Preuves par discours III - Fragment n° 1 / 10  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 38 p. 225 / C2 : p. 437-437 v°

Éditions de Port-Royal : Chap. VIII - Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu... : 1669 et janvier 1670 p. 71 / 1678 n° 3 et 4 p. 72

Éditions savantes : Faugère II, 190, VII ; II, 189, V / Havet XIV.6 et 5 / Michaut 906 / Brunschvicg 628 / Le Guern 407 / Lafuma 436 (série V) / Sellier 688

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Bibliographie

 

 

CHÉDOZEAU Bernard, “Ancien Testament et Nouveau Testament dans les Préfaces de la Bible de Port-Royal (1672-1708). Le statut des Juifs”, Chroniques de Port-Royal 53, Paris, Bibliothèque Mazarine, 2004, p. 47-66.

CHÉDOZEAU Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Les Préfaces de l’Ancien Testament, Paris, Champion, 2013.

COHN Lionel, Une polémique judéo-chrétienne au Moyen Âge et ses rapports avec l’analyse pascalienne de la religion juive, Reprint of Bar Ilan, volume in Humanities and social sciences, Jérusalem, 1969.

COHN Lionel, “Pascal et le judaïsme”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Chroniques de Port-Royal, 11-14, Fayard, 1963-1965, p. 206-224.

FERREYROLLES Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 21-40.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971.

KIRCHER Athanase, Œdipus Ægyptiacus, I, Rome, Mascardi, 1652.

MARTINI Martino, Martini Martinii Tridentini e Societate Jesu Sinicae Historiae Decas prima. Res a gentis origine ad Christum natum in extrema Asia, sive Magno Sinarum Imperio gestas complexa. Monachii. Typis Lucae Straubii. Impensis Joannis Wagneri Civis. Anno MDCLVIII (1658).

MARTINI Martino, Histoire de la Chine, traduite du latin par l’abbé Le Peletier, Paris, C. Barbier et A. Seneuze, 1692, 2 vol.

Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979.

PASCAL Blaise, Pensées, éd. Havet, I, Delagrave, 1866, p. 203 sq.

POULOUIN Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, Champion, Paris, 1998.

PRIGENT Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, “Israël : La rencontre de ce peuple m’étonne”, in Port-Royal et la littérature, II, 2e éd., Paris, Champion, 2012, p. 233-251.

 

 

Éclaircissements

 

Antiquité des Juifs.

 

Sur l’antiquité des Juifs, voir le fragment Preuves par les Juifs I (Laf. 451, Sel. 691).

Cohn Lionel, “Pascal et le judaïsme”, in Pascal. Textes du tricentenaire, Chroniques de Port-Royal, 11-14, Fayard, 1963-1965, p. 206-224.

 

Qu’il y a de différence d’un livre à un autre ! Je ne m’étonne pas de ce que les Grecs ont fait l’Iliade,

 

L’idée est expliquée en fin de texte : Il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, et qu’il jette dans le peuple, et un livre qui fait lui-même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.

Preuves par les Juifs VI (Laf. 481, Sel. 716). Contre l’histoire de la Chine. Les histoires de Mexico, des cinq soleils, dont le dernier est il n’y a que huit cents ans. Différence d’un livre reçu d’un peuple, ou qui forme un peuple.

 

ni les Égyptiens

 

L’allusion à l’Égypte est trop cursive pour que l’on puisse en tirer quelque chose sur la pensée de Pascal sur ce sujet. Lorsqu’il en parle dans les Pensées, il s’agit toujours du peuple de l’Antiquité, principalement comme nation païenne et idolâtre, oppresseurs et ennemis des Juifs.

Voir les indications fournies dans le dossier de Perpétuité 3 (Laf. 281, Sel. 313).

Est-ce pour autant que Pascal ne savait rien sur les Égyptiens ?

Les Pascal ont connu Balthazar de Monconys, qui a voyagé en orient, et a rapporté ses souvenirs d’Égypte, qui n’ont été publiés qu’après la mort de Pascal. Ils contiennent un récit de voyage en Égypte que Monconys fit en 1646, rempli d’informations concrètes sur l’époque contemporaine. Voir le Journal des voyages de M. de Monconys, publiés par son fils, t. 1, Lyon, Boissat, 1665, p. 139 sq. Monconys était en liaison avec l’académie du P. Mersenne, qu’il alimentait en informations scientifiques, historiques ou pittoresques. Il connaissait Étienne Pascal.

Monconys a cherché à reproduire les images des lieux d’Égypte qu’il a visités. Il a rapporté des images de lieux rendus célèbres par la Bible qui pouvaient sembler intéressantes pour Pascal, comme le buisson ardent et le lieu du mont Sinaï où Moïse reçut de Dieu la loi de son peuple.

 

 

 

À partir de 1652, le jésuite Athanase Kircher publie son Œdipus Ægyptiacus, dans lequel Pascal pouvait trouver une ample information sur la religion égyptienne, ainsi qu’une mise en correspondance de l’Égypte avec la Chine. Voir Poulouin Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, Champion, Paris, 1998, p. 280 sq.

