Fragment Prophéties n° 10 / 27  – Papier original : RO 249-2

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Prophéties n° 352 p. 167 / C2 : p. 200

Éditions de Port-Royal : Chap. X - Juifs : 1669 et janvier 1670 p. 79  / 1678 n° 6 p. 79-80

Éditions savantes : Faugère II, 278, XX / Brunschvicg 748 / Tourneur p. 284-4 / Le Guern 312 / Lafuma 331 / Sellier 363

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Bibliographie

 

 

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, II, Tradition et originalité dans la théologie pascalienne de la foi, Paris, Presses Universitaires de France, 1949.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Au temps du Messie ce peuple se partage.

 

Perpétuité 11 (Laf. 289, Sel. 321) : Les Juifs étaient de deux sortes. Les uns n’avaient que les affections païennes, les autres avaient les affections chrétiennes, de sorte que les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens. Les païens ne connaissent point Dieu et n’aiment que la terre, les Juifs connaissent le vrai Dieu et n’aiment que la terre, les chrétiens connaissent le vrai Dieu et n’aiment point la terre. Les Juifs et les païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens connaissent le même Dieu.

Cette distinction des spirituels et des charnels, qui était dans la liasse Loi figurative une différence imposée par l’exégèse de la Bible, revêt ici une dimension historique concrète. L’avènement du Christ a pour Pascal été marqué par des effets extraordinaires, qui ont bouleversé la nation juive. Cependant, il ne faut pas prendre cette soudaine division comme un événement ponctuel, une division politique ou religieuse soudaine : pour Pascal, comme l’explique Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, p. 502, « la coupure n’est pas historique, chronologique, mais invisible, permanente à travers la durée » : il y a toujours eu dans le peuple juif des spirituels et des charnels, mais c’est l’avènement du Christ qui a rendu cette scission manifeste.

Saint Thomas, Somme théologique, Ia IIae, Q. 107, art. 1. La loi nouvelle, p. 38 sq. Il y a des juifs spirituels sous l’Ancien Testament, mais aussi des hommes charnels sous le Nouveau.

 

Les spirituels ont embrassé le Messie,

 

Pascal ne définit nulle part les termes de spirituel et de charnel. Sur la différence entre spirituels et charnels, voir la liasse Loi figurative, et notamment le commentaire du fragment Loi figurative 25 (Laf. 270, Sel. 301).

La distinction entre des hommes spirituels et des charnels attachés à la terre est fréquente dans l’histoire des religions, notamment dans le mouvement gnostique. Voir Leisegang H., La Gnose, Paris, Payot, 1971, p. 26. La gnose distingue des hommes charnels ou sarkikoi, des hommes animaux ou psychiques et des hommes spirituels ou pneumatiques. Ces derniers forment l’Église au sens strict, l’Ecclesia. Le sens spirituel des saintes Écritures ne peut être découvert que par le spirituel, qui est lui-même capable d’habiter dans le royaume de l’Esprit ; son don pneumatique en fait le seul interprète qualifié. Les Saintes Écritures étant l’œuvre d’esprits pneumatiques, leurs auteurs les ont composées de telle sorte que leur sens mystérieux demeurât caché à quiconque ne serait pas encore mûr pour la gnose.

Saint Augustin, Confessions, Œuvres, t. 14, Bibliothèque augustinienne, p. 629 sq. C’est aux spirituels qu’est réservée l’exégèse spirituelle de l’Écriture : p. 630 sq. Les spirituels sont capables d’assimiler la nourriture de l’Écriture et de la distribuer à ceux qui leur sont inférieurs. Les charnels, incapables de saisir la profondeur des livres sacrés, en reçoivent l’enseignement par l’intermédiaire des parfaits. Les spirituels sont la race choisie, hommes nouveaux rénovés selon l’esprit, créés selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité. Ils sont capables d’un contact direct avec Dieu, d’une intelligence de l’Écriture et d’une participation spirituelle aux sacrements.

Les spirituels, selon Pascal, placent leur fin dans des réalités qui se situent au-delà des matérielles, conscients du fait que les cérémonies n’ont qu’une valeur symbolique, que les prophètes s’expriment par figures dans l’Écriture sainte, et que c’est la conversion du cœur qui est exigée.

