Fragment Raisons des effets n° 14 / 21 - Papier original : RO 232-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 125 et 126 p. 35 / C2 : p. 52-53

Éditions savantes : Faugère I, 179, VI / Havet V.12 / Brunschvicg 316 / Tourneur p. 192 / Le Guern 88 / Lafuma 95 / Sellier 129

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Bibliographie

 

 

ARNAULD Antoine et NICOLE Pierre, La logique (1664), III, XIX, § VII, éd. D. Descotes, p. 501.

FORCE Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 223 sq.

GOLDMANN Lucien, Le dieu caché, NRF, Paris, Gallimard, p. 311-312.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 201.

MOLINO Jean, "La raison des effets", Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, P. U. F., 1997, p. 130 sq.

THIROUIN Laurent, "Raison des effets : un bilan sémantique", Courrier du Centre International Blaise Pascal,

n° 20, 1998, p. 8-15. Voir p. 41.

THIROUIN Laurent, "Éclats de rire pascaliens", in J. Dagen et A. S. Barrovecchio (dir.), Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390.

 

 

Éclaircissements

 

Opinions du peuple saines.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993, p. 201, pense que Pascal avait d’abord choisi comme titre Opinions du peuple saines pour la liasse Raisons des effets ; c'est ce titre en effet qui figure sur la table des matières des Copies, juste avant  "Raisons des effets", et qui a été barré. Une autre hypothèse, proposée par Proust Gilles, “Les Copies des Pensées” in Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 32, 2010, p. 20, consiste à envisager que Opinions du peuple saines ait pu être une liasse indépendante, avant d’être fondue en une seule avec Raisons des effets. Seul ce dernier titre aurait été retenu par Pascal.

Pascal joue sur l’homophonie entre vaine et saine.

Raisons des effets 11 (Laf. 92, Sel. 126). Raison des effets. Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.

Raisons des effets 19 (Laf. 101, Sel. 134). Le peuple a les opinions très saines.

 

Être brave n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi.

 

Vain a ici le sens de soucieux de son apparence, en même temps que vide. Pascal écrit pas trop vain, sans doute au sens de pas si vain qu’on le dit.

Brave : bien mis, bien habillé, brillamment mis, vêtu de beaux habits. Le mot peut avoir un sens moral : qui fait belle figure, qui brille dans son art, est habile en son genre, excellent dans sa profession. Il indique en ce cas l’honnêteté, le savoir, la sagesse, mais aussi le courage. Le mot se prend en mauvaise part, pour parler d’un bretteur ou d’un assassin ou d’un homme qu’on emploie à toutes sortes de méchantes actions. Il tient en ce sens de l’italien, où les spadassins et les coupe-jarrets qui font belle figure dans les mauvais coups et y excellent sont dits bravi. Condorcet annote le fragment et donne le sens de brave, bien mis.

Prendre le mot dans ce seul sens conduirait à une interprétation restreinte du texte : brave implique surtout que l’on s’attache surtout à l’extérieur, à l’effet produit sur les personnes qui jugent surtout par ce qui se voit. C’est seulement si l’on y ajoute une nuance d’ostentation, que le fait d’être brave devient une marque de vanité.

Le mot brave peut toutefois à l’époque avoir un sens militaire et belliqueux ; voir Vanité 37 (Laf. 51, Sel. 84) : je suis un brave et cela est juste. Sens belliqueux.

Braverie se trouve dans Molière, Les précieuses ridicules, au moment où Mascarille et Jodelet se font dépouiller de leur déguisement. Dans L’école des femmes, Arnolphe dit à Agnès : « Ta seule passion est d’être brave et leste. »

Le contraire de l’expression faire le brave serait se montrer lâche : voir Preuves par discours II (Laf. 427, Sel. 681). Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S’ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n’avoir pas plus de lumière, qu’ils ne le dissimulent pas : cette déclaration ne sera point honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir. Rien n’accuse davantage une extrême faiblesse d’esprit que ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu ; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles ; rien n’est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. On lit aussi dans le même fragment : Il n’y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves : voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde.