Un collectionneur comme Melchisédech Thévenot avait pour habitude de recueillir des récits de voyages curieux. Il a fait imprimer une Description des pyramides d’Égypte par Jean Greaves, professeur en astronomie en l’Université d’Oort, et en a fourni une de son propre cru ; il a aussi fait imprimer une Lettre du sieur Tito-Livio Burattini contenant une description des momies d’Égypte (dans les Relations de divers voyages curieux qui n’ont point été publiées ou qui ont été traduites d’Hacluit, de Purchas et d’autres voyageurs..., Paris, Cramoisy, 1666). Mais les recueils de Thévenot n’ont été publiés qu’après la mort de Pascal.

Pascal pouvait trouver sans trop de difficulté une documentation qui lui permettait d’expliquer pourquoi il récusait aussi bien la religion des Égyptiens que les chronologies des Chinois (voir Laf. 793, Sel. 646). Reste évidemment que la documentation dont il disposait sur l’Égypte était obérée par l’impossibilité de déchiffrer les hiéroglyphes, qui a réduit Kircher à des hypothèses très aventureuses, que les travaux de Champollion et de ses successeurs n’ont pas confirmées.

 

et les Chinois leurs histoires.

 

Preuves par les Juifs VI (Laf. 481, Sel. 716). Contre l’histoire de la Chine. Les historiens de Mexico, des cinq soleils, dont le dernier est il n’y a que huit cents ans. Différence d’un livre reçu d’un peuple, ou qui forme un peuple.

Preuves par les Juifs IV (Laf. 454, Sel. 694). Je vois donc des faiseurs de religions en plusieurs endroits du monde et dans tous les temps, mais ils n’ont ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent m’arrêter, et qu’ainsi j’aurais refusé également, et la religion de Mahomet et celle de la Chine et celle des anciens Romains et celle des Égyptiens par cette seule raison que l’une n’ayant point plus de marques de vérité que l’autre, ni rien qui me déterminât nécessairement. La raison ne peut pencher plutôt vers l’une que vers l’autre.

Laf. 822, Sel. 663. Histoire de la Chine.

Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.

Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ?

Il n’est pas question de voir cela en gros ; je vous dis qu’il y a de quoi aveugler et de quoi éclairer.

Par ce mot seul je ruine tous vos raisonnements ; mais la Chine obscurcit, dites-vous. Et je réponds : la Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver. Cherchez-la.

Ainsi tout ce que vous dites fait à un des desseins et rien contre l’autre. Ainsi cela sert et ne nuit pas.

Il faut donc voir cela en détail. Il faut mettre papiers sur table.

Histoire du grand royaume de la Chine, contenant la situation, antiquité, fertilité, religion, mœurs, etc. sl, Jean Arnauld, 1606. Les chapitres III et V de cet ouvrage font remonter les Chinois à l’époque de Noé, dont ils seraient les neveux.

Mais les jésuites qui furent envoyés en Chine découvrirent des chronologies autrement plus inquiétantes pour l’authenticité du Pentateuque.

On peut aussi penser à d’autres ouvrages que Pascal aurait pu lire.

Lettre de Mersenne à Constantin Huygens du 1er mai 1648, in Huygens, Œuvres, I, p. 87, mentionne une Histoire universelle du Grand Royaume de la Chine, par le P. Alvarez Semedo, jésuite portugais, traduit de l’italien en français par Louis Coulon, publié chez Cramoisy en 1645. Mais ce livre évite soigneusement d’aborder les problèmes de la chronologie.

En revanche, l’expression l’histoire de la Chine peut suggérer que Pascal pense à l’ouvrage du P. Martini Martino, Sinicae historiae… decas prima, Amstelodami, Blaeu, 1659, que Pascal a fort bien pu lire en latin. La traduction française n’a été réalisée et publiée que beaucoup plus tard : Martini Martino, Histoire de la Chine, traduite du latin par l’abbé Le Peletier, Paris, C. Barbier et A. Seneuze, 1692, 2 vol. Ce livre aborde de front la question brûlante des chronologies chinoises.

En effet, le problème de la Chine devient d’actualité vers fin 1658-début 1659, par la publication de l’histoire de la Chine du P. Martini. Voir Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 163.

On trouvera un bon résumé des affirmations du P. Martini sous la plume de Havet, Pascal, Pensées, II, p. 137. Article XXIV, n° 46. Les Chinois prétendaient remonter, par une chronologie suivie, jusqu’à l’empereur Fo-Hi, dont le règne, selon Martini, date de 2 952 avant notre ère. Mais avant cette date limite de la certitude historique, la tradition chinoise plaçait une longue suite de souverains. Selon les auteurs, dit Martini, il faut reporter la naissance du monde jusqu’à plusieurs milliers d’années avant le déluge universel. Les chronologistes européens plaçaient la création en 4 004 avant Jésus-Christ, selon la Vulgate et l’hébraïque, et le déluge en 2 348. Mais il fallait bien, pour ne pas infirmer la chronologie biblique, ne placer Fo-Hi et le commencement des temps historiques de la Chine qu’après le Déluge. Le P. Martini fait remarquer que cette difficulté est levée si l’on adopte une autre chronologie autorisée (les Septante font remonter le déluge en 2 954 ; et ensuite L’art de vérifier les dates, d’après une combinaison du texte hébreu et samaritain, l’a reporté jusqu’en 3 308). Quant aux temps antérieurs à Fo-Hi, Martini tente de préserver les historiens chinois en resserrant le temps par le principe des dynasties de royautés simultanées. Voir Hazard Paul, La crise de la conscience européennne, coll. Idées, Gallimard, p. 65-66, sur la thèse de John Marsham. Mais comme cette antiquité reste toujours antédiluvienne, il suppose qu’il a pu rester dans la haute Asie, même après le déluge, quelque tradition obscure des événements et des personnages qui l’ont précédé. Martini ne s’en inquiète pas, car la foi ne lui semble pas en cause. Mais d’autres, voyant reconnaître l’autorité de la chronologie chinoise jusqu’à Fo-Hi, et placer ce personnage plus de 600 ans avant l’époque où l’on plaçait alors généralement la dispersion des langues et le repeuplement du monde, et admettre encore une antiquité au-delà, opposaient cette histoire à celle des Juifs. Pascal a moins de complaisance que Martini pour les Chinois.

