Fragment Philosophes n° 6 / 8 – Papier original : RO 374-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Philosophes n° 196 p. 61 v° / C2 : p. 86-87

Éditions de Port-Royal : Chap. XXI - Contrarietez estonnantes : 1669 et janv. 1670 p. 167 / 1678 n° 1 p. 164

Éditions savantes : Faugère II, 93, VII / Havet XXV.136 / Michaut 603 / Brunschvicg 360 / Tourneur p. 215-2 / Le Guern 134 / Lafuma 144 / Sellier 177

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Bibliographie

 

CANTO-SPERBER Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 560-561.

CHARRON Pierre, De la sagesse, III, 37, éd. Negroni, Paris, Fayard, 1986, p. 781.

PLUTARQUE, Du progrès moral, 75 C, cité in LONG et SEDLEY, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p. 468-469,

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 231.

LONG et SEDLEY, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 2001.

RIVAUD Albert, Histoire de la philosophie, I, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, p. 394-409.

RODIS-LEWIS Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 68 sq.

 

Éclaircissements

Ce que les stoïques proposent est si difficile et si vain.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 231.

François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, I, 3, éd. Pléiade, p. 360. « Grande folie, de vouloir être sage d'une sagesse impossible ».

Le jugement que Pascal porte sur la morale des stoïciens ressemble d’une certaine manière à celui qu’il porte sur la science de Descartes, qui est inutile et incertaine.

La forme stoïques, pour désigner les philosophes disciples de Zénon et Chrysippe, est proche du latin stoici ; la forme stoïciens a prévalu.

 

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Les stoïques posent : Tous ceux qui ne sont point au haut degré de sagesse sont également fous et vicieux,

 

Sur la morale des stoïciens, voir Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, p. 394-409, et Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, p. 68 sq.

C’est un des paradoxes stoïciens que la vertu est une diathèse. Le mot diathèse désigne un caractère, un pouvoir permanent, à la différence des facultés susceptibles de plus et de moins. On traduit parfois par habitus. Dire que la vertu est une diathèse, signifie qu’elle n’est pas susceptible de degrés. Voir Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, p. 404 : selon les stoïciens, la vertu ne comporte ni le plus ni le moins ; car le bien et la vertu ont pour condition la recta affectio, qui a quelque chose d’instantané, d’indivisible, et ne comporte pas de degrés. La vertu est ou n’est pas, comme une ligne est droite ou courbe, il n’y a pas de milieu possible. Elle se trouve toujours égale à elle-même. Au surplus, qui a une vertu les a toutes, comme dit Cicéron, De officiis, II, X, « qui unam haberet, omnes habere virtutes ». Les stoïciens considèrent que le sage a toutes les perfections, et qu’ainsi il les a souverainement.

Il en va de même pour la faute : celui qui n'a pas la vertu en est totalement privé. Les hommes qui n’ont pas ces perfections sont tous également plongés dans le vice.

Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 436. Toutes les fautes sont égales, comme le sont les actions droites. Les insensés sont tous également insensés, ayant également la même disposition. Il n’y a pas de degré dans la vertu ni dans le vice, dans le bonheur ou le malheur. Tous les hommes sont soit complètement vertueux, soit complètement vicieux, soit parfaitement heureux, soit complètement malheureux : p. 458. Il n’y a rien entre la vertu et le vice ; car comme un bâton doit être droit ou tordu, un homme doit être juste ou injuste, mais il n’est pas plus juste ou plus injuste : p. 464-465. Pour les stoïciens, tous les hommes méchants sont aussi méchants les uns que les autres, selon Alexandre d’Aphrodise, sans aucune différence, et tous ceux qui ne sont pas sages sont également méchants : p. 467.

Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 560-561.Toutes les fautes sont égales : les hommes ne peuvent pas s’excuser en disant : j’ai fait ceci, mais c’est tout de même moins grave que si j’avais fait cela ; car en la circonstance, la chose à ne pas faire était ceci, et c’est précisément celle qui a été faite.

Cette doctrine paradoxale s’explique par le fait que la vertu, selon les stoïciens, consiste en une homologia, une harmonie ou une cohérence avec la raison. Or l’harmonie rationnelle est comparable à la rectitude d’une droite, qui est ou n’est pas, et ne saurait être à moitié.

