Fragment Philosophes n° 4 / 8 – Papier original : RO 191-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 195 p. 61 / C2 : p. 85-86

Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées morales : 1669 et janv. 1670 p. 292-293 / 1678 n° 50 p. 289-290

Éditions savantes : Faugère II, 95, XIII / Havet XXIV.61 bis / Brunschvicg 463 / Tourneur p. 214-2 / Le Guern 132 / Lafuma 142 / Sellier 175

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Bibliographie

 

CHRISTODOULOU Kyriaki, “Le stoïcisme dans la dialectique apologétique des Pensées”, Méthodes chez Pascal, Paris, P.U.F., 1979, p. 419-426.

ÉPICTÈTE, Les Propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S. François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, dernière édition, Paris, Jean de Heuqueuille, 1630.

MERSENNE Marin, L’impiété des déistes, athées et libertins de ce temps…, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 231.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théorie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 413 sq.

SELLIER Philippe, "Des Confessions aux Pensées", in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, Champion, Paris, 1999, p. 213 sq.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

 

Éclaircissements

Philosophes.

 

Pascal a supprimé le titre initial Contre les philosophes qui ont Dieu sans Jésus-Christ, auquel s’est substitué le seul mot de Philosophes. C’est que le corps du fragment ne traite pas de la nécessité de connaître Jésus-Christ pour parvenir à Dieu, mais de l’orgueil des philosophes stoïciens qui ont voulu se substituer à Dieu dans le cœur de leurs sectateurs.

La philosophie qui prétend connaître Dieu sans passer par Jésus-Christ médiateur est proprement le déisme.

 

Voir le dossier thématique sur le déisme…

 

Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré,

 

Problème des païens qui ont eu une certaine connaissance de Dieu, mais qui n’est pas éclairée par la Révélation. Pascal l’évoque rapidement dans les lettres de 1656 aux Roannez. Voir la lettre de Pascal aux Roannez, 4, vers le 29 octobre 1656, OC III, éd. J. Mesnard, p. 1036 : « Le voile de la nature qui couvre Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. »

Dans L’entretien avec M. de Sacy, Pascal mentionne parmi les principes d’Épictète qu’il pense que « l’homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint, ami et compagnon de Dieu ».

L’idée remonte en fait au Nouveau Testament. Saint Paul, Rom. I, 19-20. « Quia quod notum est Dei manifestum est illis. Deus enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunte intellecta conspicuuntur… » ; tr. Sacy : « Parce qu’ils ont connu ce qui se peut découvrir de Dieu par les créatures, Dieu même le leur ayant fait connaître. Car les grandeurs invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, deviennent comme visibles par ses ouvrages depuis la création du monde… »

On trouve chez certains auteurs l’idée que les philosophes païens ont parfois su comprendre que Dieu est unique et maître de l’univers. Ce n’est évidemment pas le cas des philosophes épicuriens, qui d’après la Provinciale IV, § 13, « niaient la providence divine ».

Mais le cas des stoïciens est différent. On a réfléchi à Port-Royal sur le problème que posaient ces païens qui ont eu quelque connaissance de Dieu par la voie de la raison naturelle.

À Port-Royal, on pense à peu près de même. Voir Laporte Jean, La doctrine de Port-Royal, p. 135 sq. et p. 180, n. 15. Arnauld, dans l’opuscule Examen de cette proposition : un philosophe qui n’a point encore entendu parler de Jésus-Christ, mais qui connaît Dieu, peut, avec le secours d’une grâce donnée par les mérites de Jésus-Christ, faire une action véritablement bonne, avant d’avoir aucune connaissance de Jésus-Christ, développe l’idée qu’il peut exister une foi implicite chez les philosophes (argument de La Mothe Le Vayer). Voir Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, liv. VI, ch. XIV, Œuvres, XVII, p. 629 : « Ceux d’entre les philosophes païens qui ont eu quelque connaissance de Dieu, et de ses perfections infinies, n’ont pas néanmoins eu la foi ; parce qu’encore qu’ils aient reçu quelque assistance particulière de Dieu, pour avoir ces connaissances, comme le témoigne saint Paul, toutefois ils ne les ont eues que par la voie du raisonnement et du discours ». Mais cette foi diffère donc de la foi divine comme la nature de la grâce. Elle est en tout cas sans valeur spirituelle.

