Fragment Philosophes n° 5 / 8 – Papier original : RO 251-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 196 p. 61-61 v° / C2 : p. 86

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 167 / 1678 n° 1 p. 164

Éditions savantes : Faugère II, 94, XI / Havet VIII.3 / Michaut 527 / Brunschvicg 464 / Tourneur p. 215-1 / Le Guern 133 / Lafuma 143 / Sellier 176

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Bibliographie

 

ÉPICTÈTE, Les Propos d’Épictète, recueillis par Arrian auteur grec son disciple, translatés du grec en français par F. Jean de S. François, dit le P. Goulu, religieux feuillantin, dernière édition, Paris, Jean de Heuqueuille, 1630.

MESNARD Jean, “De la diversion au divertissement”, Mémorial du premier congrès international des études montaignistes, Taffard, Bordeaux, 1964, p. 123-128 ; repris dans La culture du XVIIe siècle, p. 67-73.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 220 sq.

THIROUIN Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc.. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.

 

Compléter par la bibliographie de Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168).

 

Éclaircissements

Philosophes.

Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors.

Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous.

 

Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors exprime une observation critique stoïcienne de la conduite générale des hommes, et de ce que Pascal appelle le divertissement.

Mais Divertissement ne fournit qu’une justification empirique et purement négative de la conduite des hommes : s’ils poursuivent le bonheur au-dehors, c’est que l’expérience prouve qu’ils ne le trouvent pas en eux-mêmes, parce que l’introspection leur révèle leur faiblesse et leur misère.

Dans la philosophie des stoïciens, chercher au-dehors de soi son bien et son bonheur aboutit à faire dépendre l’homme de ce qu’il ne peut pas maîtriser, ce qui rend son malheur à peu près inévitable, dès lors que le bien que l’on a trouvé à l’extérieur de soi vient à manquer.

La seconde phrase, par une variation qui paraît d’abord insensible, modifie en réalité radicalement le point de vue : d’une perspective de censure et de blâme, caractéristique des demi-habiles, on passe à une perspective de compréhension. En soulignant que c’est un instinct qui engendre la conduite de divertissement, Pascal transforme ce qui, chez les stoïciens, est une critique de la conduite ordinaire des hommes en une constatation sur la nature profonde de l’homme : c’est un instinct, c’est-à-dire une force immédiate issue de sa nature, qui fait sentir à l’homme qu’il ne se suffit pas à lui-même, et qu’il doit chercher en dehors de lui-même l’objet qui fera son bonheur. Le fragment est donc construit sur le modèle de la raison des effets : il ne faut pas croire que la recherche du bonheur hors de nous est l’effet d’une erreur ou d’une ignorance déplorable ; elle répond à un instinct qui exprime une nécessité de la nature de l’homme qui nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur hors de nous. Dans cette mesure, elle est bien fondée.

La liasse Souverain bien montrera non plus seulement cet effet, mais sa raison : si l’homme va chercher le bonheur hors de lui-même, c’est que la corruption du cœur consécutive au péché lui a fait placer son bien en lui-même, mais que rien, dans ce qu’il est ni dans ce qu’il désire, n’est en mesure de remplir l’infinité du désir que seul Dieu peut satisfaire. Il cherche donc hors de lui ce qui peut lui apporter le bonheur, sans jamais trouver quoi que ce soit de suffisant : la substitution perpétuelle d’un objet à un autre constitue la conduite du divertissement.

 

Nos passions nous poussent au‑dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux‑mêmes et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas.

 

Ces deux propositions, qui peuvent paraître paradoxales, sont en réalité essentielles pour établir rigoureusement le caractère nécessaire de l’instinct qui pousse l’homme à chercher son bonheur en dehors de lui-même.

Elles reposent sur une technique ordinaire chez Pascal, proche de celle qui, dans le fragment Divertissement 4 (Laf. 136, Sel. 168), consiste à priver successivement un joueur du jeu puis du gain, et d’en observer les effets.