Pascal identifie les Juifs spirituels qui ont accueilli le Christ avec les « vrais Juifs », parce qu’ils ont compris le sens profondément spirituel des prophéties messianiques. Ces « vrais Juifs » spirituels sont les héritiers des prophètes, car ils connaissent la véritable signification des Écritures.

Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319). Qui jugera de la religion des Juifs par les grossiers la connaîtra mal. Elle est visible dans les saints livres et dans la tradition des prophètes, qui ont assez fait entendre qu’ils n’entendaient pas la loi à la lettre. Ainsi notre religion est divine dans l’Évangile, les apôtres et la tradition, mais elle est ridicule dans ceux qui la traitent mal.

Le Messie selon les Juifs charnels doit être un grand prince temporel. J.-C. selon les chrétiens charnels est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner des sacrements qui opèrent tout sans nous ; ni l’un ni l’autre n’est la religion chrétienne, ni juive.

Les vrais juifs et les vrais chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les ferait aimer Dieu et par cet amour triompher de leurs ennemis.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, p. 398. À la plupart des Juifs, qui étaient charnels, s’opposent les vrais Juifs, conformes à la vérité de la religion juive, qui ne fait qu’un avec la vérité chrétienne.

Preuves par les Juifs III (Laf. 453, Sel. 693). Pour montrer que les vrais Juifs et les vrais chrétiens n’ont qu’une même religion.

[...] Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu et non d’Abraham.

L’arrivée du Christ a suscité selon Pascal un puissant mouvement de foi et de charité, qui a rendu pleinement visible la nature des Juifs spirituels.

Le fragment Prophéties 17 (Laf. 338, Sel. 370) décrit le renouvellement extraordinaire de la foi qui a marqué la venue du Christ : les prophètes avaient annoncé qu’en la quatrième monarchie, avant la destruction du second temple, avant que la domination des Juifs fût ôtée en la soixante-dixième semaine de Daniel, pendant la durée du second temple les païens seraient instruits et amenés à la connaissance du Dieu adoré par les Juifs, que ceux qui l’aiment seraient délivrés de leurs ennemis, remplis de sa crainte et de son amour ; c’est ce qui s’est en effet produit : il est arrivé qu’en la 4e monarchie avant la destruction du second temple etc. les païens en foule adorent Dieu et mènent une vie angélique. Les filles consacrent à Dieu leur virginité et leur vie, les hommes renoncent à tous plaisirs. Ce que Platon n’a pu persuader à quelque peu d’hommes choisis et si instruits une force secrète le persuade à cent milliers d’hommes ignorants, par la vertu de peu de paroles. Les riches quittent leurs biens, les enfants quittent la maison délicate de leurs pères pour aller dans l’austérité d’un désert, etc. [...] Qu’est-ce que tout cela ? c’est ce qui a été prédit si longtemps auparavant ; depuis deux mille années aucun païen n’avait adoré le Dieu des Juifs et dans le temps prédit la foule des païens adore cet unique Dieu. Ces événements dépassent du reste le peuple juif, et connaissent d’amples répercussions dans le monde païen : la foule des païens après J.-C. croit les livres de Moïse et en observe l’essence et l’esprit et n’en rejette que l’inutile.

 

 les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins.

 

Grossier : se dit figurément en choses spirituelles et morales. Les sauvages sont grossiers et mal polis. Il y a des esprits si grossiers qu’on ne leur peut rien apprendre. Les artisans sont bien grossiers à comparaison des gens de cour (Furetière).

Pour fixer les idées on peut dire qu’il appelle charnels les hommes qui sont attachées aux réalités qui appartiennent à l’ordre des corps pris au sens large : l’attachement aux objets de leurs passions, aux formes et aux cérémonies du culte, la compréhension du sens littéral des prophéties en sont les caractères principaux.

Sur l’origine et le sens des termes de grossier, d’injuste et de charnel chez saint Augustin, voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 502, n. 18. Grossier traduit rudis, employé souvent dans la même acception chez saint Augustin et chez Pascal. Sur carnalis, voir la note p. 503. Voir l’étude que Philippe Sellier consacre au peuple, aux charnels et aux grossiers, p. 508-516. La liste des fragments où Pascal relève les biens charnels attendus par les Juifs est fournie p. 508, note 47.

