui en est le principe, et l’amour qui en est la fin ; les Saints ont aussi pour l’erreur ces deux sentiments de haine et de mépris, et leur zèle s’emploie également à pousser avec force la malice des impies, et à confondre avec risée leur égarement et leur folie. »

Pascal note vénérable, qu’il explique plus bas par elle a bien connu l’homme. C’est la fonction des liasses centrales où la Sagesse de Dieu montre qu’elle connaît la nature et la corruption. Cette fois, on entre dans le domaine de la vérité, puisqu’il est question de connaître adéquatement la nature de l’homme.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 176.

Gouhier Henri, Commentaires, p. 169. « L’apologétique doit continuer au-delà de la conclusion du discours à M. de Sacy », à partir de « montrer qu’elle est vraie », il « s’engage à reconsidérer les fondements de l’apologétique traditionnelle ».

Cette idée de vénération reviendra par exemple dans la liasse Prophéties, à propos des prophètes.

Prophéties 23 (Laf. 344, Sel. 376). Que peut-on avoir sinon de la vénération d’un homme qui prédit clairement des choses qui arrivent et qui déclare son dessein et d’aveugler et d’éclaircir et qui mêle des obscurités parmi des choses claires qui arrivent.

 

La rendre ensuite aimable,

 

Rendre la religion aimable aux bons : aimable parce qu’elle connaît le vrai bien. C’est l’objet de la liasse Rendre la religion aimable, qui n’a que deux fragments. Ces deux fragments vont dans deux sens différents : Religion aimable 1 (Laf. 221, Sel. 254) indique J.-C. pour tous ; Religion aimable 2 (Laf. 222, Sel. 255) indique il n’y a point de rédempteur pour les païens. Voir Ernst Pol, Approches pascaliennes, p. 312 sq. Dans le cas présent, l’argument reposait sur le fait que Jésus est venu, non pour une seule nation, mais pour tous.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 176 et 187.

Voir Laf. 593, Sel. 493 : Jésus-Christ aimable parce qu’il n’a pas dompté les païens par la force, et ne donne pas de richesses.

Voir Morale chrétienne 7 (Laf. 357, Sel. 389) : la religion chrétienne rend l’homme aimable.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 103-105. L’apologiste cherche à montrer que la religion est « aimable ».

 

faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie.

 

Voir les fragments

Dossier de travail (Laf. 387, Sel. 6).

Fausseté des autres religions 13 (Laf. 215, Sel. 248). Après avoir entendu toute la nature de l’homme il faut pour faire qu’une religion soit vraie qu’elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse et la raison de l’une et de l’autre. Qui l’a connue que la chrétienne ?

Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681).

Havet, édition des Pensées, II, p. 134. Port-Royal supprime aux bons. Havet interprète cette suppression par le fait que c’est une tautologie, le souhait que la religion soit vraie n’appartient qu’aux bons, ne pouvant être inspiré que par la grâce. Voir la paraphrase par Louis Racine de ce fragment pour la préface de son poème sur La religion : « Tel est le plan de cet ouvrage, que j’ai conduit sur cette courte pensée de M. Pascal : A ceux qui ont de la répugnance pour la religion, il faut commencer par leur montrer qu’elle n’est pas contraire à la raison ; après, la rendre aimable, faire souhaiter qu’elle soit vraie, montrer qu’elle est vraie, et enfin qu’elle est aimable ; et cette pensée est l’abrégé de tout ce poème, dans lequel j’ai souvent fait usage des autres pensées du même auteur. »  En note : « C’est le texte de Port-Royal, un peu plus dégagé. »

 

Vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme.

Aimable parce qu’elle promet le vrai bien.