Si l’on attribue la recherche au-dehors à la seule vertu attractive des objets extérieurs, on peut soutenir qu’il suffirait de les supprimer pour rendre à l’homme sa sérénité. En répondant que l’instinct qui pousse l’homme au-dehors s’impose quand même les objets ne s'offriraient pas pour les exciter, que les passions sont assez fortes pour entraîner l’homme à l’extérieur même lorsqu’il n’y a rien à poursuivre, Pascal montre que cet instinct répond à une force naturelle qui peut s’actualiser indépendamment de ces objets.

En supposant ensuite que nous n’y pensons pas, c’est-à-dire qu’aucune pensée actuelle ne s’y attache, les objets du dehors exercent malgré tout par leur seule vertu un attrait sur l’homme.

Par conséquent, même si les objets et même si la pensée effective manquent, la nature de l’homme est telle qu’elle le pousse vers le dehors.

Naturellement, la condition ordinaire de l’homme réunit en revanche, à doses différentes selon les circonstances et les individus, tout à la fois l’action des passions et l’attirance des objets.

Les deux phrases représentent deux cas d’une combinatoire à quatre combinaisons dont deux sont passés sous silence :

Présence de la pensée     Présence de l’objet     P + ~ O

Présence de la pensée     Absence de l’objet      P + O

Absence de la pensée      Présence de l’objet  ~ P + O

Absence de la pensée      Absence de l’objet   ~ P + ~ O

La première combinaison est omise à cause de son extrême évidence : si l’on pense à une chose, et qu’elle est présente, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on la désire.

La seconde combinaison répond à la première hypothèse de Pascal.

La troisième répond à la seconde hypothèse de Pascal.

Dans ces trois cas, selon Pascal, l’instinct de recherche au-dehors trouve à s’exercer.

Le dernier cas est exclu par les données du problème où il n’y aurait ni passion, ni objet, cas évidemment imaginaire.

L’idée de cette systématisation est venue à Pascal dans un deuxième temps de la rédaction, comme le montre l’addition sur les objets [qui] ne s’offriraient pas (voir la transcription diplomatique).

 

Et ainsi les philosophes ont beau dire : Rentrez‑vous en vous‑mêmes, vous y trouverez votre bien,

 

Avoir beau : voir la raison a beau crier... Beau joint à un verbe pour marquer qu’en vain on fait ce que le verge signifie ; vous avez beau dire, vous avez beau prier, vous priez vainement (Furetière).

Rentrez-vous en vous-mêmes : expression inhabituelle. On pourrait comprendre plus facilement retirez-vousSe rentrer en soi-même semble avoir un sens plus concret, et relever d’un style plus familier. Mais elle n’est attestée dans aucun dictionnaire de l’époque, ni du reste dans les dictionnaires ultérieurs.

Rentrer en soi-même, en termes stoïciens, c’est ne rechercher que ce qui dépend de soi, à l’exclusion de ce qui n’en dépend pas. C’est selon les philosophes stoïciens le seul moyen de parvenir à un bonheur assuré, puisque l’on a toujours alors à sa disposition ce qui est nécessaire au bonheur. Au contraire, lorsqu’on met sa félicité en autre chose que ce qui dépend de soi, on s’expose à tomber dans le malheur dès que cette source de satisfaction vient à manquer.

Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent rentrez au-dedans de vous-même, c'est là où vous trouverez votre repos. Et cela n'est pas vrai.

Les autres disent sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent.

Le bonheur n'est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu et hors et dans nous.

 

on ne les croit pas. Et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.

 

On ne les croit pas : c’est ce que montre l’attitude du plus grand nombre, qui se soumet au divertissement.

Ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots : vide s’entend au sens de vanité de la pensée.