Mais c’est la thèse de Pascal sur Épictète et les Stoïciens dans L’entretien avec M. de Sacy, Original inédit présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Les Carnets, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 41 sq. Pascal a lu Épictète dans la traduction française des Propos (ou Entretiens) suivis du Manuel par le feuillant Jean de Saint-François, Jean Goulu avant son entrée en religion, publiée en 1609. Épictète a été lu, et repensé par Pascal, et surtout rattaché à son univers propre : Pascal connaît la distance qui sépare Épictète du christianisme, que Jean Goulu et certains adeptes du stoïcisme chrétien, ont voulu réduire ; mais il pénètre Épictète de christianisme : p. 48-49. « Épictète, […] dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse : qu’ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. »

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 231. C’est le point sur lequel les stoïciens se rapprochent des chrétiens. Mais ils s’en séparent sur l’essentiel.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 2e éd., 1971, p. 91 sq. Pascal commence par louer Épictète comme les humanistes chrétiens qui ont reconnu dans le stoïcisme un pressentiment de la religion chrétienne, notamment Du Vair et Juste Lipse. Mais le second mouvement de l’Entretien avec M. de Sacy paraît être une descente d’Épictète aux enfers.

L’entretien avec M. de Sacy rappelle que les stoïciens pensent « que l’âme est une portion de la substance divine », ou comme l’écrit dom Goulu dans sa traduction d’Épictète, Propos, I, p. 5-6, « les stoïciens appellent Dieu l’esprit de chacun, à cause qu’ils croyaient que l’âme fût une particule de l’essence de Dieu » : voir L’entretien de Pascal avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, p. 98.

Il en résulte que, toujours selon les stoïciens, l’homme est naturellement capable d’aller de lui-même à Dieu, alors que les chrétiens savent que c’est impossible sans la médiation de Jésus-Christ.

En tout cas, pour Pascal, Platon comme les stoïciens, n’a connu Dieu que pour le perdre par l’effet de l’orgueil, qui est directement opposé à la vertu chrétienne d’humilité. Voir Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222) : quod curiositate cognoverunt, superbia amiserunt. Voir la note suivante, sur l’orgueil des philosophes.

Il faut remarquer pour finir que selon le fragment en question, même la recherche que les philosophes ont fait de Dieu n’est en réalité que le résultat de leur concupiscence, puisque la curiosité n’est qu’un autre nom de la libido sciendi. Ainsi, que ce soit du côté de sa source (la curiosité) ou de son usage par l’orgueil (superbia), la connaissance que les philosophes ont de Dieu est vicieuse.

 

 et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes.

 

Les philosophes veulent se mettre à la place de Dieu : c’est-à-dire qu’ils veulent être admirés et aimés comme Dieu. C’est une forme intellectuelle de la rébellion satanique.

Le problème, discuté tout au long du XVIIe siècle, remonte à saint Augustin, qui s’était interrogé sur les vertus des philosophes à Rome : voir Cité de Dieu, Liv. V. Si toute vertu vient de ce que l’âme rapporte ses volontés à Dieu, peut-on considérer comme vertueuses les actions des païens ? Les augustiniens pensent que les vertus des sages de l’Antiquité dissimulent en fait des vices d’orgueil. Voir saint Augustin, op. cit., XIX, Bibliothèque augustinienne, p. 165 ; Sellier Ph., Pascal et saint Augustin, p. 260 sq. ; Laporte J., La doctrine de Port-Royal, I, p. 132 sq. Pascal traite ce problème à propos des stoïciens dans la liasse Philosophes des Pensées, Laf. 142, Sel. 175, et la quatrième Provinciale. Arnauld en parle dans sa Seconde apologie de M. Jansénius, III, XVIII, Œuvres, XVII, p. 321 sq. : « Qui oserait dire que ceux-là aient agi par le mouvement de cet amour divin, que l’Écriture nous témoigne avoir été dans une ignorance profonde du vrai Dieu ; avoir été sans Dieu en ce monde, comme dit saint Paul, Sine Deo in hoc mundo ? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît point ; et n’est-ce pas de ces païens que le prophète roi dit : Répandez votre colère sur les nations qui ne vous connaissent point, et sur les royaumes qui n’adorent point votre nom ? Il doit donc demeurer pour constant et pour assuré que toutes les actions de cette infinité de païens, qui ont vécu dans l’ignorance du vrai Dieu, n’ont pu procéder d’aucun mouvement de son amour, ni, par conséquent, être autres que des péchés ».

