Fragment Raisons des effets n° 3 / 21 - Papier original : RO 152-2
Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Raisons des effets n° 111 p. 31 à 31 v° / C2 : p. 47-48
Éditions de Port-Royal : Chap. XXIX - Pensées Morales : 1669 et janv. 1670 p. 274-275 / 1678 n° 1 p. 267
Éditions savantes : Faugère I, 180, IX / Havet III.18 / Michaut 370 / Brunschvicg 327 / Tourneur p. 188-3 / Le Guern 77 / Lafuma 83 / Sellier 117
(Voir le texte barré écrit au verso)
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Bibliographie ✍
ADAM Antoine, Les Libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964. ADAM Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935 ; Genève, Slatkine reprints, 1965. BLAY Michel et HALLEUX Robert, La science classique, XVIIe-XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, article Libertins, libertinage, p. 84-92. CAVAILLÉ Jean-Pierre, Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002. CHARLES-DAUBERT Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 1998. CROQUETTE Bernard, Pascal et Montaigne, Genève, Droz, p. 25 et p. 136. MESNARD Jean, “Pascal et la doctrine de la double vérité”, in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 337 sq. MOLINO Jean, “La raison des effets”, Méthodes chez Pascal, Presses Universitaires de France, Paris, 1979, p. 477-496. PINTARD René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943. |
✧ Éclaircissements
Voir le dossier thématique sur les libertins et le libertinage.
Voir le dossier thématique sur le milieu.
♦ Sources du fragment
Croquette Bernard, Pascal et Montaigne, p. 25 et p. 136. Pascal opère dans ce fragment une synthèse à partir de trois sujets et de trois développements distincts du chapitre Des vaines subtilités de Montaigne, Essais, I, LIV.
Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme.
Le monde : il ne faut pas assimiler immédiatement le monde et le peuple. On considère ordinairement que c’est le peuple, c’est-à-dire les humbles, qui se trouve dans l’ignorance vulgaire (voir plus bas sur le mépris des esprits déniaisés à l’égard du peuple). Lorsqu’il parle du monde, Pascal entend ici le peuple et les habiles. Ces deux catégories paraissent a priori tout à fait différentes, mais Pascal les associe par l’idée de l’ignorance, inconsciente chez les uns, consciente chez les autres.
♦ Le monde
Le mot monde est polysémique au XVIIe siècle.
Monde : assemblage de toutes les parties qui forment l’univers (Furetière). Se dit aussi des systèmes particuliers que les philosophes se sont imaginés dans cet univers (comme quand on dit qu’il y a plusieurs mondes). Et particulièrement de notre planète, qui est notre monde. Se dit des peuples, des habitants de la terre : il y a bien du monde à la Chine. Se dit des manières de vivre et de converser avec les hommes ; les gens qui hantent la cour sont appelés les gens du monde, le beau monde, le monde poli. Les gens de lettres sont appelés le monde savant. C’est un homme qui sait son monde, qui a vu le monde. Ce provincial est un homme de l’autre monde, qui ne sait point de nouvelles, ni l’état des affaires. Il faut laisser dire le monde. Monde se dit aussi des opinions qu’ont les hommes, et particulièrement de celles qui sont corrompues et contraires à la pureté chrétienne. Dieu a donné la paix à ses apôtres, mais non pas selon que le monde la donne. Le Seigneur a dit que son royaume n’est pas de ce monde. Monde se dit aussi par opposition à la vie religieuse et à la retraite : ce dévot a quitté le monde ; cet homme a quitté le monde, il ne voit plus compagnie, il vit dans la retraite.
Vaugelas, Remarques sur la langue française, Paris, Champ libre, 1981, p. 129. ✍
Lhermet, Pascal et la Bible, p. 299. Différents sens du mot monde. Le monde s’entend comme l’univers, l’ensemble de la création matérielle : p. 299. C’est au second sens la terre habitée : p. 299. On entend aussi par monde le genre humain, le commun des mortels : p. 299. Lhermet ne discerne pas le sens de monde comme société mondaine. Dernier sens : le monde s’entend de la partie de l’humanité qui n’est pas régénérée : p. 300. Pascal distingue aussi les deux mondes, l’un naturel, l’autre surnaturel : p. 300.
Génétiot Alain, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, p. 109 sq. Définition et évocation sociologique du monde.
Noille-Clauzade Christine, L’univers du style. Analyses de la rhétorique classique, Recherches textuelles, n° 5, Metz, Université de Metz, 2003, p. 86. La mondanité dans la spéculation rhétorique.
