Fragment Soumission et usage de la raison n° 11 / 23  – Papier original : RO 229-3

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Soumission n° 232 p. 81 v° / C2 : p. 109

Éditions de Port-Royal : Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 327 / 1678 n° 14 p. 322

Éditions savantes : Faugère I, 215, CXXIII / Havet III.17 / Brunschvicg 384 / Tourneur p. 230-1 / Le Guern 166 / Lafuma 177 / Sellier 208

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Bibliographie

 

 

JUNGO Michel, Le vocabulaire de Pascal étudié dans les fragments pour une apologie, Paris, D’Artrey, sd.

 

 

Éclaircissements

 

 

Contradiction est une mauvaise marque de vérité.

 

Contradiction n’a pas le sens moderne, pour lequel Pascal dirait plutôt répugnance. Il faut entendre le fait de contester ou d’être contesté.

Marque signifie critérium, moyen de discerner le vrai du faux.

Le texte, pris au sens littéral, semble signifier que Pascal refuse de prendre la contestation comme une marque de vérité c’est-à-dire unmoyen positif de discerner le vrai.

Voir la note de Brunschvicg minor, p. 503-504, et GEF XIII, p. 293. La rédaction de Pascal est équivoque, ou au moins paradoxale, ce qui explique la correction portée sur la copie. Contradiction ne signifie pas ici opposition de deux affirmations opposées au sein d’une même pensée, la contradiction logique (régie par le principe d’identité) ; il s’agit de la contradiction historique, le démenti d’un fait, la négation opposée à une affirmation, et par extension la dispute.

En fait, Pascal raisonne ici comme il le fait à propos de l’imagination, lorsqu’il dit qu’elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge (Vanité 31 - Laf. 44, Sel. 78) : on peut croire que toute opinion discutée est fausse par le seul fait qu’elle est fausse, et par conséquent qu’il ne faut adhérer qu’à des opinions incontestées, mais c’est une erreur, car on conteste aussi bien des erreurs que des vérités, et par conséquent, on ne peut pas juger de la valeur de vérité d’une proposition par le seul fait qu’elle est discutée ou qu’elle ne l’est pas.

On trouve un écho de ce fragment dans Arnauld Antoine et Nicole Pierre, La logique, IV, VI (1664), éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2011, p. 549-550. « Ce n'est pas par les contestations des hommes qu'il faut juger de la clarté d'une proposition. Plusieurs ne comprennent pas assez en quoi consiste cette clarté et cette évidence d’une proposition. Car premièrement, il ne faut pas s’imaginer qu’une proposition ne soit claire et certaine, que lorsque personne ne la contredit ; et qu’elle doive passer pour douteuse, ou qu’au moins on soit obligé de la prouver, lorsqu’il se trouve quelqu’un qui la nie. Si cela était, il n’y aurait rien de certain ni de clair, puisqu’il s’est trouvé des philosophes qui ont fait profession de douter généralement de tout, et qu’il y en a même qui ont prétendu qu’il n’y avait aucune proposition qui fût plus vraisemblable que sa contraire. Ce n’est donc point par les contestations des hommes qu’on doit juger de la certitude ni de la clarté ; car il n’y a rien qu’on ne puisse contester, surtout de parole : mais il faut tenir pour clair ce qui paraît tel à tous ceux qui veulent prendre la peine de considérer les choses avec attention, et qui sont sincères à dire ce qu’ils en pensent intérieurement. C’est pourquoi il y a une parole dans Aristote de très grand sens, qui est que la démonstration ne regarde proprement que le discours intérieur, et non pas le discours extérieur, parce qu’il n’y a rien de si bien démontré qui ne puisse être nié par une personne opiniâtre, qui s’engage à contester de parole les choses mêmes dont il est intérieurement persuadé : ce qui est une très mauvaise disposition, et très indigne d’un esprit bien fait, quoiqu’il soit vrai que cette humeur se prend souvent dans les écoles de philosophie, par la coutume qu’on y a introduite de disputer de toutes choses, et de mettre son honneur à ne se rendre jamais, celui-là étant jugé avoir le plus d’esprit qui est le plus prompt à trouver des défaites pour s’échapper, au lieu que le caractère d’un honnête homme est de rendre les armes à la vérité, aussitôt qu’on l’aperçoit, et de l’aimer dans la bouche même de son adversaire. »

 

Plusieurs choses certaines sont contredites.

 

Pascal conteste ici l’argument classique du consentement universel comme marque de vérité.

Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, II, éd. C. Michon, Garnier Flammarion, p. 108 sq. Chapitre 34, Arguments de ceux qui veulent prouver l’éternité du monde, 1. Pris du côté de sa production, p. 157. « Ce qui est dit communément par tous ne peut pas être totalement faux. En effet, une fausse opinion est une certaine infirmité de l’intellect, tout comme un jugement faux porté sur un sensible propre a pour origine une infirmité du sens. Or les défauts sont par accident, car ils sont étrangers à l’intention de la nature. Et ce qui est par accident ne peut pas être toujours et en tous : par exemple le jugement porté sur les saveurs pour chaque goût ne peut pas être faux. Il en va ainsi du jugement porté par tous sur la vérité : il ne peut pas être erroné. »

Sur l’argument tiré d’un jugement antérieur et de l’opinion des peuples, voir Aristote, Rhétorique, II, p. 120 ; et Quintilien, Institution oratoire, V, 11, éd. Jean Cousin, t. 3, Paris, Belles Lettres, 1976, p. 174. Aristote donne toutefois une liste des restrictions possibles à cette universalité.

L’idée que l’on peut toujours contester les opinions les plus évidentes et les plus vraies, au moins par le discours extérieur, remonte à Aristote, Anal. II, livre I, 10, éd. Tricot, p. 57 : « On peut en effet toujours trouver des objections au discours extérieur, tandis qu’au discours intérieur on ne le peut pas toujours ».

L’argument est parfois utilisé en faveur de la religion chrétienne : voir Grotius Hugo, De veritate religionis christianæ, Livre I, § II, qui remarque que l’existence de Dieu fait l’objet d’un consentement universel.

Mais cet argument a été vigoureusement contesté, notamment du côté des libertins.

Gassendi Pierre, Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos, éd. B. Rochot, Vrin, 1959, p. 82, convient qu’Euclide bénéficie du consentement universel, mais ajoute qu’Aristote n'a pas celui des philosophes. Voir p. 84 : la vérité ne doit pas s'estimer par le nombre de ceux qui prennent parti pour une opinion ; un petit nombre de sages vaut mieux qu'une infinité de sots. Du reste, ajoute-t-il, on ne peut recueillir l'avis universel. De sorte que l'adhésion du plus grand nombre à une vérité ne la garantit pas. Voir Pintard René, Le libertinage érudit, p. 480.

Adam Antoine, Les libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964, p. 125. La Mothe le Vayer sur l’argument du consentement universel invoqué pour prouver que les hommes ont une connaissance naturelle de Dieu (appui : Aristote, Platon, Cicéron, Sénèque) ; certains se rient de cette induction « fondée sur une prétendue connaissance de l'opinion de toutes les actions, laquelle nous ne possédons pas » : p. 126. Naudé cite la formule de Sénèque selon laquelle l'approbation de la foule est la meilleure preuve de l'erreur. « Les affaires humaines ne sont pas si bien réglées que le grand nombre s'attache à ce qui est le meilleur. La marque du mauvais parti, c'est l'approbation de la foule » : p. 141 sq. et p. 145.

De son côté, Pascal a dans le passé, remarqué que la contestation est d’ordinaire signe d’erreur. Voir Lettre à Le Pailleur, OC II, éd. J. Mesnard, p. 575-576, à propos des adversaires du vide :

« Tous ceux qui combattent la vérité sont sujets à une semblable inconstance de pensées, et ceux qui tombent dans cette variété sont suspects de la contredire. Aussi est-il étrange de voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d'opinions différentes qui s'entrechoquent : l'un soutient l'éther, et exclut toute autre matière ; l'autre, les esprits de la liqueur, au préjudice de l'éther ; l'autre, l'air enfermé dans les pores des corps, et bannit toute autre chose ; l'autre, de l'air raréfié et vide de tout autre corps. Enfin il s'en est trouvé qui, n'ayant pas osé y placer l'immensité de Dieu, ont choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son mérite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi chacun d'eux a tous les autres pour ennemis ; et comme tous conspirent à la perte d'un seul, il succombe nécessairement. Mais comme ils ne triomphent que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se prévaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage naît de leur propre confusion. De sorte qu'il n'est pas nécessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu'il suffit de les abandonner à eux-mêmes, parce qu'ils composent un corps divisé, dont les membres contraires les uns aux autres se déchirent intérieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unité toujours égale à elle-même, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la vérité qu'elle doit être suivie, jusqu'à ce qu'elle nous paraisse à découvert. Car ce n'est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu'on doit la chercher ; et l'on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet que de décider des choses évidentes, et qui défend d'assurer ou de nier celles qui ne le sont pas. C'est ce juste milieu et ce parfait tempérament dans lequel vous vous tenez avec tant d'avantage, et où, par un bonheur que je ne puis assez reconnaître, j'ai été toujours élevé avec une méthode singulière et des soins plus que paternels. »

Ces réflexions trouvent un prolongement naturel dans les arguments des sceptiques qui récusent l’argument du consentement universel, et considèrent les opinions comme douteuses dès qu’elles sont contestées.

 

Plusieurs fausses passent sans contradiction.