Force Pierre, Le problème herméneutique chez Pascal, Paris, Vrin, 1989, p. 223 sq., explique le caractère significatif de la raison des effets telle que Pascal la présente dans ce fragment. Être brave, c’est afficher des signes extérieurs de richesse et de force : il s’agit de manifester une force qui est réelle et effective. Cela justifie un comportement social, en montrant qu’il a pour but de signifier qu’il est légitime : être brave, c’est montrer sa force.

La raison pour laquelle le fait d’être brave n’est pas vain est expliquée dans le fragment Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123) : Cela est admirable, on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit c’est une force. C’est bien de même qu’un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a et d’admirer qu’on y en trouve et d’en demander la raison. De vrai, dit-il, d’où vient, etc.

 

C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc. Par son rabat, le fil, le passement, etc.

 

Alors que les laquais peuvent rosser un ennemi, et sont donc des agents de force, le parfumeur n’est pas signe de force. On franchit avec eux un pas dans l’abstraction : on passe aux purs signes.

Passement : tissu plat et un peu large de fil d’or, de soie, de laine, etc., qu’on met par ornement sur des habits et sur des meubles. Il se disait autrefois de la dentelle de fil que l’on mettait aux collets, aux manchettes, aux chemises, etc. Le mot a été remplacé par dentelle (Dictionnaire de l’Académie). Lyon garde sa passementerie.

 

Or ce n’est pas une simple superficie ni un simple harnais d’avoir plusieurs bras.

 

Harnais vient de Montaigne. Ce n’est pas du cheval, chez lui. C’est une métaphore. Le harnais est une pure métaphore et pas une métonymie.

Superficie : au sens de qui appartient à l’extérieur et non à l’intérieur. Le mot n’est pas nécessairement dépréciateur, comme il peut l’être en langue moderne.

Harnais : vieux mot signifiant la cuirasse, le casque, et tout l’équipage d’un cavalier pesamment armé. Harnais désigne aussi les selles, les colliers, les brides, les croupières et les traits qui servent aux chevaux soit à porter, soit à tirer (Furetière).

Un simple harnais : l’expression frappe par son caractère baroque. Port-Royal a reculé devant cette formule bizarre, qui ne se comprend que dans son contexte. C’est aussi une référence allusive au cheval du fragment Raisons des effets 8, où Pascal écrit que Montaigne est plaisant de ne pas voir qu’un homme bien habillé comparé à un autre, est comme un cheval bien enharnaché à l’égard d’un autre. Il y a plus dans le harnais que le simple outil de cavalerie : c’est un ornement significatif, qui représente une supériorité réelle. Chez l’homme, le vêtement est signe de la force.

La comparaison avec le cheval est sans doute inspirée de Montaigne, Essais, I, 42, De l’inéqualité qui est en nous, éd. Balsamo et alii, Pléiade, NRF, Gallimard, 2007, p. 281 : 

« Mais à propos de l'estimation des hommes, c'est merveille que sauf nous, aucune chose ne s'estime que par ses propres qualités. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit.

Volucrem

Sic laudamus equum, facili cui plurima palma

Fervet, et exultat rauco victoria circo,

non de son harnais : un lévrier, de sa vitesse, non de son collier : un oiseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoi de même n’estimons-nous un homme par ce qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente : tout cela est autour de lui, non en lui. Vous n’achetez pas un chat en poche : si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses hardes, vous le voyez nu et à découvert : Ou s’il est couvert, comme on les présentait anciennement aux princes à vendre, c’est par les parties moins nécessaires, afin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrêtiez principalement à considérer les jambes, les yeux, et le pied, qui sont les membres les plus utiles,

Regibus hic mos est, ubi equos mercantur, opertos

Inspiciunt, ne si facies, ut sæpe, decora

Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,

Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua cervix.

Pourquoi estimant un homme l’estimez vous tout enveloppé et empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties, qui ne sont aucunement siennes : et nous cache celles, par lesquelles seules on peut vrayement juger de son estimation. C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n’en donnerez à l’aventure pas un quatrain, si vous l’avez dépouillée. Il le faut juger par lui mesme, non par ses atours. »

Les chevaux ne font pas les braves ; voir Laf. 685, Sel. 564. Gloire. Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence, car étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé n’en cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle‑même.