Dans le fragment Raison des effets 3, le mot est pris dans un sens volontairement imprécis : il désigne la société en général, mais à l’exception des demi-habiles. Mais lorsque Pascal écrit que « ceux d’entre deux » troublent le monde, il entend non seulement qu’ils jettent la confusion dans les idées, mais aussi dans la politique : ce sont les demi-habiles qui fomentent les frondes.
Paradoxe : en principe, c’est lorsqu’on est instruit que l’on juge bien des choses. L’ignorance fait en principe que l’on juge mal ou que l’on est incapable de juger. La valeur du jugement n’est pas définie ici par la conformité du jugement avec la réalité, comme c’est ordinairement le cas, mais par l’adéquation du point de vue à la nature de l’homme. On juge bien non pas parce que le jugement répond à la réalité, mais parce que l’on juge selon sa véritable condition. Ce glissement dans la définition permet de définir le bon jugement non par la pertinence de la proposition, mais par l’état de celui qui la profère.
Cette idée est éclaircie de manière précise dans le fragment Raisons des effets 11 (Laf. 92, Sel. 126), qui explique comment le peuple peut avoir raison tout en ignorant la vérité, parce qu’il ne la pense pas au point où elle est réellement : Il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête, car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif, etc.
Le mot siège est emprunté à Montaigne. Siège n’est pas, dans ce sens, dans le Dictionnaire de l’Académie. Furetière signale bien le sens de lieu où se trouve quelque chose, par exemple, dans les choses morales, l’âme, la raison ou la vie. En droit, siège désigne l’endroit d’où une autorité exerce sa juridiction. Le mot essentiel dans le texte de Pascal est l’adjectif vrai : il signifie que le lieu où sa nature place l’homme, d’où il exerce de plein droit ses facultés. Le contraste avec le mot ignorance est ironique.
Ignorance naturelle : on parle de lumières naturelles. L’idée d’ignorance naturelle n’est pas équivalente à celle de l’ignorance infantile ou l’ignorance abécédaire de Montaigne.
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis. Mais c’est une ignorance savante, qui se connaît.
Montaigne, Essais, I, LIV, Des vaines subtilités, éd. Balsamo, Pléiade, p. 331-332.
« Il se peut dire avec apparence, qu’il y a ignorance abécédaire, qui va devant la science : une autre doctorale, qui vient après la science : ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle défait et détruit la première.
Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s’en fait de bons chrétiens, qui par révérence et obéissance, croient simplement, et se maintiennent sous les lois. En la moyenne vigueur des esprits, et moyenne capacité, s’engendre l’erreur des opinions : ils suivent l’apparence du premier sens : et ont quelque titre d’interpréter à niaiserie et bêtise que nous soyons arrêtés en l’ancien train, regardant à nous, qui n’y sommes pas instruits par étude. Les grands esprits plus rassis et clairvoyants, font un autre genre de bien croyants : lesquels par longue et religieuse investigation, pénètrent une plus profonde et abstruse lumière, és écritures, et sentent le mystérieux et divin secret de notre police ecclésiastique. Pourtant en voyons nous aucuns être arrivez à ce dernier étage, par le second, avec merveilleux fruit, et confirmation : comme à l’extrême limite de la chrétienne intelligence : et jouir de leur victoire avec consolation, action de grâces, reformation de mœurs, et grande modestie. Et en ce rang n’entends-je pas loger ces autres, qui pour se purger du soupçon de leur erreur passé, et pour nous assurer d’eux, se rendent extrêmes, indiscrets, et injustes, à la conduite de notre cause, et la tachent d’infinis reproches de violence.
Les paysans simples, sont honnêtes gents : et honnêtes gents les Philosophes : ou, selon que notre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d’une large instruction de sciences utiles. Les métis, qui ont dédaigné le premier siège de l’ignorance des lettres, et n’ont peu joindre l’autre (le cul entre deux selles : desquels je suis, et tant d’autres) sont dangereux, ineptes, importuns : ceux-ci troublent le monde. Pourtant de ma part, je me recule tant que je puis, dans le premier et naturel siégé, d’où je me suis pour néant essayé de partir. »
Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230). On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence, et l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement. Mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.