Arnauld en parle dans sa Seconde apologie de M. Jansénius, III, XVIII, Œuvres, XVII, p. 321 sq. Quant aux rares hommes qui « par la considération des choses visibles », se sont élevés « à la contemplation des invisibles », « la connaissance qu’ils ont eue de Dieu n’a servi qu’à les rendre pires, et à les précipiter dans des désordres horribles ; parce que l’ayant connu, ils ne l’ont pas glorifié, et ne lui ont pas rendu grâces ». On ne peut trouver aucun amour de Dieu « dans ces ingrats et dans ces superbes, qui se sont égarés dans leurs pensées et qui ont mieux aimé servir à la créature que d’adorer le créateur » : p. 321-322. En revanche, ces philosophes se sont glorifiés eux-mêmes d’avoir su trouver Dieu par le moyen de leur seule raison.

 

Et ils ne connaissent pas leur corruption.

 

Les stoïciens sont les philosophes qui ont le mieux affirmé la grandeur et la dignité de l’homme, mais de ce fait, ils ne voient pas sa misère. Et a fortiori, ils ne voient pas la leur propre.

Arnauld Antoine, Apologie pour les saints Pères, VIII, VI, p. 631-632, donne ce texte et les suivants : « Bien loin de désirer la santé de leur âme, comme un bien qui leur eût manqué, et qu’ils eussent besoin de recevoir d’ailleurs que d’eux-mêmes, ils ont enseigné avec une confiance merveilleuse que ce qu’il y a de précieux et de magnifique dans la sagesse (qui est la vraie santé de notre âme), c’est qu’elle ne nous vient point d’ailleurs, que chacun se la doit à soi-même, qu’il ne la faut point demander à autrui, et qu’elle n’aurait rien qui fût digne d’admiration, si elle dépendait du bienfait d’un autre (Seneca. Ep. 9). Bien loin d’avoir quelque mouvement de prier Dieu afin qu’il leur fît la grâce d’être vertueux, ils n’ont rien combattu avec tant de faste que ce sentiment d’humilité, ayant déclaré hautement que c’est le sentiment général de tous les hommes que nous devons demander à Dieu la bonne fortune, et nous donner à nous-mêmes la sagesse et la bonne vie (Cicero, l. 3, De nat. Deor.) ; que jamais personne ne s’est cru redevable à Dieu de sa vertu, et avec raison, parce que la vertu nous rend dignes de louanges, et c’est avec juste sujet que nous nous en glorifions : ce qui ne serait pas si elle nous venait de Dieu, et non de nous-mêmes (Cicero, ibid.). »

Pascal, Provinciale IV, 12. « Pensera-t-on que ces Philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en connussent l’infirmité, et le médecin ? Direz-vous que ceux qui soutenaient, comme une maxime assurée que Dieu ne donne point la vertu, et qu’il ne s’est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes ? »

 

S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure. Mais s’ils s’y trouvent répugnants, s’[ils] n’[ont] aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes et que pour toute perfection ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux ! Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.

 

Répugnant : voir le mot dans Laf. 733, Sel. 614, au sens de contradictoire. Il n’a pas à l’époque de Pascal le sens que nous lui donnons aujourd’hui. L’édition de Port-Royal tire le mot dans le sens du sentiment de répugnance, au sens où l’on répugne à faire quelque chose ; mais ici, le sens est plutôt contraires. En tout cas cela ne signifie pas que les stoïciens pensent que les autres les trouvent répugnants... Sellier propose hostile, mal disposé.

Perfection horrible : oxymore. Dans L’entretien avec M. de Sacy, Pascal conclut son exposé sur Épictète en taxant ses principes de « superbe diabolique ».