 

Pascal peut avoir en mémoire la thèse de l’impossibilité ou de l’horreur du vide, qu’il a réfutée dans le Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs et dans les Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air.

Voir le Récit de la grande expérience, Au lecteur, OC, II, éd. J. Mesnard, p. 688.

« Mon cher lecteur. Le consentement universel des peuples et la foule des philosophes concourent à l’établissement de ce principe, que la nature souffrirait plutôt sa destruction propre que le moindre espace vide. Quelques esprits des plus élevés en ont pris un plus modéré : car, encore qu’ils aient cru que la nature a de l’horreur pour le vide, ils ont néanmoins estimé que cette répugnance avait des limites, et qu’elle pouvait pétré surmontée par quelque violence ; mais il ne s’est encore trouvé personne qui ait avancé ce troisième : que la nature n’a aucune répugnance pour le vide, qu’elle ne fait aucun effort pour l’éviter, et qu’elle l’admet sans peine et sans résistance. Les expériences que je vous ai données dans mon abrégé détruisent, à mon jugement, le premier de ces principes ; et je ne vois pas que le second puisse résister à celle que je vous donne maintenant ; de sorte que je ne fais plus de difficulté de prendre ce troisième : que la nature n’a aucune répugnance pour le vide, qu’elle ne fait aucun effort pour l’éviter ; que tous les effets qu’on a attribués à cette horreur procèdent de la pesanteur et pression de l’air ; qu’elle en est la seule et véritable cause, et que, manque de la connaître, on avait inventé exprès cette horreur imaginaire du vide pour en rendre raison. Ce n’est pas en cette seule rencontre que, quand la faiblesse des hommes n’a pu trouver les véritables causes, leur subtilité en a substitué d’imaginaires, qu’ils ont exprimées par des noms spécieux qui remplissent les oreilles et non pas l’esprit : c’est ainsi que l’on dit que la sympathie et antipathie des corps naturels sont les causes efficientes et univoques de plusieurs effets, comme si des corps inanimés étaient capables de sympathie et d’antipathie. Il en est de même de l’antipéristase, et de plusieurs autres causes chimériques, qui n’apportent qu’un vain soulagement à l’avidité qu’ont les hommes de connaître les vérités cachées, et qui, loin de les découvrir, ne servent qu’à couvrir l’ignorance de ceux qui les inventent, et à nourrir celle de leurs sectateurs ».

Dans la Conclusion de ses Traités, Pascal revient sur les conclusions qui se dégagent là-dessus de ses recherches ; voir OC II, éd. J. Mesnard, p. 1099 : « Peut-être que cet exemple ouvrira les yeux à ceux qui n’osent penser qu’une opinion soit douteuse quand elle a été de tout temps universellement reçue de tous les hommes ».

Pascal soutient aussi que la contestation entre les différents partis est la marque de l’erreur dans le cas des  hérésies. Voir par exemple dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination.

Mais il n’y a pas de contradiction : Pascal ne dit pas que toutes les erreurs « passent sans contradiction », mais que c’est seulement le cas de certaines d’entre elles.

 

Ni la contradiction n’est marque de fausseté ni l’incontradiction n’est marque de vérité.

 

Incontradiction : Jungo Michel, Le vocabulaire de Pascal dans les fragments pour une apologie, p. 53. Voir p. 59. Incontradiction est un néologisme. Le mot manque dans les dictionnaires. Mot aventuré puis aussitôt abandonné. Pascal ne l’a créé que pour la symétrie de sa formule. Le P. Bouhours l’a reproché à Port-Royal.

Pascal tire dans le fragment Soumission 10 (Laf. 176, Sel. 207), les conséquences de ce principe sur les dispositions des hommes à l’égard de la vérité : Ceux qui n'aiment pas la vérité prennent le prétexte de la contestation et de la multitude de ceux qui la nient, et ainsi leur erreur ne vient que de ce qu'ils n'aiment pas la vérité ou la charité. Et ainsi ils ne s'en sont pas excusés.

Dès lors que l’on admet que contradiction est une mauvaise marque de vérité, le fait d’alléguer la contestation pour ne pas admettre une vérité ne doit pas être rapporté à un doute réel, mais au refus, conscient ou non, de la vérité. Lorsqu’un homme récuse une vérité sous le prétexte qu’elle ne recueille pas l’accord général, il use d’un argument manifestement insuffisant. Il en résulte que cette raison n’est en réalité qu’un prétexte vain, et que la véritable raison de ce refus ne doit pas être cherchée dans une obscurité intrinsèque de la vérité, mais ailleurs, dans une raison inavouée, savoir que cette vérité déplaît. C’est particulièrement le cas en matière religieuse, car comme l’indique le fragment Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46), les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Mais de ce fait, la responsabilité de l’erreur incombe à ceux qui s’abritent derrière ce prétexte pour récuser la vérité.