L’idée de la docte ignorance se trouve chez Nicolas de Cues, De la docte ignorance, éd. Moulinier, X, p. 251 sq. Elle consiste à connaître son ignorance : « l’homme dont le zèle est le plus ardent ne peut arriver à une plus haute perfection de sagesse que s’il est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui est son propre, et l’on sera d’autant plus docte, que l’on saura mieux que l’on est ignorant ». Comme la vérité est insaisissable, la docte ignorance selon Nicolas de Cues consiste en ceci qu’être savant, c’est savoir à quel point l’homme est inapte à savoir la vérité absolue ; du vrai on ne sait rien, sinon qu’on ne peut le comprendre : p. 41-42 et p. 252. Pour Nicolas de Cues, l’intelligence forme des notions qui ne sont qu’une imitation, une apparence de la chose : p. 253. Cette doctrine s’oppose directement à la définition de l’intelligence par saint Thomas dans la Somme, Secundae partis principalis pars secunda, Q. VIII, art. 1 : « la connaissance intelligible », par opposition à la sensible, « pénètre [...] jusqu’à l’essence de la chose ».
On retrouve une idée analogue chez Galilée, Dialogue des grands systèmes, éd. Michel, Paris, Hermann, 1966, p. 216 ; éd. Fréreux, Paris, Seuil, 1992, p. 127. Ceux qui ont une intelligence profonde de quelque chose, plus leur savoir est grand, plus ils avouent sans détour qu’ils savent peu. Le cas de Socrate montre comment on peut être à la fois le plus sage des hommes (relativement au savoir limité des hommes) et un ignorant (relativement au savoir absolu, qui est infini).
Grandes âmes : Pascal trouvait chez Montaigne l’expression grands esprits, qui semblerait convenir parfaitement ici ; mais il ne semble pas que l’expression grandes âmes soit courante en parlant des sciences. Pascal avait écrit plus haut âmes fortes, et il a rayé. Grandes a un sens proche de héroïques. On aurait aussi attendu plutôt esprit qu’âme. Fort aurait ici le sens d’habile, qu’on trouve dans Furetière. Voir Misère 9v (Laf. 76, Sel. 111) : ces âmes fortes et clairvoyantes..., pour désigner ironiquement les philosophes. Dans le même fragment, Pascal parle des choses de sa force.
Mersenne Marin, Questions physiques et mathématiques, Q. II, éd. Pessel, p. 215 sq. D’où vient qu’il y a des hommes qui s’estiment si savants, et que les autres qui sont plus savants qu’eux s’estiment si ignorants ? Mersenne conclut à l’équivalence de l’extrême science et de l’extrême ignorance.
C’est sous cet aspect que Chateaubriand décrit Pascal dans le Génie du christianisme, Livre II, Chapitre VI, Suite des Moralistes.
« Il y avait un homme qui à douze ans avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui à seize avait fait le plus savant traité des coniques qu’on eût vu depuis l’antiquité ; qui à dix-neuf réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l’entendement ; qui à vingt-trois ans démontra les phénomènes de la pesanteur de l’air, et détruisit une des grandes erreurs de l’ancienne physique ; qui à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s’aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion ; qui depuis ce moment jusqu’à sa mort, arrivée dans sa trente-neuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort ; enfin, qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant du dieu que de l’homme : cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal. »
Ceux d’entre‑deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante et font les entendus. Ceux‑là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde, ceux‑là le méprisent et sont méprisés.
Pascal se livre ici à un exercice de typologie des esprits dont on trouve des exemples chez différents auteurs dont il s’est peut-être inspiré.
C’est une typologie des esprits analogue que l’on trouve chez Charron ; voir Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 45. Voir Charron Pierre, De la sagesse, Livre I, ch. XLV, p. 333 sq. Le plus bas étage sont les esprits faibles et plats, nés pour obéir, servir et être menés. L’étage moyen est celui des gens de médiocre jugement, qui « font profession de suffisance, science, habileté, mais qui ne se sentent pas et ne se jugent pas assez, s’arrêtent à ce que l’on tient communément et l’on leur baille du premier coup, sans davantage s’enquérir de la vérité et source des choses ». Ils s’en tiennent à l’opinion du lieu où ils sont, « et pensent que ce que l’on croit en leur village est la vraie touche de vérité ». « Ces gens sont de l’eschole et du ressort d’Aristote, affirmatifs, positifs, dogmatistes » : p. 335. Dans cette classe même, il y a des degrés divers. Le troisième étage est celui des hommes « doués d’un esprit vif et clair, jugement fort, ferme et solide, qui ne se contentent pas d’un ouï-dire, ne s’arrêtent pas aux opinions communes et reçues », connaissent les « bourdes » du peuple ; ils examinent mûrement les choses : « ceux-ci sont en petit nombre de l’eschole et ressort de Socrates et Platon, modestes, sobres, retenus ». Leur désaccord avec l’opinion courante les fait soupçonner et mal estimer du plus grand nombre. « Ceux de la première et dernière, plus basse et plus haute, ne troublent point le monde, ne remuent rien, les uns par insuffisance et faiblesse, les autres par une grande suffisance, fermeté et sagesse. Ceux du milieu font tout le bruit et les disputes qui sont au monde, présomptueux, toujours agités et agitants ».