Sans forcer les hommes : voir plus bas sur le sens de cette expression.

Ces lignes se comprennent par le biais des notions de fin, de souverain bien et des idées augustiniennes du frui et de l’uti.

La fin d’un être, ou autrement dit son souverain bien, est ce qui constitue l’objet ultime de son action, ce vers quoi son action, sa pensée et son cœur sont tendus, et pour qui tout le reste est fait. Ce souverain bien détermine des biens extrinsèques, secondaires ou relatifs, qui sont les objets qui peuvent servir de moyens pour l’acquérir. Voir ce qu’écrit Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 1 : « Illud enim est finis boni nostri, propter quod appetenda sunt cetera, ipsum autem propter seipsum. » Voir Livre VIII, p. 259 : le souverain bien est la fin en ce sens qu’on le veut pour lui-même, et que c’est pour l’obtenir qu’on veut les autres biens. Voir Livre XIX, p. 41 : la fin de notre bien est ce en vue de quoi il faut désirer les autres biens, mais qui lui-même doit être désiré pour lui-même.

La fin détermine le sens et la valeur des choses qui ne sont pas elle. Ce qui n’est pas la fin dernière peut soit permettre de l’acquérir, soit s’opposer à son acquisition : pour qui s’attache à une fin dernière, ce qui lui en favorise l’acquisition apparaît comme un bien, ce qui s’y oppose apparaît comme un mal.

Le souverain bien est l’objet d’une jouissance, ce que désigne le verbe latin frui. En revanche, les biens secondaires ne sont que des biens utilitaires, c’est-à-dire dont on se sert pour obtenir l’autre. On use (en latin uti) des choses pour acquérir le souverain bien dont on veut jouir (frui).Sur cette distinction essentielle dans la doctrine augustinienne, voir saint Augustin, De doctrina christiana, I, 4, n. 4, Bibliothèque augustinienne, t. 11/2, et note p. 558-561 ; et saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 1. p. 127. Voir également les explications de Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 152 sq. Comme l’écrit Pascal dans le fragment Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738), la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses ; tout ce qui nous empêche d’y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures, quoique bonnes, seront ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est l’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.

En principe, la vraie fin pour laquelle tout doit être fait ne peut être que Dieu, et tous les êtres qui ne sont pas Dieu ne peuvent être considérés que comme des moyens pour servir la volonté divine. C’est dans ce sens que, dans la Lettre de Pascal sur la mort de son père, OC II, p. 853 sq., Pascal écrit que la fin de la volonté divine étant posée, on appelle mal ce qui rend victime du diable et bien ce qui rend victime de Dieu. C’est aussi le sens de la Prière de Pascal pour demander à Dieu le bon usage des maladies, OC IV, p. 998-999, § II, de prier Dieu de permettre au malade de faire de son mal un moyen pour se rapprocher de lui.

Les philosophes semblent par certains côtés être à la règle qui veut que Dieu soit pris comme dernière fin, dans la mesure où les stoïciens, par exemple, méprisent les biens de la terre et ne les tiennent jamais pour objet de leur désir, comme le fait le vulgaire. Comme Pascal l’écrit dans L’entretien avec M. de Sacy, le stoïcien Épictète le rappelle à ses disciples : « Épictète […] est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse » : éd. P. Mengotti et J. Mesnard, p. 93.

Mais en réalité les stoïciens ne prennent pas vraiment ni sincèrement Dieu comme fin dernière. Sous couleur de prendre Dieu comme fin, c’est eux-mêmes qu’en réalité ces philosophes posent comme fin : ils méprisent les biens de la terre, mais les désirent comme hommages et marques de vénération pour eux-mêmes. Voir Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, p. 134.