L’importance de cette question est soulignée dans l’ouvrage de Poulouin Claudine, Le temps des origines. L’Éden, le Déluge et les “temps reculés” de Pascal à l’Encyclopédie, p. 474 sq. L’antiquité de la chronologie chinoise. Le problème chinois fournit depuis le début du siècle une machine de guerre contre les chronologies bibliques. En faisant remonter le règne de Fo-Hi à 2 952 avant Jésus-Christ, les chronologies chinoises forcent les cadres de la version des Septante elle-même. Martini montre que les chronologies de l’Antiquité chinoise remontent à une période à laquelle la Bible fixe le déluge ; la Chine était donc peuplée, et fort civilisée, bien avant le déluge. Martini n’élude pas les conséquences de sa découverte, et déclare qu’il ne lui appartient pas d’expliquer comment a pu se conserver le souvenir de faits antédiluviens, s’il est vrai que toute la race humaine a été détruite par le déluge, à l’exception de la famille de Noé : p. 476.

Un nouvel argument vient confirmer le problème : la continuité des annales chinoises : p. 46. En 1686, le P. Couplet fait paraître la Table chronologique de la monarchie chinoise. Il cherche dans les récits du P. Martini des traces de la création du monde telle qu’elle est décrite dans la Genèse, pour la confirmer par les chronologies chinoises : p. 476-477. Il souligne la rupture qui sépare les premiers temps de l’histoire de la Chine de Fo-Hi, en vue de soutenir que si les annales chinoises ne faisaient pas mention d’un déluge universel, c’est qu’elles ne remontaient pas jusqu’aux temps obscurs de la Chine, de sorte que seule la Bible pouvait continuer d’éclairer.

Méthodes chez Pascal, Paris, P. U. F., 1979, p. 163. Les remarques sur l’histoire de la Chine n’apparaissent qu’à l’extérieur des 27 liasses, de sorte qu’au moment où Pascal a composé les liasses en question, il n’avait pas encore connaissance de ce problème.

 

Pour approfondir...

 

Le livre du P. Martini

 

Martini Martino, Martini Martinii Tridentini e Societate Jesu Sinicae Historiae Decas prima. Res a gentis origine ad Christum natum in extrema Asia, sive Magno Sinarum Imperio gestas complexa. Monachii. Typis Lucae Straubii. Impensis Joannis Wagneri Civis. Anno MDCLVIII.

Ad Lectorem (p. A). « Extrema Asiae sive Magni Sinarum Imperii compendio et annorum ordine comprehensam Historiam, Europaeis adhuc ingotam, tibi repraesento, amice Lector. Vetustiorem, si sacram excipias, et, si credendum Sinis, certiorem orbis non habet ; id quod legenti luce meridiana clarius patebit. Tradit enim a gentis origine ad Christum natum non modo magna temporum intervalla et Sinensium Imperatorum seriem ; sed in quovis insuper temporum cyclo (quem Sinae jam inde a primlis retro initiis annorum sexaginta cursu definierunt) ostendit, quo anno Cycli tunc labentis Regum quilibet imperium adierit, quove anno res in omnem partem memorabiles gessetit. Accedent siderum observationes ab orbe condito antiquissimae nonpaucae, Dionysio, Eratosthene, Hipparcho priores ; quae in omni Chronologia pro temporum normâ semper habitae, quippe bases & characteres temporum naturales, ideoque certae. Ex quibus omnibus haud dubia annorum series contexitur. Et Sinicae quidem Chronologiae fides tanto est integrior, quod Sinae sibi solis ac sua tantum scripserint, exterarum gentium aut ignari aut contemptores. Utcumque est, postquam nec externis placere, nec sese jactare studium fuit ; mentiendi causas procul habuere. Idque tantominus, quod a vetustate vel sanguinis vel temporis nulla sit apud hanc gentem nobilitas. Pauperrimo cuique per literas patet iter ad summa. Hinc nullae circa Sinensium historiam inter ipsos controversiae nulla de regiarum familiarum annorumque serie desidia, quae tamen apud nos ita fervent, ut Chronologorum fere quilibet a quovis dissentiat. »

[...]

Historiens nombreux, « alios aliis antiquiores », qui ont composé leurs histoires par ordre. Ils n’ont pas voulu corriger ou ramener en doute.

Liber primus, p. 2. Les Chinois sur la création : ceux de la principale secte philosophique pensent que c’est le fait du hasard ; d’autres croient le monde éternel. « De summo ac primo rerum authore mirum apud omnes silentium. Quippe in tam copiosa lingua ne nomen quidem Deus habet ». Ils disent Xangti, « qua summum caeli terraeque gubernatorem indigetant ». ils ont des anges bons et mauvais (Chin hoong).