 

Pour approfondir…

 

 Ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas

 

Il est curieux que cette maxime, qui est présentée ici comme le principe de la morale stoïcienne, soit absente de l’Entretien avec M. de Sacy, où elle est quasi passée sous silence. Tout au plus Pascal l’indique-t-il indirectement, en rappelant qu’Épictète veut que l’homme « soit persuadé » que Dieu « gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette à lui de bon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très grande sagesse : qu'ainsi, cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement tous les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il : « J'ai perdu cela » ; dites plutôt : « Je l'ai rendu. Mon fils est mort, je l'ai rendu. Ma femme est morte, je l'ai rendue. » Ainsi des biens et de tout le reste ». Mais du principe même qui gouverne ces préceptes, Pascal ne dit rien. Il est possible que cela marque, de sa part, un progrès dans la connaissance du stoïcisme.

Le chapitre I du premier livre des Propos d’Épictète traduits par Jean Goulu (Paris, 1630) porte le titre Des choses qui sont en notre puissance et de celles qui n’y sont pas. Voir Épictète, Entretiens, éd. Pléiade, I, I, p. 808. Voir II, XIII, p. 911 sq. ; III, XXIV, p. 1020 sq. ; IV, I, p. 1040 sq.

Épictète, Pensées.

« I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n'en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.

II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n'en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.

IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d'autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t'appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t'empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n'accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n'auras point d'ennemi, car il ne t'arrivera rien de nuisible. »

Ces maximes sont présentées dans les Propos traduits par J. Goulu, sous le titre du Manuel, sous les chapitres I et II, p. 616-617. Ch. I, Des choses qui sont en notre puissance et de celles qui n’y sont point. « Entre les choses il y en a qui sont en notre puissance, et d’autres qui n’y sont pas. L’opinion, le mouvement qui nous porte à entreprendre, le désir et la fuite, en un mot tout ce qui est proprement de notre fait, est en notre puissance. Le corps, les possessions, la réputation, les états et les dignités, pour faire court tout ce qui n’est point de notre fait, n’est point en notre puissance. Ce qui est en notre puissance de sa nature est libre, et ne peut être empêché ni défendu ; mais ce qui n’y est pas est faible, serf, aisé à empêcher et sujet à autrui ».

Ch. II, Effet de l’ignorance et connaissance des choses qui sont ou ne sont pas en notre puissance : « Souvenez-vous donc que si vous estimez libre ce qui est naturellement serf, et vôtre ce qui est à autrui, vous souffrirez des empêchements, des fâcheries et du trouble, vous accuserez les hommes et Dieu. Que si vous n’estimez vôtre que cela seul qui est à vous, et d’autrui ce qui est à autrui, personne jamais ne vous pourra forcer, personne ne vous pourra empêcher, vous ne blâmerez ni n’accuserez personne, vous ne ferez rien malgré vous, personne ne vous offensera, vous n’aurez point d’ennemi, d’autant que vous ne souffrirez rien qui vous puisse nuire ou endommager ».

Raisons des effets 18 (Laf. 100, Sel. 133) . Raison des effets.

Épictète, ceux qui disent : Vous [avez] mal à la tête.

Ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice. Et en effet la sienne était une niaiserie.

Et cependant il la croyait démontrer en disant : Ou en notre puissance, ou non.

Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur, et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.

Dossier de travail (Laf. 407, Sel. 26). Les stoïques disent rentrez au-dedans de vous-même, c'est là où vous trouverez votre repos. Et cela n'est pas vrai.

Les autres disent sortez dehors et cherchez le bonheur en un divertissement. Et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent.

Le bonheur n'est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu et hors et dans nous.

Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous‑même et n’est pas nous.

La liasse Souverain bien montre que ces deux recherches sont des recherches par défaut, c’est-à-dire qu’elles n’existent que parce qu’on ignore le vrai souverain bien, qui est à la fois en nous et hors de nous. Voir Laf. 564, Sel. 471. Ce système est analysé dans Thirouin Laurent, “Le cycle du divertissement”, in Le Pensées di Pascal : dal disegno all’edizione, Studi francesi, Rosenberg e Sellier, 143, anno XVIII, fasc. II, mai-août 2004, Rosenberg e Sellier, p. 260-272.