Car le fait même qu’ils se soient montrés capables de mépriser les biens extérieurs et de tourner l’esprit des hommes vers Dieu est pour eux non pas une raison de s’humilier devant lui, mais au contraire de se glorifier eux-mêmes d’y être parvenus. Arnauld, dans son Apologie pour les saints Pères, VIII, VI, p. 631-632, écrit : « Bien loin de désirer la santé de leur âme, comme un bien qui leur eût manqué, et qu’ils eussent besoin de recevoir d’ailleurs que d’eux-mêmes, ils ont enseigné avec une confiance merveilleuse que ce qu’il y a de précieux et de magnifique dans la sagesse (qui est la vraie santé de notre âme), c’est qu’elle ne nous vient point d’ailleurs, que chacun se la doit à soi-même, qu’il ne la faut point demander à autrui, et qu’elle n’aurait rien qui fût digne d’admiration, si elle dépendait du bienfait d’un autre (Seneca. Ép. 9). Bien loin d’avoir quelque mouvement de prier Dieu afin qu’il leur fît la grâce d’être vertueux, ils n’ont rien combattu avec tant de faste que ce sentiment d’humilité, ayant déclaré hautement que c’est le sentiment général de tous les hommes que nous devons demander à Dieu la bonne fortune, et nous donner à nous-mêmes la sagesse et la bonne vie (Cicero, l. 3, De nat. Deor.) ; que jamais personne ne s’est cru redevable à Dieu de sa vertu, et avec raison, parce que la vertu nous rend dignes de louanges, et c’est avec juste sujet que nous nous en glorifions : ce qui ne serait pas si elle nous venait de Dieu, et non de nous-mêmes (Cicero, ibid.). »

Les chefs des écoles philosophiques de l’Antiquité se présentent comme des sages si parfaits qu’ils sont censés attirer une admiration et une révérence quasi religieuses. Chez les stoïciens, les fondateurs de la secte, Zénon de Citium (voir Philosophes 2 (Laf. 140, Sel. 173) ou Chrysippe, ont été présentés non seulement comme de grands penseurs, mais comme des modèles de sagesse qui devaient servir de modèles à tous les « progressants ». Ils ont désiré que « les hommes s’arrêtassent à eux », les choisissent comme maîtres à penser et comme idéaux moraux, de telle sorte que, un peu comme certains chefs de sectes se présentent aujourd’hui à leurs disciples, ils en deviennent « l’objet du bonheur volontaire des hommes ». Pascal reprend sous un certain aspect la doctrine augustinienne qui veut que les sages de l’Antiquité ont été victimes de la concupiscence sous la forme de la libido dominandi intellectuelle : la sagesse et la vertu de ces maîtres de philosophie n’étaient en réalité qu’un moyen de s’attirer la vénération des hommes.

Le texte de notre fragment est même plus précis. Pascal a écrit plus haut que les stoïciens ont voulu agir sans forcer les hommes : Cette expression apparemment difficile à comprendre porte en fait l’idée directrice de tout le fragment. Ce détournement de la vénération et de l’amour qui ne sont dus qu’à Dieu, ne se fait pas par la force, qui relève de l’ordre des corps : l’ordre dont les philosophes relèvent est celui de l’esprit. Par conséquent, ces philosophes ne détournent pas l’admiration et l’amour que les hommes doivent à Dieu par la force, mais par la persuasion. Mais ce procédé n’est pas moins condamnable, car elle joue sur la liberté des hommes : la fin du fragment souligne que les philosophes « ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes » ; en d’autres termes, ils obtiennent que les hommes mettent leur liberté à se détourner de Dieu, ce qui les rend aussi coupables à son égard. Les philosophes ne sont donc pas seulement corrompus, ils sont surtout corrupteurs.

Pascal dénonce de ce fait une forme d’usurpation, car ces philosophes, en cherchant à s’attirer l’admiration des hommes, détournent à leur profit de Dieu l’amour qui devrait s’adresser à lui être réservé.

Il faut ajouter que cette manière d’attirer l’admiration volontaire des hommes sans les forcer est une caricature de la manière dont Dieu lui-même se fait aimer. Ainsi l’orgueil stoïcien est coupable en plusieurs manières : il consiste d’abord en ce que ces philosophes se posent eux-mêmes comme fin et objet de l’admiration des hommes, usurpant une place qui ne revient qu’à Dieu. D’autre part, ils rendent leurs sectateurs complices de ce retournement, et par conséquent aussi coupables qu’eux. On comprend pourquoi Pascal, à propos d’Épictète, parle de « superbe diabolique ».