P. 3. « De Diluvio multa est apud Sinicos scriptores mentio : de illius origine causaeque, nulla ». Leur histoire du Déluge est assez proche de celle de Noé ; « quippe quae ter mille circiter annis vulgarem Christi epocham praegreditur ». Avant l’empereur Fohius, les débuts des annales ne sont pas pris au sérieux par les Chinois mêmes ; mais « ab illo tamen tempore certissima Sinis habentur, ea maxime, quae ad annorum supputandam rationem spectant : qua in re mirabile Sinarum semper studium emicuit. Hinc est illa continua temporum et fide optima deducta series, et iam ant, quam annorum cyclo utebantur ». l’auteur suit donc « epocham annorum ». « Cyclorum enim epocham tum ordiar, cum ad eum Imperatorem, sub quo illius est epochae usus, me historia deducit. Unde patebit, annis ante vulgarem Christi epocham tres mille admodum exstitisse Fohium ; id quod e Sinicis historiis mihi promptum, ostendere. At enim fides penes illas esto ; ego in re tanti momenti esse arbiter nolim, qui cum his Chronologorum nostrorum opinionem pugnare sciam, lapsum a Noëtica eluvie tempus haud paullo arctiori spatio definientium. Tametsi nec sinensium videtur usquequaque repudiandia sententia. Favent ei ex Europâ Chronologi non omnino nulli ; favent septuaginta interpres, Samosatenus alii ; nec Romanum Martyrologium aut computatio Graecorum longe dissentiunt. » Traduction française de l’abbé Le Peletier, p. 6 sq. : « Leurs historiens parlent beaucoup du Déluge ; mais ils n’en rendent aucune raison, et l’on ne sait pas si c’est celui de Noé, ou de quelqu’autre qui ait seulement inondé ces provinces, comme autrefois le furent la Thessalie et le pays Attique sous Deucalion et Ogiges. Ce que l’on trouve de constant là-dessus, c’est que l’histoire en est rapportée environ trois mil ans avant l’époque vulgaire de Jésus-Christ, auquel temps se rencontre à peu près celui du Déluge universel. Ils tiennent même pour suspect tout ce qui est contenu dans leurs Annales avant le règne de leur premier souverain Fohius, et le traitent de faux et ridicule ; et en effet ils n’avaient encore alors aucun usage de l’écriture, ni de lois pour régler la société civile, et pour instruire les hommes qui vivaient comme des brutes. Il est vrai qu’ils ont acquis des connaissances très certaines et particulièrement dans la chronologie, à l’étude de laquelle ils ont travaillé avec une merveilleuse application. Ces supputations chronologiques sont très fidèlement suivies dès avant même qu’ils eussent trouvé » l’usage du Cycle : c’est pourquoi l’on a cru devoir s’en rapporter jusqu’au règne de Fohius à l’époque suivie par les chrétiens avant celle de Jésus-Christ, et de reprendre leur Cycle à ce prince sous lequel il fut inventé. L’on connaîtra par le rapport de ces deux supputations qu’il vivait trois mil ans avant la naissance du Sauveur du monde : c’est ce que l’on peut croire là-dessus de plus vraisemblable, sans néanmoins l’établir pour constant, contre l’opinion de nos chronologistes, qui mettent beaucoup plus d’intervalle entre Fohius et Noé. La première opinion est en quelque façon soutenable puisqu’elle a du rapport avec celles de la plupart des chronologistes de l’Europe, et que les Septante, le Samothéen, le Martyrologe romain, la Supputation des Grecs et plusieurs autres n’en sont pas fort éloignés ».

Martini Martino, Sinicae historiae… decas prima, p. 4. Les Chinois pensent être plus anciens que les Égyptiens et les Chaldéens. « Neque desunt qui dicant, ab orbe condito ad Confucium philosophum annos ter millies ducenties sexagies septies mille fluxisse. Qua opinione superarint etiam calculum eorum qui Orientem accolunt mundi finem post annos a primordio spetingenties mille, nescio qua authoritate decernentium. » Voir p. 9 : « Et sane multa insunt ridicula Sinicis annalibus sive hominum aetatem consideres, sive annos regnantium ». Ce que l’auteur confirme en disant que « si enim fidem illorum scriptoribus haberemus, aetas orbis universi multis annorum millibus nte diluvium extenderetur ».

Martini écrit aussi, p. 10 : « Hanc enim, qua de scribo, extremam Asiam ante diluvium habitatam fuisse pro certo habeo. Verum quopacto fuerit rerum servata memoria, humano genere omni, si a Noëtica familia discesseris, penitus delecto ; mihi non liquet. Nisi forte de rebus diluvio antiquioribus obscura in posteris fama, per manus tradita remansit, quam scriptores deinceps ignoratione veri conjecturisve magis obscurarent ; aut suae gentis amore, studioque illius initia ad ingotam originelm revocandi, commentis ac fabulis corrumperent. Sed haec in lectorum arbitrio sunto ; nos certiora sequamur ». Nous citons un peu plus largement la traduction de l’abbé Le Peletier, p. 23 sq. : « On n’a point encore parlé de leur manière de supputer les temps, et les années, parce qu’ils doutent eux-mêmes de tout ce qui se dit de ces premiers siècles : en effet leurs Annales sont remplies de grandes absurdités, tant à l’égard du long âge des hommes, que de la durée des règnes de leurs souverains ; et si l’on ajoutait foi à leurs historiens, il faudrait nécessairement croire que la naissance du monde a précédé le Déluge de plusieurs milliers d’années, comme on l’a déjà remarqué. Il est vrai qu’ils tiennent pour indubitable la suite de leur chronologie, depuis le règne de leur premier empereur, et qu’il n’y a point de nation sur la terre qui se soit autant appliquée que les Chinois, et qui soit si bien instruite dans la connaissance des temps : ils en sont redevables aux soins que leurs souverains ont toujours eus, et qu’ils ont encore , de choisir les plus savants d’entre leurs philosophes pour faire l’histoire de leurs prédécesseurs ; ce travail est brigué par les plus habiles de l’État comme un emploi très honorable. Chaque empereur nomme celui qui doit écrire tout ce qui s’est passé sous le dernier règne ; et lui défends la dissimulation et la flatterie ; c’est pas ce moyen que leur histoire est écrite d’un style tellement uniforme qu’on la croirait composée par un seul auteur. »

