Fragment Rabbinage n° 3 / 3 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Rabbinage n° 319 p. 143 v° / C2 : p. 174

Éditions savantes : Faugère II, 208, XXXI / Havet XXV.144 / Michaut 546 / Brunschvicg 446 (note) / Sellier 310

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Bibliographie

 

 

BOSSUET, Discours sur l’histoire universelle, Part. II, ch. XXIV, in Œuvres, éd. Velat et Champailler, Pléiade, Gallimard, 1961, p. 892.

COHEN A., Le Talmud, Paris, Payot, 1976.

FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989.

GROTIUS Hugo, De veritate religionis christianae, V, XX.

MARTINUS Raymundus, Pugio fidei Raymundi Martii ordinis praedicatorum adversus Mauros et Judaeos [...], Paris, M. et J. Henault, 1651.

 

Éclaircissements

 

Le fragment pose un problème d’interprétation. Signifie-t-il que le fait qu’il y ait deux Messies figure parmi les principes des rabbins, ou s’agit-il de deux notes disjointes ? Les Copies ne permettent pas d’en décider sûrement, mais il semble que Pascal veut dire qu’il s’intéresse à l’un des principes des Juifs qui lui permettra de trouver une preuve des deux Testaments à la fois.

 

Principes des rabbins. Deux Messies.

 

Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, p. 76. Renseignements donnés dans le Pugio Fidei pour l’interprétation des mamelles de l’épouse dans le Cantique des cantiques : « ce sont », selon les rabbins, deux messies, « deux sauveurs qui viendront à ton secours, le Messie fils d’Ephraïm et le Messie fils de David, semblables à Moïse et Aaron fils de Jocabed, qui furent semblables à deux faons, jumeaux de la même biche ». Le Pugio sur la multiplicité des Messies auxquels ont cru les Juifs : p. 77 sq.

La source de cette duplication du Christ est connue par le Pugio fidei de Raymond Martin. Voir Pugio fidei, P. III, Dist. III, Ch. XI, § XIII, p. 329 sq.

« Caeterum quoniam de Messia filio Joseph facta est mentio, sciendum est quod Judaei duos adhuc Messias delirant esse venturos, primum vocant Messiam filius Joseph quia de tribu Joseph credunt esse nasciturum : alterum vero, quem credunt majorem, et digniorem, vocant Messiam filium David eo quod se semine ejus nasciturus sit : primum credunt moriturum ; alterum vero in perpetuum regnaturum, et nunquam moriturum. »

Tr. : « Cependant, puisqu’il a été question du Messie fils de Joseph, il faut savoir que les Juifs extravaguent au point de croire qu’il leur viendra deux Messies, dont ils appellent le premier fils de Joseph parce qu’ils croient qu’il naîtra dans la tribu de Joseph, et l’autre, qu’ils croient supérieur en grandeur et en dignité, qu’ils appellent fils de David parce qu’il naîtra de la semence de David ; ils croient que le premier mourra, mais que le second règnera éternellement et ne mourra jamais. »

Ibid. Ch. XI, § XIV, p. 330-331.

Duo Judaeorum Messiae reipsa unus. « Satis igitur congrue ponendum videtur quod traditiones reperiuntur apus illos quibus evidenter ostenditur [idem] [En marge : eundem] fuisse apud Patres Judaeorum antiquos Messiam filium Joseph, et Messiam filium David ».

Tr. : Deux Messies des Juifs, en réalité un seul. « il semble que l’on peut adéquatement poser que l’on peut reconnaître des traditions parmi eux, par lesquelles on montre avec évidence qu’il y a eu chez les anciens pères des Juifs un Messie fils de Joseph et fils de David ».

