Fragment Raisons des effets n° 10 / 21 - Papier original :  RO 231-5

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 121 p. 33 v° / C2 : p. 51

Éditions savantes : Faugère I, 220, CXXXIII / Havet XXIV.90 / Brunschvicg 336 / Tourneur p. 190-3 / Le Guern 84 / Lafuma 91 / Sellier 125

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie de Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124).

 

 

Éclaircissements

 

 

Raison des effets.

Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple.

 

Sur la pensée de derrière la tête, voir Raisons des effets 9 (Laf. 90, sel. 124).

Il faut : on peut hésiter entre deux sens, dont l’un répond à un impératif moral, on doit et l’autre à une nécessité de fait, il faut bien.

Sur le genre de la maxime, voir la dossier sur la Maxime et le fragment Laf. 540, Sel. 458.

Un exemple de la manière dont on doit parler au peuple et comme le peuple est donné dans le fragment Misère 15 (Laf. 66, Sel. 100). Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice.

 

Les habiles sont capables de dissocier l’être et l’apparence : ils savent qu’il n’y a pas de rapport entre la situation sociale et la nature personnelle des grands, mais ils n’en concluent pas pour autant que ceux-ci sont méprisables, ils ont compris que leur habit et leur entourage est une force (Raisons des effets 8 - Laf. 89, Sel. 123), à laquelle convient un respect extérieur. Ils gardent donc pour eux, par ce que Pascal appelle la pensée de derrière, le jugement qu’ils font de la valeur personnelle des princes, et sans les considérer comme naturellement supérieurs, ils accordent aux grands de naissance les marques de respect social que demande leur condition, sans y attacher pour autant d’estime intérieure. Comme l’indique le Second discours sur la condition des grands, « aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs ». De ce fait, ils parlent et agissent de la même manière que le peuple, qui, dans sa naïveté, honore aussi les grands, quoique pour de mauvaises raisons.

Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 127 sq. L’habile et la pensée de derrière. Voir aussi p. 92 sq., « Secret, dissimulation et art de persuader chez Pascal ».

Marin Louis, La critique du discours, Paris, Minuit, 1975, p. 390 sq. Le discours de l’habile ou la position pascalienne de discours.

Gassendi Pierre, Exercitationes paradoxicae adversus aristoteleos, Dissertation en forme de paradoxes contre les aristotéliciens, éd. Rochot, Vrin, Paris, 1959, p. 84, cite Aristote : s’il faut parler, que ce soit comme la foule ; mais s’il faut donner un avis, que ce soit comme le petit nombre.

Mersenne Marin, Questions harmoniques, Question I, éd. Pessel, p. 120, mentionne le conseil d’Aristote : « loquendum ut multi, sentiendum ut pauci ».

Parmentier Bérengère, Le siècle des moralistes, Paris, Seuil, 2000, p. 300 sq., note le fait que la pensée de derrière, comme scission de la pensée privée et de l’expression publique, n’implique pas d’hypocrisie, c’est pour les moralistes une manière de conserver leur quant-à-soi, et de préserver leur autonomie de jugement : p. 303 sq.

Les parfaits chrétiens pratiquent aussi la pensée de derrière, mais pour d’autres motifs que les habiles. Voir Raisons des effets 9 (Laf. 90, Sel. 124).

Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 207, souligne que cela illustre la maxime de Raisons des effets 2 (Laf. 81-82, Sel. 116), La sagesse nous envoie à l’enfance. Nisi efficiamini sicut parvuli. Les chrétiens parfaits se rencontrent avec les simples. La pensée de derrière répond ainsi au fond à une maxime évangélique.

 

Pour approfondir…

 

 For intérieur, for extérieur, discours intérieur, discours extérieur

 

L’idée de pensée de derrière la tête trouve son origine dans la distinction classique depuis Aristote du discours intérieur qui répond au for intérieur et du discours extérieur qui correspond au for extérieur.

Aristote, Organon, III, Anal. II, livre I, 10, éd. Tricot, Paris, Vrin, 1971, p. 57. « Je dis qu’on doit nécessairement croire, parce que la démonstration, pas plus que le syllogisme, ne s’adresse au discours extérieur, mais au discours intérieur de l’âme. On peut en effet toujours trouver des objections au discours extérieur, tandis qu’au discours intérieur on ne le peut pas toujours ».

Cette idée a été reprise dans la Logique de Port-Royal : Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, IV, VI, éd. Descotes, p. 549. La démonstration regarde le discours intérieur et non l’extérieur.

« Mais plusieurs ne comprennent pas assez en quoi consiste cette clarté et cette évidence d’une proposition. Car premièrement, il ne faut pas s’imaginer qu’une proposition ne soit claire et certaine, que lorsque personne ne la contredit ; et qu’elle doive passer pour douteuse, ou qu’au moins on soit obligé de la prouver, lorsqu’il se trouve quelqu’un qui la nie. Si cela était, il n’y aurait rien de certain ni de clair, puisqu’il s’est trouvé des philosophes qui ont fait profession de douter généralement de tout, et, qu’il y en a même qui ont prétendu qu’il n’y avait aucune proposition qui fût plus vraisemblable que sa contraire. Ce n’est donc point par les contestations des hommes qu’on doit juger de la certitude ni de la clarté ; car il n’y a rien qu’on ne puisse contester, surtout de parole : mais il faut tenir pour clair ce qui paraît tel à tous ceux qui veulent prendre la peine de considérer les choses avec attention, et qui sont sincères à dire ce qu’ils en pensent intérieurement. C’est pourquoi il y a une parole dans Aristote de très grand sens, qui est que la démonstration ne regarde proprement que le discours intérieur, et non pas le discours extérieur ; parce qu’il n’y a rien de si bien démontré qui ne puisse être nié par une personne opiniâtre, qui s’engage à contester de parole les choses mêmes dont il est intérieurement persuadé : ce qui est une très mauvaise disposition, et très indigne d’un esprit bien fait, quoiqu’il soit vrai que cette humeur se prend souvent dans les écoles de philosophie, par la coutume qu’on y a introduite de disputer de toutes choses, et de mettre son honneur à ne se rendre jamais, celui-là étant jugé avoir le plus d’esprit qui est le plus prompt à trouver des défaites pour s’échapper ; au lieu que le caractère d’un honnête homme est de rendre les armes à la vérité, aussitôt qu’on l’aperçoit, et de l’aimer dans la bouche même de son adversaire. »

 

Pascal, faisant l’éloge de l’habile, reprend aux libertins un thème qui leur est cher. Il emploie un procédé de la pensée libertine dans une stratégie anti-libertine.

C’est souvent une idée soutenue par les esprit libertins qu’il faut être à la fois différent du peuple et agir comme le peuple, pratiquant ce que J.-P. Cavaillé a appelé la dissimulation : voir Cavaillé Jean-Pierre, Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. Voir le dossier sur le libertinage sur ce point.

Voir Adam Antoine, Les libertins du XVIIe siècle, p. 155, sur G. Patin. Voir aussi p. 124, sur La Mothe Le Vayer, De la divinité, l’exemple de l’écartement d’esprit, « façon de philosopher indépendante », contre le torrent de la multitude.