Ibid., p. 25. « On peut croire avec assez d’apparence que tout ce qu’on vient de voir est arrivé auparavant le Déluge, et d’autant plus que les Chinois en parlent eux-mêmes de ces choses qu’avec beaucoup d’incertitude. Il est constant que leur pays était peuplé avant que toute la terre eût été inondée. Il est bien difficile de savoir comment ils ont conservé la mémoire du passé, à moins que quelqu’un des descendants de Noé ne les en eût instruits, ou qu’une idée confuse ne leur en fût restée par tradition, à laquelle les historiens trop passionnés pour leur pays, ont ajouté ou diminué suivant de fausses conjectures, pour donner plus de relief à l’origine de la nation jusqu’alors inconnue. Chacun suivra librement là-dessus ce qui lui paraîtra le plus vraisemblable ».

Le problème ne cessera de susciter l’attention des chronologistes ; par la suite, dans les Lettres édifiantes et curieuses des jésuites, éd. Vissière, Garnier-Flammarion, 1979, p. 385 sq., le P. Parennin, du 20 septembre 1740, n’admet pas le parallèle de l’Égypte et de la Chine, et admet la nécessité d’allonger la chronologie hébraïque : p. 393.

On voit que les livres dont il disposait permettaient à Pascal de soutenir que si les chronologies chinoises conduisaient à des conclusions difficilement compatibles avec les Écritures, il n’était pas nécessaire de leur accorder un caractère historique, puisqu’eux-mêmes considéraient les temps antérieurs à Fo-Hi comme purement légendaires. Reste qu’il n’en est demeuré qu’à une première étude du problème, et que si sa santé le lui avait permis, il aurait dû entrer dans l’étude d’un problème difficile, pour lequel la documentation nécessaire n’était pas encore vraiment disponible de son temps.

L’insistance du P. Martini sur le soin que les Chinois ont toujours apporté à leurs chronologies (voir p. 54 de la traduction du P. Le Peletier), et sur la manière dont le calendrier est solennellement établi, a servi d’argument à Voltaire pour remettre en cause la chronologie de la Bible. Voir Voltaire, Essai sur les mœurs, éd. Pomeau, I, Garnier, p. 66. Le sérieux des histoires chinoises tient au fait qu’ils n’ont qu’une seule manière de compter les années ; il n’y a pas de contradictions dans leurs chronologies : p. 67. Leur histoire n’est que celle des temps historiques ; elles ne comportent pas de genèse : p. 67. Il a fallu beaucoup de temps pour parvenir au point de civilisation qui est impliqué par les arts et les histoires, et cela même avant Fo-Hi : p. 68. Ancienneté, continuité et précision des annales chinoises : p. 186. Le premier roi, Fo-Hi, et l’état déjà très avancé de la civilisation chinoise en son temps : p. 205 sq., p. 207.

 

Il ne faut que voir comment cela est né. Ces historiens fabuleux ne sont pas contemporains des choses dont ils écrivent.

 

Pascal raisonne ici selon les catégories de la Préface au Traité du vide. L’histoire est une discipline de mémoire, dont mes principes sont les documents établis par les auteurs qui ont été témoins des événements qu’ils rapportent. Seuls sont réellement dignes de confiance ceux qui ont eu un contact direct avec les faits, et qui en ont établi un rapport exact et sincère, ou conforme aux exigences d’un récit officiel. Les auteurs qui n’ont pas assisté aux événements qu’ils racontent ne méritent pas la même confiance, sauf si l’on peut établir un lien très étroit entre eux et leurs sources directes. Le cas des Juifs est satisfaisant sous cet aspect : l’auteur qui rapporte les événements de la genèse et les premiers âges du peuple juif, Moïse auteur du Pentateuque, a rapporté sa propre histoire fidèlement et sans intérêt propre. Mais surtout, il se place au bout de la chaîne de la tradition héréditaire, qui en fait un auteur quasi contemporain des premiers temps du monde.

« Dans les matières où l’on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l’histoire, dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues [...] et surtout dans la théologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l’institution divine ou humaine, il faut nécessairement recourir à leurs livres, puisque tout ce que l’on en peut savoir y est contenu : d’où il est évident que l’on peut en avoir la connaissance entière, et qu’il n’est pas possible d’y rien ajouter.