Et plus bas :

« Cum dicitur Judaeis, unde talis, ac tanta vestra potest esse perversitas quod sine alia Prophetae alicujus auctoritate hoc expresse dicente duos Messias venturos esse contenditis ; Dominum vero Jesum, de qui tam expresse locuti sunt Prophetae, Messiam esse negatis ? Respondent, Nihil aliud de hac opinione certitudinis nisi dictum magistrorum suorum quibus credere debent, etsi dicant dextram esse sinistram, et e converso. Quibus dicendum quod cum rabbinii sui in multis, ut in sequentibus suo loco dicetur, reperiantur falsiloqui, et maxime in re huic rei tam simili, videlicet, in eo quod duos falsarios Ben Cosbam scilicet, et Bar Cosba, Domino nostro Jesu Christo reprobato, Messias esse dixerunt, nullatenus eis in hoc aliquis sani capitis credere debet, praecipue si has duas traditiones quae praemissae sunt legerit, in quibus, ut dictum est, evidenter ostenditur eundem esse Messiam filium David, et filium Joseph. »

Tr. : « Quand on dit aux Juifs : d’où vient que votre perversité puisse être telle que sans aucune autorité prophétique pour le déclarer expressément, vous souteniez que deux Messies viendront, mais que vous niez le Seigneur Jésus, dont les prophètes ont parlé en termes si exprès, ils répondent qu’ils ne doivent rien croire de la certitude de cette opinion en dehors de ce qu’ont dit leurs maîtres, même s’ils disent que la droite est la gauche et vice versa. Il faut leur dire que comme leurs rabbins ont été reconnus menteurs en beaucoup de choses, comme il sera dit en son lieu, et surtout en un sujet si semblable à celui-ci, savoir que les deux imposteurs Ben Cosba et Bar Cosba, après avoir réprouvé notre Jésus-Christ, se sont dits Messies, en aucun cas quiconque est de bon jugement ne doit les croire, surtout s’il a lu les deux traditions qui ont été annoncées, dans lesquelles, comme il est dit, il est montré avec évidence que le même Messie est fils de David et fils de Joseph. »

Ibid. Ch. XI, § XV, p. 332.

« Porro Dominus noster Jesus Christus uterque fuit, fuit quippe filius Joseph sponsi matris suae, non quidem carne, sed educatione sive nutritione : probatum est enim supra paragrapho IX capituli 9, quod quicunque nutrit, vel instruit filium alicujus, perinde habet Scriptura ac si gigneret eum. Filius fuit etiam David secundum carnem ratione gloriosae Virginis MARIAE quam per crebram famam constat fuisse de semine David [...] ».

Tr. : « En outre, Notre Seigneur Jésus-Christ a été les deux, savoir fils de Joseph, époux de sa mère, non pas selon la chair, mais selon l’éducation et la nourriture : il a été en effet prouvé ci-dessus, au paragraphe IX du chapitre 9, que celui qui nourrit et éduque le fils de quelqu’un, l’Écriture le considère comme son géniteur. Et il est fils de David selon la chair de la glorieuse Vierge Marie, qu’une fréquente renommée déclare de la race de David. »

On trouve encore des indications dans la troisième partie du Pugio fidei :

Pugio fidei, P. III, Dist. III, Ch. XII, § XVIII, p. 710 sq.

« Duo Messiae Judaeis venturi finguntur. Imo quod majoris insaniae, atque dementiae est, ac caecitatis majoris, duos Messias delirant sibi venturos, unum videlicet de Ephraïm, et alium de David eo quod in Cant. 4. v. 5. & 7. v. 3 taliter sit scriptum : [...] Duo ubera tua sicut duo hinnuli gemelli. Idem in Targum : [...] Duo salvatores tui qui venturi sunt ad salvandum te, Messias filius David, & Messias filius Ephraim similes Moysi, & Aaroni filiis Iocabed, qui similes fuerunt duobus hinnulis gemellis damulae. Ecce quo vento insaniae moti sunt Iudaei ad credendum duos Messias fore sibi venturos. Cum autem hoc nec ista scriptura, nec alia cui oporteat credere dixerit ; patet eos insanire, & immensa fatuitate esse creatos [corr. Marginale : caecatos]. Duo enim ubera Synagogae, de quibus hic locutus est Salomo Cantic. Cant. c. 4. v. 5. [...] Duo ubera ; hi sunt Moyses et Aaron ».