Thirouin Laurent, “Éclats de rire pascaliens”, in J. Dagen et A. S. Barrovecchio, Le rire ou le modèle ? Le dilemme du moraliste, Paris, Champion, 2010, p. 363-390. Voir p. 384 sur le cheval bien enharnaché.

 

Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave, c’est montrer sa force.

 

Le texte s’achève sur deux expressions qui relèvent du style géométrique. Pascal exprime l’idée directrice du fragment sous la forme d’une définition de chose, c’est-à-dire une proposition qui constitue la conclusion d’une démonstration (sur les définitions et les propositions, voir De l’esprit géométrique). Pascal le résume sous la forme d’une proportion : la force est fonction directe du nombre de bras que l’on exhibe.

La même idée est exprimée sous une autre forme dans le fragment Raisons des effets 8 (Laf. 89, Sel. 123) : Cela est admirable, on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit c’est une force.

Goldmann Lucien, Le dieu caché, NRF, Paris, Gallimard, p. 311-312, effectue un rapprochement de ce texte avec Goethe, Marx, Hegel. Il cite le Méphisto de Faust, qui dit :

« Si je peux payer six beaux chevaux

Est-ce que leurs forces ne sont pas miennes ?

Je cours et suis un homme brave

Comme si j’avais vingt-quatre pieds. »

Mais « la perspective historique permet à Hegel et à Marx d’intégrer ces deux positions, en apparence opposées, la critique de l’ordre social et la reconnaissance de son utilité, dans l’idée d’une évolution dont cet ordre est le véhicule temporaire et qui finira par le dépasser », alors que chez Pascal, « cette perspective n’existe pas ».

 

Marin Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, P. U. F., 1997, p. 131. Ostentation de la force et vanité.

Nicole Pierre, De la faiblesse de l’homme, I, Essais de morale, éd. L. Thirouin, p. 27 sq. « L’orgueil est une enflure du cœur par laquelle l’homme s’étend et se grossit en quelque sorte en lui-même, et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d’excellence ». L’orgueil des grands est de même nature que celui des riches, et consiste dans l’idée qu’ils ont de leur force. « Un grand dans son idée n’est pas un seul homme, c’est un homme environné de tous ceux qui sont à lui, et quoi s’imagine avoir autant de bras qu’ils en ont tous ensemble, parce qu’il en dispose et qu’il les remue. Un général d’armée se représente toujours à lui-même au milieu de tous ses soldats. »

Nicole s’exprime aussi en demi-habile dans La logique (1664), III, XIX, § VII, éd. D. Descotes, p. 501, lorsqu’il réduit la braverie à la seule satisfaction de la vanité des grands :

« La sottise de l’esprit humain est telle, qu’il n’y a rien qui ne lui serve à agrandir l’idée qu’il a de lui-même : une belle maison, un habit magnifique, une grande barbe font qu’il s’en croit plus habile ; et si l’on y prend garde, il s’estime davantage à cheval ou en carrosse qu’à pied. Il est facile de persuader à tout le monde qu’il n’y a rien de plus ridicule que ces jugements ; mais il est très difficile de se garantir entièrement de l’impression secrète que toutes ces choses extérieures font dans l’esprit. Tout ce qu’on peut faire est de s’accoutumer autant que l’on peut, à ne donner aucune autorité à toutes les qualités qui ne peuvent rien contribuer à trouver la vérité, et de n’en donner à celles même qui y contribuent, qu’autant qu’elles y contribuent effectivement. L’âge, la science, l’étude, l’expérience, l’esprit, la vivacité, la retenue, l’exactitude, le travail servent pour trouver la vérité des choses cachées ; et ainsi ces qualités méritent qu’on y ait égard : mais il faut pourtant les peser avec soin, et ensuite en faire comparaison avec les raisons contraires. Car de chacune de ces choses en particulier on ne conclut rien de certain, puisqu’il y a des opinions très fausses qui ont été approuvées par des personnes de fort bon esprit, et qui avaient une grande partie de ces qualités. »

Nicole n’intègre visiblement pas l’idée qu’il s’agit en fait autant de signifier une position de force que de satisfaire la vanité humaine : il raisonne ici en moraliste, alors que la pensée de Pascal relève de la politique.