S’il s’agit de savoir qui fut premier roi des français, en quel lieu les géographes placent le premier méridien, quels mots sont usités dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire ? Et qui pourra rien ajouter de nouveau à ce qu’ils nous en apprennent, puisqu’on ne veut savoir que ce qu’ils contiennent ?

C’est l’autorité seule qui nous en peut éclaircir. Mais où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés, comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises ; parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à ces hautes intelligences s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle.

Il n’en est pas de même des sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement : l’autorité y est inutile ; la raison seule a lieu d’en connaître. Elles ont leurs droits séparés : l’une avait tantôt tout l’avantage ; ici l’autre règne à son tour. »

Prigent Jean, “La réflexion pascalienne sur les principes”, Mélanges de littérature française offerts à M. René Pintard, Strasbourg, Centre de Philologie et de littérature romanes, Klincksieck, Paris, 1975, p. 117-128. Le témoignage dans les matières d’autorité.

Shiokawa Tetsuya, “La connaissance par l’autorité selon Pascal”, p. 3 (repris dans “Entre foi et raison : l’autorité”, Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012). Dans les domaines où les données sont des faits uniques dans le temps ou l’espace, ou bien des institutions qui ont pour origine de tels faits, comme les faits et les institutions ne sont pas fondés directement sur la nature des choses, s’ils se sont produits dans un temps passé ou dans un lieu lointain, ils ne tombent ni sous les sens ni sous le raisonnement, et il faut bien recourir, pour les connaître, au rapport des témoins qui les ont vus de leurs propres yeux : p. 3. Le recours aux livres est indispensable : p. 3. La question qui se pose est alors celle de savoir ce qui garantit la vérité du récit rapporté dans un livre ; c’est là que Pascal invoque l’autorité : p. 3. L’autorité n’est donc pas un pouvoir tyrannique qui exige l’obéissance aveugle. En revanche, comme Pascal l’écrit plus bas, Toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte.

 

Homère fait un roman qu’il donne pour tel et qui est reçu pour tel car personne ne doutait que Troie et Agamemnon n’avaient non plus été que la pomme d’or. Il ne pensait pas aussi à en faire une histoire mais seulement un divertissement. Il est le seul qui écrit de son temps, la beauté de l’ouvrage fait durer la chose : tout le monde l’apprend et en parle, il la faut savoir, chacun la sait par cœur.

 

Car personne ne doutait que Troie et Agamemnon n’avaient non plus été que la pomme d’or est biffé sur C1. Pourquoi ? Peut-être les éditeurs ont-ils été moins assurés que Pascal de la croyance que les anciens avaient de leurs propres mythes.

Pomme d’or : de quelle pomme s’agit-il ? S’il s’agissait des pommes d’or conquises par Héraklès au jardin des Hespérides, Pascal aurait usé du pluriel. Il en va de même s’il pensait aux pommes d’or grâce auxquelles Hippomène, en les laissant tomber successivement devant Atalante, parvint à vaincre la jeune fille à la course. Il s’agit donc de la pomme d’or sur laquelle était inscrit À la plus belle, trouvée par le berger Pâris, et qu’il attribua à la déesse Aphrodite, au grand dam d’Athéna et de Héra. Ce choix perspicace mais malheureux fut la source prochaine de la guerre et de la ruine de Troie, dont il est question dans ce passage. Noter que si Troie et Agamemnon apparaissent bien dans l’Iliade, le récit du jugement par lequel Pâris a attribué la pomme d’or à Aphrodite n’y est pas compris ; Proclus dit dans sa Chrestomathie que le premier récit en est donné par l’épopée des Chants cypriens (de Cypris, nom d’Aphrodite), aujourd’hui perdue.

Il est le seul qui écrit de son temps : Havet, éd. des Pensées, I, p. 204. Pascal ne se demande pas si l’écriture était connue du temps d’Homère, et si Homère a écrit. La question avait été soulevée par les Anciens, et résolue négativement, comme Pascal aurait pu le lire dans Flavius Josèphe, Contre Apion. Dans Flavius Josèphe, Contre Apion, I, 12 (éd. T. Reinach et L. Blum, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 5), Pascal pouvait lire que « Homère ne laissa pas ses poèmes par écrit, mais, transmis par la mémoire, ils furent plus tard constitués par la réunion des chants. »

Pascal ne se pose pas le problème de l’existence même d’Homère. La question a pourtant été posée au XVIIe siècle, notamment par l’abbé d’Aubignac dans ses Conjectures académiques, ou dissertation sur l’Iliade (éd. G. Lambin, Paris, Champion, notamment p. 41 sq.), qui voyait dans les poèmes homériques des rapsodies composées par des auteurs différents, qu’un compilateur anonyme avait réunies. Dans ce cas, ce n’est pas seulement l’œuvre, mais l’auteur qui serait un mythe.

L’objection de Havet ne porte pas sur l’essentiel de l’argument de Pascal, qui ne consiste pas en ce que Homère aurait écrit, mais sur le fait qu’étant le seul à avoir conté la guerre de Troie, rien ne permet de vérifier ni de confirmer son récit.

Sur Homère, voir Carlier Pierre, Homère, Paris, Fayard, 1999.

Tout le monde l’apprend et en parle : l’épopée d’Homère faisait partie de la culture générale des Grecs, qui en apprenaient par cœur des passages. Le théâtre en amplifiait le retentissement par les emprunts qu’il faisait à l’épopée d’Homère.