Les degrés de la gradation ne sont pas les mêmes.
Voir une autre comparaison, plus surprenante, dans l’étude de Mesnard Jean, « Pascal et la doctrine de la double vérité », in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 337 sq. Vérité des simples et vérité des savants chez Averroès et chez Pascal. ✍
Chez Pascal, du reste, la gradation ne paraît pas avoir atteint dans ce fragment un stade d’élaboration complet : certains termes manquent encore, quoique l’idée correspondante y soit nettement indiquée. Ceux d’entre deux sont selon toute apparence les demi-habiles, quoique l’expression de demi-habile n’apparaît pas dans ce fragment. A fortiori n’y figurent pas les dévots et les parfaits chrétiens. De sorte que l’on n’a encore ici que trois degrés, alors que Pascal finira par en distinguer cinq en tout.
Ceux d’entre deux : entendre le degré intermédiaire, ceux qui sont au milieu. Dans ce fragment, le mot est emprunté à Montaigne, dont Pascal s’inspire étroitement. Mais les expressions de milieu et d’entre-deux ont chez Pascal un sens à la fois très général, dans la mesure où il l’emploie dans des domaines très différents (mathématique, physique, morale, théologie, etc.), et très spécial dans sa conception . Voir ces termes dans le Glossaire.
Ils font les entendus : ils font les habiles, ceux qui s’y connaissent en quelque chose. On dit qu’un homme fait l’entendu, « lorsque mal à propos il fait le capable, ou qu’il a une grande vanité » (Furetière).
Science suffisante : expression inhabituelle. Faut-il l’entendre au sens de la grâce suffisante, qui ne suffit pas et n’a pas son effet ? Au XVIe siècle, suffisance veut dire science, suffisant veut dire savant, voire érudit. Le mot est fréquent chez Montaigne. Furetière permet de distinguer plusieurs sens : suffisance « se dit en choses morales, de la capacité, du mérite d’une personne. Ce docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les lettres ». Mais le mot se dit aussi en mauvaise part, d’une « grande présomption fondée sur un faux mérite, sur une trop bonne opinion qu’on a de soi-même », note Furetière. Et pour achever : « se dit aussi en bonne et en mauvaise part, du grand mérite et de la sotte présomption. Le roi cherche des gens qui soient suffisants et capables de remplir les prélatures et les grandes charges. Les femmes se rendent ridicules, quand elles veulent faire les suffisantes ».
En fait, dans le texte, c’est teinture qui est dépréciateur. Suffisant signifie ici qui suffit pour le besoin.
Train du monde : train désigne le mouvement que vont les choses, le monde comme il va dans son ensemble, c’est-à-dire, dans le contexte, conjointement le peuple et les habiles.
Composent le train : composer un mouvement est une expression que l’on trouve chez Roberval (ou Descartes) pour exprimer la manière dont deux forces divergentes qui s’exercent sur un point le mettent en mouvement suivant un chemin qui est composé par le parallélogramme de ces forces. Voir son traité Des mouvements composés.
L’idée que les gens de l’entre deux troublent le monde est empruntée à Montaigne (voir plus haut).
♦ Le mépris du peuple chez les demi-habiles
Pas plus que le terme de demi-habile, Pascal n’emploie dans ce fragment le terme de libertin (qu’il n’utilise jamais dans les Pensées ; libertinage en revanche apparaît deux fois). Ceux d’entre deux désigne sans doute dans son esprit une réalité plus large que celle du seul libertinage. Mais le mépris du peuple, de sa sottise et de sa crédulité, est l’un des traits caractéristique du mouvement libertin au XVIIe siècle.
C’est une idée que l’on trouve déjà chez Charron : voir sur ce point Sabrié, De l’humanisme au rationalisme, Pierre Charron, p. 288 : pour Charron, les opinions vulgaires sont méprisables à force d’ignorance et de sottise : toutes les manières de voir du peuple sont fausses ou inexactes, et peu nombreux sont ceux qui ont assez de force pour se sauver d’un tel déluge.
Gabriel Naudé se déclare contre les esprits moutoniques : voir Pintard René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 449. Charles-Daubert Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, p. 44 sq. L’opposition des esprits forts au troupeau repose sur le principe Argumentum mihi pessimi turba est. Gabriel Naudé affirme l’opposition des déniaisés aux esprits populaires : p. 46. Voir sur ce point Adam Antoine, Les libertins, p. 145, sur Naudé : si les impostures des législateurs réussissent, c’est que le peuple est stupide : il est inconstant et variable ; il n’approuve que des folies et croit n’importe quoi ; il ne profite pas de l’expérience : p. 146.
