Fragment Transition n° 4 / 8  – Papier original : RO 347 r/v°, 351 r/v°, 355 r/v°, 359 r/v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Transition n° 248 à 257 p. 91 à 99 v° / C2 : p. 117 à 129

Éditions de Port-Royal :

    Chap. XXII - Connoissance générale de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 171-178 / 1678 p. 168-174 (chap. complet)

    Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 331-335 / 1678 n° 27 p. 326-330

Éditions savantes : Faugère II, 63, I ; II, 68, II ; II, 75, II / Havet I.1 / Brunschvicg 72 / Tourneur p. 236-1 / Le Guern 185 / Maeda I p. 219 / Lafuma 199 / Sellier 230

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXII - Connoissance générale de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 171-178 / 1678 p. 168-174 (chap. complet)

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

La première chose qui s’offre à l’homme, quand il se regarde, c’est son corps, c’est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu’elle est, il faut qu’il la compare avec tout ce qui est au-dessus de lui, et tout ce qui est au-dessous, afin de reconnaître ses justes bornes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’il ne s’arrête donc pas à regarder simplement les objets qui l’environnent. Qu’il contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté. Qu’il considère cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle, pour éclairer l’univers. Que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit. Et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très délicat 2, à l’égard de celui que les 2 astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde 3 n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’approche de l’étendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est un des plus grands caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l’homme étant revenu à soi, considère ce qu’il est, au prix de ce qui est. Qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot, où il se trouve logé, c’est-à-dire ce monde visible 3, il apprenne à estimer la terre, les Royaumes, les villes, et soi-même son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Qui le peut comprendre ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces 2 jambes, du sang dans ces 2 veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces 2 humeurs, des vapeurs dans ces gouttes. Que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces, et ses 2 conceptions ; et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être, que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je veux lui peindre non seulement l’univers visible, mais encore tout ce qu’il est capable de concevoir de l’immensité de la nature, dans l’enceinte de cet atome imperceptible 3. Qu’il y voie une infinité de mondes 3, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos. Qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse, que les autres par leur étendue. Car, qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit maintenant un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard de la dernière petitesse où l’on ne peut arriver ?

Qui se considérera de la sorte, s’effraiera sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, dont il est également éloigné. Il tremblera dans la vue de ces 2 merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu’à les rechercher avec présomption.

Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes ; et son être n’est pas moins distant du néant d’où il est tiré, que de l’infini où il est englouti.

 

Son intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que son corps dans l’étendue de la nature ; et tout ce qu’elle peut faire est d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel d’en connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant, et portées jusqu’à l’infini. Qui peut suivre ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend ; nul autre ne le peut faire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet état qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en toutes nos puissances.

Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême. Trop de bruit nous assourdit ; trop de lumière nous éblouit ; trop de distance, et trop de proximité empêchent 2 la vue ; trop de longueur, et trop de brièveté obscurcissent un discours ; trop de plaisir incommode ; trop de consonnances déplaisent. Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu de nourriture troublent ses actions ; trop et trop peu d’instruction l’abêtissent. Les choses extrêmes sont pour nous ; comme si elles n’étaient pas ; et nous ne sommes point à leur égard. Elles nous échappent, ou nous à elles.

 

 

 

 

Voilà notre état véritable. C’est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et d’ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l’ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle, et échappe nos prises ; il se dérobe, et fuit d’une fuite éternelle : rien ne le peut arrêter. C’est notre condition naturelle, et toutefois la plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir d’approfondir tout, et d’édifier une tour, qui s’élève jusqu’à l’infini. Mais tout notre édifice craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

 

H. Disproportion de l’homme.

9.

Voilà où nous mènent les connaissances naturelles.

Si celles‑là ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme, et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une ou d’autre manière.

Et puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même et juge s’il a quelque proportion avec elle, par la comparaison qu’il fera de ces deux objets. (texte barré verticalement)

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent, qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui‑même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre. Elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature, nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractères sensibles de la toute‑puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

 

Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi‑même, son juste prix.

Qu’est‑ce qu’un homme, dans l’infini ?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces dernières choses il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut‑être que c’est là l’extrême petitesse de la nature.

Je veux lui faire voir là‑dedans un abîme nouveau, je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue ! Car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui‑même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ?

Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ses merveilles, et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.

Car enfin qu’est‑ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini, où il est englouti.

 

 

 

Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature. (Phrase située plus loin dans le texte)

 

Que fera‑t‑il donc sinon d’apercevoir [quelque] apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.

 

Manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle.

C’est une chose étrange qu’ils ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu’on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que, la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches, car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d’infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes, car qui ne voit que ceux qu’on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d’eux‑mêmes et qu’ils sont appuyés sur d’autres qui, en ayant d’autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles où nous appelons un point indivisible celui au‑delà duquel nos sens n’aperçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par sa nature.

De ces deux infinis des sciences celui de grandeur est bien plus sensible, et c’est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre à traiter toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite.

Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d’y arriver, et c’est là où tous ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili.

 

[...]

 

Connaissons donc notre portée. Nous sommes quelque chose et ne sommes pas tout. Ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini.