 

Quatre cents ans après, les témoins des choses ne sont plus vivants, personne ne sait plus par sa connaissance si c’est une fable ou une histoire : on l’a seulement appris de ses ancêtres, cela peut passer pour vrai.

 

Par opposition à la tradition des Juifs, dont Pascal souligne que sa transmission exclut qu’elle ait pu donner lieu à un oubli semblable.

Preuves de Moïse 1 (Laf. 290, Sel. 322). La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire que les des choses passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que l’on n’est pas quelquefois assez instruit dans l’histoire de ses ancêtres c’est que l’on n’a jamais guère vécu avec eux, et qu’ils sont morts souvent devant que l’on eût atteint l’âge de raison. Or, lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères. Ils les entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus, sinon de l’histoire de leurs ancêtres, puisque toute l’histoire était réduite à celle-là, qu’ils n’avaient point d’études, ni de sciences, ni d’arts, qui occupent une grande partie des discours de la vie ? Aussi l’on voit qu’en ce temps les peuples avaient un soin particulier de conserver leurs généalogies.

 

Toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte.

 

Le principe découle directement de ce qui a été dit plus haut dans la Préface au Traité du vide. Les principes des sciences, qu’elles soient d’autorité ou de raison, ne sont certains que s’ils proviennent d’un contact direct de l’esprit avec son objet, faute duquel une erreur est toujours possible. Dans les sciences de mémoire, il faut que les auteurs soient des témoins oculaires des événements qu’ils rapportent, et que les documents qu’ils ont laissés (mémoires, procès verbaux, histoires) soient de première main et authentifiés.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Commentaires, 2e éd., Paris, Vrin, 1971, p. 222. Histoires non contemporaines suspectes.

Sur ce point, Pascal rencontrera des difficultés, car son propre principe exige que le récit des premiers temps de l’humanité aient été rapportés par des témoins directs. Or Moïse, qui est censé être l’auteur du Pentateuque, a vécu longtemps après la Création et le Déluge. Selon la chronologie de la Bible de Port-Royal, la naissance de Moïse a lieu 2 443 ans après la Création et 877 ans après le Déluge. Pascal réduit l’objection avec la théorie de la tradition héréditaire, qui établit une continuité entre les patriarches successifs, comme l’indique le fragment Preuves de Moïse 6 (Laf. 296, Sel. 327). Sem, qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Moïse. Donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l’entendent bien. Les conditions dans lesquelles s’est effectuée la transmission du témoignage ont été si rigoureuses que l’on peut considérer Moïse comme un témoin quasi contemporain des événements qu’il rapporte dans le Pentateuque.

Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 472. Pascal note que l’Écriture a été rédigée par des contemporains à chaque étape de l’histoire.

Voir les fragments

Fragment joint à C1 (Sel. 741). Car quoiqu’il y eût environ deux mille ans qu’elles avaient été faites, le peu de générations qui s’étaient passées faisait qu’elles étaient aussi nouvelles aux hommes qui étaient en ce temps-là que nous le sont à présent celles qui sont arrivées il y a environ trois cents ans. Cela vient de la longueur de la vie des premiers hommes. En sorte que Sem, qui a vu Lamech, etc. Cette preuve suffit pour convaincre les personnes raisonnables de la vérité du Déluge et de la Création, et cela fait voir la Providence de Dieu, lequel, voyant que la Création commençait à s’éloigner, a pourvu d’un historien qu’on peut appeler contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de son livre. Et ce qui est encore admirable, c’est que ce livre a été embrassé unanimement et sans aucune contradiction, non seulement par tout le peuple juif, mais aussi par tous les rois et tous les peuples de la terre, qui l’ont reçu avec un respect et une vénération toute particulière.

Preuves de Moïse 1 (Laf. 290, Sel. 322). La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire que les des choses passées se perdissent, servait au contraire à les conserver. Car ce qui fait que l’on n’est pas quelquefois assez instruit dans l’histoire de ses ancêtres c’est que l’on n’a jamais guère vécu avec eux, et qu’ils sont morts souvent devant que l’on eût atteint l’âge de raison. Or, lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pères. Ils les entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus, sinon de l’histoire de leurs ancêtres, puisque toute l’histoire était réduite à celle-là, qu’ils n’avaient point d’études, ni de sciences, ni d’arts, qui occupent une grande partie des discours de la vie ? Aussi l’on voit qu’en ce temps les peuples avaient un soin particulier de conserver leurs généalogies.

Dossier de travail (Laf. 392, Sel. 11). Lorsque les hommes étaient encore si proches de la création qu’ils ne pouvaient avoir oublié leur création et leur chute, lorsque ceux qui avaient vu Adam n’ont plus été au monde, Dieu a envoyé Noé et l’a sauvé et noyé toute la terre par un miracle qui marquait assez et le pouvoir qu’il avait de sauver le monde et la volonté qu’il avait de le faire et de faire naître de la semence de la femme celui qu’il avait promis.

Ce miracle suffisait pour affermir l’espérance des élus.

La mémoire du déluge étant encore si fraîche parmi les hommes lorsque Noé vivait encore Dieu fit ses promesses à Abraham et lorsque Sem vivait encore Dieu envoya Moïse, etc.