Il y a pourtant une théorie du progrès moral chez les stoïciens, notamment dans le stoïcisme tardif, qui a égard aux « commençants » et aux « progressants » : ce n’est pas parce que la vertu est un caractère radicalement hétérogène au caractère du vice, qu’il n’est pas possible de passer de l’état du vice à celui de la vertu. Mais il n’en reste pas moins que le passage de la folie du vice à la sagesse s’effectue par une rupture radicale : comme note Plutarque, Du progrès moral, 75 C, cité in Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p. 468-469, qui récuse évidemment ce paradoxe, si tel était le cas, « nous ne devrions poser aucun progrès ni la perception d’aucun progrès, si l’âme ne se débarrasse et ne se purifie pas de sa folie, mais use d’un dérèglement complet jusqu’à ce qu’elle acquière la perfection absolue. Dans ce cas, le sage s’est changé en un instant de la méchanceté la plus absolue à une disposition vertueuse insurpassable, et s’est subitement débarrassé de tous les vices qu’il n’avait pas réussi à supprimer, même en partie pendant un temps considérable.

En tout cas ce paradoxe a été fort discuté. Voir par exemple Montaigne, Essais, III, 2, De l’ivrognerie : « Le monde n'est que variété et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices : et de cette façon l'entendent à l'aventure les Stoïciens : mais encore qu'ils soient également vices, ils ne sont pas égaux en vices : et que celui qui a franchi de cent pas les limites,

Quos ultra citraque nequit consistere rectum,

ne soit de pire condition, que celui qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable : et que le sacrilège ne soit pire que le larcin d’un chou en notre jardin :

Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque,

Qui teneros caules alieni fregerit horti,

Et qui nocturnus divum sacra legerit. »

Pascal entend visiblement souligner la fausseté, voire l’absurdité de cette thèse. Ce qui doit le choquer n’est pas l’idée que le passage du vice à la vertu s’effectue par ce qu’on pourrait appeler une sorte de conversion, mais plutôt celle qu’il n’existe pas de degré dans le bien et dans le mal : les fautes, les péchés et les vices ne sont pas tous égaux, il en est de véniels comme de mortels. D’autre part, les stoïciens posent que le sage ne cesse plus, sauf circonstances exceptionnelles d’être sage. Un point essentiel de la théologie janséniste est que justement, nul n’est assuré dans sa conversion, puisque la grâce peut manquer à tout moment, selon la volonté de Dieu. Le rapprochement entre la doctrine de Chrysippe et la doctrine de la conversion brusque par la grâce est faite par Rivaud Albert, Histoire de la philosophie, I, Des origines à la scolastique, p. 404.

 

comme ceux qui sont à deux doigts dans l’eau.

 

L’image que l’on invoque pour expliquer le paradoxe de la vertu comme diathèse, comme caractère : l’homme plongé dans le vice est tout aussi vicieux qu’il soit un grand criminel ou un coupable médiocre, en ce sens qu’en tout état de cause, il n’a aucune part à la vertu. On peut se noyer aussi bien avec un centimètre d’eau au-dessus du visage qu’à une très grande profondeur. Voir Canto-Sperber Monique (dir.), Philosophie grecque, p. 560-561.

Deux doigts dans l'eau : voir Charron Pierre, De la sagesse, III, 37, éd. Negroni, p. 781, « Il y en a qui se noient à deux doigts d’eau ».

Plutarque, Des notion communes, 1063 A-B, cité in Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques, II, Les stoïciens, p. 469 : « Les stoïciens disent que de même que celui qui est dans la mer une coudée sous la surface ne se noie pas moins que celui qui a coulé de cinq cents brasses, de même ceux qui sont arrivés tout près de la vertu ne sont pas moins dans un état de vice que ceux qui en sont éloignés. Et comme les aveugles sont aveugles même s’ils vont recouvrer la vue dans peu, ainsi ceux qui sont en progrès demeurent insensés et vicieux jusqu’à ce qu’ils atteignent la vertu. »

La formule peut être illustrée de manière plaisante par un détail de la planche du Traité de l’équilibre des liqueurs, dans lequel on voir un homme plongé dans l’eau, avec un tube posé sur sa cuisse, mais dépourvu de tout moyen de respirer.