Fragment Raisons des effets n° 18 / 21 – Papier original :  RO 161-4

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 133 p. 37 / C2 : p. 54-55

Éditions savantes : Faugère I, 216, CXXVII / Brunschvicg 467 / Tourneur p. 191-1 / Le Guern 92 / Lafuma 100 / Sellier 133

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Bibliographie

 

 

Voir la bibliographie de Raison des effets 17 (Laf. 98-99).

Entretien de Pascal avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian, translatés du grec en françois par Fr. I. D. S. F. (dom Jean de Saint-François, Goulu), 1609.

ÉPICTÈTE, Manuel, éd. Emmanuel Cattin, Paris, Garnier-Flammarion, 1997.

RODIS-LEWIS Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, P. U. F., 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Raison des effets.

 

Pour quelle raison ce fragment est-il classé dans le dossier Raisons des effets ? Le lien est assuré par l’argument sur le mal de tête.

 

Épictète, ceux qui disent : Vous [avez] mal à la tête. Ce n’est pas de même. On est assuré de la santé, et non pas de la justice. Et en effet la sienne était une niaiserie.

 

Ce n’est pas de même : entendre que la comparaison n’est pas valable. Voir Raisons des effets 17 (Laf. 98-99), auquel il faut ici se reporter.

Niais : oiseau tombé du nid ; se dit figurément en morale d’une personne sotte, simple et crédule, qui n’a pas vu le monde. Les paysans sont des niais. Ceux qui ont été élevés parmi les bourgeois ont des gestes niais, des contenances niaises. Les voyages, le grand commerce du monde, guérissent les gens du niais (Furetière).

Cette expression revient à ravaler les stoïciens au degré du peuple.

 

Et cependant il la croyait démontrer en disant : Ou en notre puissance, ou non.

 

Rodis-Lewis Geneviève, La morale stoïcienne, Paris, P. U. F., 1970, p. 108. Épictète a cristallisé la notion de liberté dans l’opposition entre ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas. Voir Épictète, Manuel, éd. Cattin, p. 63. Il y a des choses qui sont en notre puissance, les autres n’y sont pas. E. Cattin traduit ce qui est à notre portée et ce qui n’est pas à notre portée. Voir p. 93-94, la note sur cette distinction fondamentale. Les stoïciens distinguent les biens et les actions qui sont à la portée de l’homme, et ceux qui sont hors de ses prises. Les secondes sont

« le corps, les possessions, les parents, en général tout ce qui est extérieur à la nature de l’homme : ce sont choses fragiles, sujettes aux entraves et susceptibles d’échapper sans que l’on puisse les retenir. Lorsque l’on place le bien dans ce qui n’est pas à notre portée, le bonheur dépend de circonstances qui peuvent changer, et par conséquent supprimer quelque chose en quoi on avait placé son bien : par exemple, la mort peut nous enlever une personne que l’on aime. Comme nul n’est en mesure de maîtriser ces circonstances changeantes, on est quasi fatalement voué à perdre ce que l’on aime et à tomber dans le malheur. Le corps, les richesses, les honneurs, tout ce qui n’est pas l’œuvre propre de l’homme, sont de ces choses qui ne sont pas en sa puissance. »

Il en va différemment lorsque l’on place son bien dans ce qui dépend de soi, qui se trouve soustrait à tout empêchement et à tout obstacle : aucune circonstance ne pouvant le faire perdre, cela demeure en notre puissance et nul ne risque d’en être privé. Voir Manuel, I, 1, tr. Catin :

« Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre portée. À notre portée, le jugement, l’impulsion, le désir, l’aversion : en un mot, tout ce qui est notre œuvre propre ; hors de notre portée le corps, l’avoir, la réputation, le pouvoir : en un mot, tout ce qui n’est pas notre œuvre propre. Et si ce qui est à notre portée est par nature libre, sans empêchement, sans entrave, ce qui est hors de notre portée est inversement faible, esclave, empêché, étranger.  Donc, rappelle-toi : si tu estimes libre ce qui par nature est esclave, et propre ce qui est étranger, tu seras entravé, tu prendras le deuil, le trouble t’envahira, tu feras des reproches aux dieux comme aux hommes, mais si tu estimes bien cela seul qui est tien, étranger, comme il l’est en effet, ce qui est étranger, personne, jamais, ne te contraindra, personne ne t’empêchera, à personne tu ne feras de reproche, tu n’accuseras personne, jamais, non, jamais tu n’agiras contre ton gré, d’ennemi, tu n’en auras pas, personne ne te nuira, car rien de nuisible ne t’affectera ».

Si aucun des objets qui nous entourent n’est proprement en notre puissance, sont en la puissance de l’homme les représentations, l’usage qu’il fait des opinions, tendances, désirs. On peut perdre une chose aimée, mais penser que cette perte n’est pas un malheur. On peut perdre une personne aimée, mais savoir que sa nature mortelle rendait cette perte nécessaire et conforme à la nature des choses. Voir Manuel, III :