La littérature clandestine exprime ouvertement ce mépris de la sottise populaire. Voir par exemple les Quatrains du déiste, n° 51-53, dans le recueil de textes d’Antoine Adam, Les Libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964, p. 98. La sottise du peuple tient en ce qu’il croit aveuglément ce que tout le monde dit, et tout ce qui provient des inventions des devanciers.
51. Vie encore où l’on voit que de chaque côté
Le Vulgaire ignorant croit comme indubitable
Ce que ses devanciers ont jadis inventé
Avoir été reçu de l’Essence ineffable.
52. Utile invention pour brider les esprits
Des hommes insolents qui pervers de nature
Mettent les Magistrats, et leurs lois à mépris
Pour vivre à l’abandon sans règle, ni mesure.
53. A quoi semblent aussi viser finalement
Les merveilleux effets qu’on voit au monde naître
Dont les pipeniais ombragent finement
Leurs contes fabuleux pour les simples repaître.
Un exemple plus concret de cette attitude de dédain combatif et presque hargneux pour ce que pense le grand nombre et la « sagesse du monde », qui conduit à renoncer aux opinions du vulgaire, et à mépriser les blâmes des hommes hébétés ennemis des voluptés, est figuré dans Charles Sorel, Histoire comique de Francion ; voir Adam Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, Droz, Paris, 1935 ; Genève, Slatkine reprints, 1965.
Une forme burlesque de cette même attitude est fournie par les romans de Cyrano de Bergerac, Les états et empires de la Lune et du Soleil, éd. M. Alcover, Paris, Champion, 2004, éd. Prévot, p. 363, qui contiennent une satire des opinions populaires par le biais de la fiction.
Voir dans le même sens, les idées de Vanini, sur la plèbe crédule et abusée Foucault Didier, Un philosophe libertin dans l’Europe baroque, Giulio Cesare Vanini (1585-1619), Paris, Champion, 2003, p. 623 sq. ; et Cavaillé Jean-Pierre, Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2002, p. 106 sq. Vanini dénonce les multiples formes des fraudes religieuses : princes et prêtres connaissent le dessous des cartes, alors que le peuple seul tremble et croit. Vanini s’en prend à l’imposture religieuse, mais nulle part on ne trouve chez lui le projet de dénoncer l’oppression pour éclairer les peuples et les arracher à leur esclavage. Au contraire, ses formules donnent à penser que l’imposture est nécessaire, bénéfique à l’État et au peuple lui-même. Le philosophe aurait tort de prendre le peuple pour un allié ; les secrets de la philosophie ne doivent pas lui être révélés.
Blay Michel et Halleux Robert, La science classique, XVIIe-XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, article Libertins, libertinage, p. 84-92.
Certains défenseurs de la religion chrétienne s’en sont vertement pris à ce mépris du peuple. Le P. Mersenne s’y est opposé dans son Impiété des déistes, I, ch. XIX, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2005, p. 295 sq. Mais le jésuite François Garasse, célèbre pour ses excès de langage et sa rhétorique burlesque, a développé la même idée en termes violents. C’est selon lui une certaine bigarrure d’esprit, qui porte les libertins au mépris de toute chose. Voir notamment Garasse François, Doctrine curieuse, Livre 2, section 11, p. 167 sq., Autre ridicule maxime des beaux et curieux esprits. Que pour estre bon esprit, il ne faut pas aller par le chemin commun, et croire les choses communes.
♦ Le peuple méprise les demi-habiles
Le peuple méprise les intellectuels : voir Montaigne, Essais, I, XXV. Le vulgaire dédaigne les « philosophes », comme « ignorant les premières choses et communes, comme présomptueux et insolents ». Du temps de Montaigne, les choses ont changé, quoique le mépris du peuple demeure : « on les dédaigne, comme étant au-dessous de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme traînant une vie et des mœurs basses et viles après le vulgaire ».
♦ Aversion de Pascal à l’égard des penseurs de la catégorie intermédiaire
Mesnard Jean, « Pascal et la doctrine de la double vérité », in Averroes (1126-1198) oder der Triumph des Rationalismus, Heidelberg, C. Winter, 2002, p. 340. Averroès contre les « esprits dialectiques », et aversion de Pascal à l’égard des demi-habiles.
Ils jugent mal de toutes choses, et le monde en juge bien.
Les degrés pairs de la gradation troublent le monde. Les degrés pairs sont partisans de la paix.