(phrase suivante : voir ci-dessus)

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême. Trop de bruit nous assourdit, trop de lumière éblouit, trop de distance et trop de proximité empêche la vue. Trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit, trop de vérité nous étonne. J’en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte quatre reste zéro. Les premiers principes ont trop d’évidence pour nous. Trop de plaisir incommode, trop de consonances déplaisent dans la musique et trop de bienfaits irritent. Nous voulons avoir de quoi surpayer la dette. Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse ; ubi multum antevenere pro gratia odium redditur. Nous ne sentons ni l’extrême chaud, ni l’extrême froid, les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles, nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêche l’esprit, trop et trop peu d’instruction.

Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard, elles nous échappent ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à 2 nos prises, il glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous, c’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes.

Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ; notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences : rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos, chacun dans l’état où la nature l’a placé.

Ce milieu qui nous est échu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu’importe qu’un autre ait un peu plus d’intelligence des choses ; s’il en a et s’il les prend un peu de plus haut, n’est‑il pas toujours infiniment éloigné du bout et la durée de notre vie n’est-elle pas également infime de l’éternité pour durer dix ans davantage ?

Dans la vue de ces infinis tous les finis sont égaux et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur un que sur l’autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine.

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 La différence entre l’édition et le manuscrit original provient des Copies C1 et C2.

3 Cette correction a été proposée dans la Copie C1 par Antoine Arnauld.

 

Commentaires

 Le chapitre Connaissance de l’homme est un large extrait de Disproportion de l’homme.

Des modifications importantes sont apportées à l’original. Le paragraphe initial de l’édition de 1670 déplace l’état de la question. Port-Royal supprime l’enchaînement qui, du bilan des connaissances naturelles, conduit à l’idée de la comparaison de l’homme avec l’univers. Les éditeurs réduisent l’introduction à la nécessité pour l’homme de comprendre la « portion de matière qui lui est propre ». Cette réduction paraît répondre à la suppression du passage dans lequel Pascal s’en prend à la manière dont les hommes se portent témérairement à la recherche de la nature, et sur la double infinité dans l’ordre de l’esprit. Les parties coupées sont de celles qui insistent le plus fortement sur l’instabilité radicale de la condition de l’homme. Sont également supprimés les passages qui marquent trop nettement l’impossibilité pour l’homme de trouver assurance et fermeté. Le texte perd en cela sa perspective la plus globale, et le lien qui le lie à Preuves de Jésus-Christ 11 (Laf. 308, Sel. 339) est complètement oblitéré.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXXI - Pensées diverses : 1669 et janv. 1670 p. 331-335 / 1678 n° 27 p. 326-330

       

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence. L’étendue visible du monde nous surpasse visiblement. Mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder. Et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie dans 2 l’un et dans l’autre : et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Les 2 extrémités se touchent, et se réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

 

Si l’homme commençait par s’étudier lui-même, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il faire 2 qu’une partie connût le tout ? Il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport, et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout.

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière : il sent les corps : enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc pour connaître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister. Et pour connaître l’air, il faut savoir par où il a rapport à la vie de l’homme.

La flamme ne subsiste point sans l’air. Donc pour connaître l’un il faut connaître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

 

 

 

 

 

Et ce qui achève peut-être notre impuissance à connaître les choses, c’est qu’elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genre 2, d’âme et de corps : car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. Et quand on prétendrait que nous fussions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se puisse connaître soi-même.

 

C’est cette composition d’esprit et de corps qui a fait que presque tous les Philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui n’appartient qu’aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu’aux corps. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies ; qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre ; qui sont des choses qui n’appartiennent qu’aux corps, etc.

Au lieu de recevoir les idées des choses en nous 2, nous teignons des qualités de notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien compréhensible ? C’est néanmoins la chose que l’on 2 comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés ; et cependant c’est son propre être. Modus quo corporibus adhæret 2 spiritus comprehendi ab hominibus 2 non potest, et hoc tamen homo est.

 

On se croit naturellement bien plus capable d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence, et 2 l’étendue visible du monde nous surpasse visiblement. Mais comme c’est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder, et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu’au néant que jusqu’au tout. Il la faut infinie pour l’un et l’autre. Et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu’à connaître l’infini. L’un dépend de l’autre, et l’un conduit à l’autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

[...]

Si l’homme s’étudiait le premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout.

 

L’homme, par exemple, a rapport à tout ce qu’il connaît : il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc, pour connaître l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister, et pour connaître l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc.

La flamme ne subsiste point sans l’air. Donc pour connaître l’un il faut connaître l’autre.

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

L’éternité des choses en elles‑mêmes ou en Dieu doit encore étonner notre petite durée. (texte barré)

L’immobilité fixe et constante de la nature, comparaison au changement continuel qui se passe en [nous, doit faire le même effet]. (texte barré)

Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses est qu’elles sont simples en elles‑mêmes et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres, d’âme et de corps. Car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. Et quand on prétendrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n’y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi‑même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

[...]

De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient leur destruction, qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d’une place à une autre, qui sont choses qui n’appartiennent qu’aux corps.

Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités, et empreignons [de] notre être composé toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange‑là nous serait bien compréhensible ? C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins. L’homme est à lui‑même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être. Modus quo corporibus adhaerent spiritus comprehendi ab homine non potest, et hoc tamen homo est.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 La différence entre l’édition et le manuscrit original provient des Copies C1 et C2.