Trad. : « Mais ce qui atteint le fond de la folie et de la démence, et le fond de l’aveuglement, ils extravaguent en disant que deux Messies viendront, savoir l’un d’Ephraïm, et un autre de David, parce qu’il est ainsi écrit dans le Cantique 4, v. 5, et 7, v.3 : [...] Tes seins sont comme des faons jumeaux. Et de même dans le Targum : Ce sont deux sauveurs qui viendront te sauver, le Messie fils de David, et le Messie fils d’Ephraïm, semblables à Moïse et Aaron fils de Jocabed, qui ont été semblables à des faons jumeaux nés d’une biche. Voilà par quel vent de folie les Juifs sont emportés qu’il leur viendra deux Messies. Mais comme cela, ni cette écriture, ni une autre à laquelle il soit nécessaire de croire ne l’a dit, il est évident qu’ils délirent et qu’ils sont aveuglés par une immense sottise ».

Les deux seins en question dans le Cantique des Cantiques sont Moïse et Aaron, et non deux Messies.

Grotius a recueilli le même écho : voir De veritate religionis christianae, V, XX. « Les anciens Docteurs Juifs étaient donc beaucoup plus raisonnables que ceux d’aujourd’hui, lorsqu’ils avouaient que tout ce Chapitre regarde le Messie. Cet aveu, et le respect de l’Antiquité, ont obligé quelques Juifs modernes de feindre deux Messies, l’un, disent-ils, fils de Joseph qui devait souffrir beaucoup de maux, et même une mort sanglante ; et l’autre, qui sera fils de David, qui régnera glorieusement ; et dont toutes les entreprises auront un très heureux succès. Mais on sent bien que c’est là une pure défaite, et qu’il eût été bien plus naturel et plus conforme aux oracles des Prophètes, de reconnaître un seul Messie, à qui mille traverses terminées par le dernier supplice, ouvriraient un chemin à la royauté. C’est ce que nous croyons à l’égard de Jésus-Christ, et c’est aussi ce que l’événement a parfaitement confirmé. »

Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, Part. II, ch. XXIV, in Œuvres, éd. Velat et Champailler, Pléiade, Gallimard, 1961, p. 892. Deux Messies : voir Talmud, Traité Succa et Comm. sive Paraph. sup. Cant., VII, 3 (réf. de Bossuet) : l’un souffrant et l’autre plein de gloire ; l’un mort et ressuscité, l’autre toujours heureux et toujours vainqueur ; l’un à qui conviennent les passages où il est parlé de faiblesse, l’autre pour les passages sur la grandeur. L’un fils de Joseph, l’autre fils de David. Les Juifs ne comprennent pas que le Messie devait être affligé avant d’être triomphant.

Grotius, tout comme Bossuet, renvoie au traité Succa (Sukka, Soukkah) du Talmud.

Contrairement à ces sources, Pascal ne semble pas avoir eu l’intention de réfuter l’affirmation de deux Messies par les rabbins, pour établir que Jésus-Christ est à la fois fils de Joseph et de David.

L’idée que les Juifs attendaient deux Messies, l’un misérable, l’autre glorieux, entre plutôt dans son programme de Preuve des deux testaments à la fois. Le fragment Loi figurative 29 (Laf. 274, Sel. 305), affirme bien que parmi les principes des rabbins, on trouve qu’il y a deux avènements du Messie, glorieux ou abject selon leur mérite. Mais il s’agit pour Pascal de confirmer que les prophètes n’ont prophétisé que du Messie, mais que les Juifs n’ont pas compris que les attributs de grandeur et de misère coexisteraient en un même Messie. Le fragment Loi figurative 12 (Laf. 256, Sel. 288) le confirme : Les Juifs charnels n’entendaient ni la grandeur, ni l’abaissement du Messie prédit dans leurs prophéties. Ils l’ont méconnu dans sa grandeur prédite, comme quand il dit que le Messie sera seigneur de David, quoique son fils et qu’il est devant qu’Abraham et qu’il l’a vu. Ils ne le croyaient pas si grand qu’il fût éternel, et ils l’ont méconnu de même dans son abaissement et dans sa mort. Le Messie, disaient-ils, demeure éternellement et celui-ci dit qu’il mourra. Ils ne le croyaient donc ni mortel, ni éternel ; ils ne cherchaient en lui qu’une grandeur charnelle. » Mais de ce fait, il s’agit non pas de détruire les « principes des rabbins », mais de s’en servir comme preuve « des deux testaments à la fois.