Les Juifs charnels qui attendaient un Messie charnel selon Perpétuité 8 (Laf. 286, Sel. 318), correspondent aux adorateurs de bêtes dans le paganisme, et aux chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu parmi les chrétiens (Pascal semble ici faire allusion aux fidèles qui suivent les casuistes contre lesquels il a parlé dans les Provinciales ; mais l’idée est naturellement beaucoup plus large : les chrétiens grossiers ont largement précédé les casuistes dans l’histoire : sous des formes différentes, ils sont de tous les temps).

Perpétuité 11 (Laf. 289, Sel. 321). Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les chrétiens et les païens. Les païens ne connaissent point Dieu et n’aiment que la terre, les Juifs connaissent le vrai Dieu et n’aiment que la terre, les chrétiens connaissent le vrai Dieu et n’aiment point la terre. Les Juifs et les païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens connaissent le même Dieu.

Les Juifs étaient de deux sortes. Les uns n’avaient que les affections païennes, les autres avaient les affections chrétiennes.

Dans le peuple juif, les grossiers et charnels ont refusé le Christ, l’ont persécuté et ont obtenu sa condamnation et sa mort. La raison pour laquelle ils n’ont pas reconnu le Messie en Jésus-Christ tient au fait que ce dernier ne remplissait pas leur attente des biens terrestres : voir Perpétuité 9 (Laf. 287, Sel. 319) : Le Messie selon les Juifs charnels doit être un grand prince temporel.

Cependant les Juifs charnels qui ont refusé le Christ lui servent malgré eux de témoins, car leur refus était prédit par les prophètes, de sorte qu’ils confirment qu’il est bien le Messie.

Laf. 593, Sel. 493. Les Juifs le refusent mais non pas tous ; les saints le reçoivent et non les charnels, et tant s’en faut que cela soit contre sa gloire que c’est le dernier trait qui l’achève. Comme la raison qu’ils en ont et la seule qui se trouve dans tous leurs écrits, dans le Talmud et dans les rabbins, n’est que parce que Jésus-Christ n’a pas dompté les nations en main armée. Gladium tuum potentissime. N’ont-ils que cela à dire ? Jésus-Christ a été tué, disent-ils, il a succombé et il n’a pas dompté les païens par la force. Il ne nous a pas donné leurs dépouilles. Il ne donne point de richesses, n’ont-ils que cela à dire ? C’est en cela qu’il m’est aimable. Je ne voudrais pas celui qu’ils se figurent. Il est visible que ce n’est que le vice qui leur a empêché de le recevoir et par ce refus ils sont des témoins sans reproche, et qui plus est par là ils accomplissent les prophéties.

Le caractère charnel des Juifs fait que leur attachement aux Écritures ne saurait être suspect de vouloir favoriser le sens spirituel des prophéties, puisqu’ils l’ignoraient : ils conservent précieusement les prophéties, mais ils n’en connaissent pas le véritable sens. C’est pourquoi Pascal soutient qu’ils sont des témoins irréprochables. Havet, éd. des Pensées, II, Delagrave, 1866, p. 41, signale le sens juridique du mot reprocher : ce sont des témoins qui ne peuvent être récusés.

Prophéties V (Laf. 488, Sel. 734). Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir pour Messie, lui ont donné la dernière marque du Messie. Et en continuant à le méconnaître ils se sont rendus témoins irréprochables. Et en le tuant et continuant à le renier ils ont accompli les prophéties.

On retrouve ici un point important de la liasse Loi figurative, développé aussi dans le fragment Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738) : Raison pourquoi figures. [...] C’est pour cela que les prophéties ont un sens caché, le spirituel, dont ce peuple était ennemi, sous le charnel dont il était ami. Si le sens spirituel eût été découvert ils n’étaient pas capables de l’aimer et ne pouvant le porter ils n’eussent point eu le zèle pour la conservation de leurs livres et de leurs cérémonies et s’ils avaient aimé ces promesses spirituelles et qu’ils les eussent conservées incorrompues jusqu’au Messie leur témoignage n’eût point eu de force puisqu’ils en eussent été amis.