« Pour chacune des choses qui réjouissent l’âme, ou qui rendent service, ou que tu aimes, rappelle-toi : dire de quelque sorte elle est, en commençant par les infimes ; si tu aimes un vase d’argile, dire : « J’aime un vase d’argile ». Vient-il à se briser, tu n’en seras pas troublé ; si tu embrasses ton enfant ou ta femme, te dire que tu embrasses un être humain ; vient-il en effet à mourir, tu n’en seras pas troublé ». Comme ce genre de représentation ne dépend que de moi, il ne peut m’être enlevé, et mon bonheur demeure par là en ma puissance. Le sage sait limiter sa volonté à ce qui dépend de lui, les choses dont il est maître et dispose librement, sans qu’un autre puisse les empêcher : ce sont les mouvements de l’âme, la volonté, la décision et les choix : autant de choses qui ne peuvent être mues de l’extérieur. Cette distinction définit la liberté dont l’homme dispose, et la sagesse, qui consiste à ne jamais dépendre de ce qui ne dépend pas de soi. »

On trouve chez Descartes, Discours de la méthode, III, § 4, une règle de morale qui fait écho à l’éthique stoïcienne :

« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content; car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour  s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils disposaient d'elles si absolument qu'ils avoient en cela quelque raison de s'estimer plus riches et plus puissants et plus libres et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent. »

 

Mais il ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur,

 

Le cœur, tel que le définit le fragment Grandeur 6 (Laf. 110, Sel. 142), ne peut être réglé par l’homme lui-même.

Le fragment Preuves de Jésus-Christ 1 (Laf. 298, Sel. 329), indique nettement que l’ordre du cœur n’est pas celui de la raison, et qu’il a ses voies spécifiques :

L’ordre.

Contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre.

Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre, on ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour, cela serait ridicule.

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J.-C., saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit, car ils voulaient échauffer, non instruire.

Saint Augustin de même, cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour la montrer toujours.

Dans la connaissance naturelle, le cœur fournit les notions élémentaires, avec lesquelles l’homme est contraint de raisonner : voir le fragment “Infini rien” :

Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Notre âme est jetée dans le corps où elle trouve nombre, temps, dimensions, elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose.

Il en va de même dans le domaine de la volonté. Voir Prophéties VIII (Laf. 502, Sel. 738) : la dernière fin est ce qui donne le nom aux choses ; tout ce qui nous empêche d’y arriver est appelé ennemi. Ainsi les créatures, quoique bonnes, seront ennemies des justes quand elles les détournent de Dieu, et Dieu même est l’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise. Cette « dernière fin », autrement dit ce que l’homme aime, ou ce qui lui « plaît », est fixée par le cœur.

La volonté se tourne toujours vers ce qui lui plaît, et ce qui lui plaît n’est pas réglé par la raison :

Preuves par discours I (Laf. 423, Sel. 680). Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses.

Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement et soi‑même naturellement, selon qu’il s’y adonne, et il se durcit contre l’un ou l’autre à son choix. Vous avez rejeté l’un et conservé l’autre ; est-ce par raison que vous vous aimez ?

Il en résulte que la foi ne peut dépendre de la volonté de l’homme : seul Dieu est en mesure de régler le cœur de l’homme, lorsqu’il lui accorde sa grâce :

Conclusion 4 (Laf. 380, Sel. 412). Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l’amour de soi et la haine d’eux‑mêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne croira jamais, d’une créance utile et de foi si Dieu n’incline le cœur et on croira dès qu’il l’inclinera.

Et c’est ce que David connaissait bien. Inclina cor meum deus in etc.

Il est intéressant de voir que Pascal caractérise le stoïcisme par le fait qu’il croit pouvoir régler le cœur. C’est une conception très originale, dans la mesure où c’est une interprétation qui n’est absolument pas conçue en termes stoïciens. Le stoïcisme n’enferme pas la notion de cœur. Pascal interprète le stoïcisme comme une doctrine qui affirme que l’homme est capable de décider en toute liberté de ce qu’il aime et de ce à quoi sa volonté doit tendre. Dans l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy, éd. P. Mengotti et J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 93, Pascal écrit qu’Épictète « est un des philosophes du monde qui ait mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il gouverne tout avec justice ; qu’il se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse » ; autrement dit Épictète pense que l’homme est capable d’aimer Dieu librement et par sa propre volonté.

 

et il avait tort de le conclure de ce qu’il y avait des chrétiens.

 

Épictète, Entretiens, IV, VII, 6. La traduction d’Épictète par Goulu, Les propos d’Épictète, recueillis par Arrian, translatés du grec en françois par Fr. I. D. S. F. (dom Jean de Saint-François, Goulu), 1609, est assez obscure : « Quel tyran lui peut encore être formidable ? quels hallebardiers ? quelles épées ? Que si par une espèce de manière, aucun peut être ainsi disposé, à l’endroit de ces choses, et par une coutume comme les Galiléens, [Ainsi appelaient-ils les chrétiens], personne ne pourra-t-il apprendre par raison et démonstration, que Dieu a fait tout ce qui est au monde ? » Voir Les Stoïciens, éd. Pléiade, p. 1080 : Épictète imagine un homme qui parvient à ne pas tenir compte de la possession et de la perte des choses qui ne dépendent pas de lui : « quel tyran, quels gardes, quelles épées pourraient encore l’effrayer ? » : un tel homme n’aurait peur de rien. « Voilà donc un homme que la folie pourrait mettre dans ces dispositions, comme l’habitude y met les Galiléens ». Épictète demande si l’on ne peut pas, dans ces conditions, comprendre par raison que Dieu a créé le monde, et que l’homme, « s’il place son bien et son utilité » dans ce qui dépend de la volonté, « sera libre, heureux, fortuné, hors d’atteinte, généreux, pieux, reconnaissant envers Dieu en toute chose ». Épictète semble avoir été frappé par la constance des chrétiens, mais n’avoir pas d’idée bien précise de leur doctrine.