Voir aussi la Préface de la Genèse dans la Bible de Port-Royal, qui présente l’ensemble de la chronologie vétérotestamentaire sous forme de tableaux. Le commentaire de Bernard Chédozeau dans L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Les Préfaces de l’Ancien Testament, Paris, Champion, 2013, insiste sur le fait que ce recours à la tradition héréditaire, qui peut nous paraître étrange du point de vue historique, représente pour l’époque un effort pour ne tenir compte que des éléments positifs, sans avoir recours à la révélation.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 472. Le dernier paragraphe signifie qu’aux yeux de Pascal, il exista des documents, ou au moins une tradition orale soigneusement conservée, dès l’époque des Patriarches. Moïse aurait le premier retranscrit ou mis par écrit ces documents ou cette tradition. Les premiers textes de la Bible, qui émanent du peuple tout entier, sont contemporains des premiers Hébreux.

 

Ainsi les livres des sibylles et de Trismégiste, et tant d’autres qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent faux à la suite des temps. Il n’en est pas ainsi des auteurs contemporains.

 

Trismégiste

 

Les Grecs ont donné le nom d’Hermès Trismégiste au dieu égyptien Toth ; il passe par la suite pour un des anciens rois d’Égypte, inventeur de toutes les sciences ; on lui attribue un nombre important de livres, dont subsistent quelques fragments, que réunit Marsile Ficin. En 1574, Candale a publié une traduction latine, dont une traduction française a été donnée en 1579, sous le titre Le Pimandre des Mercure Trismégiste, de la philosophie chrétienne, connaissance du verbe divin, et de l’excellence des œuvres de Dieu..., Bordeaux, S. Millanges, 1579. Voir la bibliographie des textes dans Greiner Frank, Les métamorphoses d’Hermès, Champion, Paris, 2000, p. 606.

Lenoble Robert, Mersenne, ou la naissance du mécanisme, Paris, Vrin, 1943, p. 102.

 

Les livres des sibylles

 

Les livres des sibylles formaient un recueil d’oracles en vers grecs venus de la sibylle d’Érythrée et prédisant les destinées de Rome. Ils furent brûlés en l’an 670 de Rome. Le sénat fit faire un nouveau recueil que Théodose brûla en 389 après Jésus-Christ. On ignore si Pascal cite ces livres et ceux d’Hermès Trismégiste parce qu’il s’agit d’oracles païens ou s’il sait que les chrétiens (apologistes) des IVe et Ve siècles y ont fait des interpolations abusives. Saint Augustin parle de ces livres dans La cité de Dieu, VIII, 23-24 et XVIII, 23 ; voir Pensées, éd. Lafuma, Paris, Luxembourg, Notes. Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 487 : à l’époque de saint Augustin, on en appelait au témoignage d’Hermès Trismégiste (Cité de Dieu, loc. cit.), de l’oracle de Cumes invoqué par Virgile (Ibid. X, 27).  Voir La cité de Dieu, Œuvres, 36, XVIII, 1, Bibliothèque augustinienne, p. 553 et 755, n. 50. Emploi par les chrétiens de l’apologétique (Origène, saint Théophile d’Antioche, etc.) : p. 756 sq. Mais on savait dès cette époque qu’il y avait eu des interpolations. Saint Augustin développe donc la théorie des livres saints conservés par les Juifs.

Ferreyrolles Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 30.

 

Il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, et qu’il jette dans le peuple, et un livre qui fait lui‑même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.

 

La formule se retrouve dans le fragment Preuves par les Juifs VI (Laf. 481, Sel. 716). Contre l’histoire de la Chine. Les histoires de Mexico, des cinq soleils, dont le dernier est il n’y a que huit cents ans. Différence d’un livre reçu d’un peuple, ou qui forme un peuple.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 472. Le dernier paragraphe signifie qu’aux yeux de Pascal, il exista des documents, ou au moins une tradition orale soigneusement conservée, dès l’époque des Patriarches. Moïse aurait le premier retranscrit ou mis par écrit ces documents ou cette tradition. Les premiers textes de la Bible, qui émanent du peuple tout entier, sont contemporains des premiers Hébreux.

Le relatif qui suppose que le livre fonde la création de l’unité des hommes. La Bible est le livre par lequel Dieu fait alliance avec Abraham, et par conséquent constitue le peuple. Les autres livres sont des récits ; la Bible est constituante. La Bible n’est pas seulement un livre d’histoire. C’est aussi un livre qui formule les lois spécifiques d’un peuple (Deutéronome). Or c’est l’ensemble de ses lois qui constitue un peuple comme tel : la formule de Pascal n’a donc rien de métaphorique, et doit être prise à la lettre.

Les éditeurs de Port-Royal ont inversé l’ordre des textes des deux paragraphes (les seuls qu’ils ont du reste conservés). Voir sur ce point la comparaison des Copies et de l’édition de 1670. Sans doute ont-ils pensé qu’il fallait clore le chapitre sur l’argument que seuls les « auteurs contemporains » sont véritablement fiables. Peut-être leur a-t-il échappé qu’en affirmant que les auteurs d’un livre qui fait un peuple sont nécessairement aussi anciens que le peuple, Pascal pensait sans doute apporter un argument plus puissant que toutes les certitudes de fait que les chronologies pouvaient alléguer : un chronologiste pourra montrer que, de fait, un auteur est aussi ancien que le peuple dont il raconte l’histoire ; mais si c’est le livre qui fait le peuple, c’est-à-dire qui  le constitue comme peuple (et dans le cas d’Israël comme peuple de Dieu), il est nécessaire que livre et peuple soient aussi anciens l’un que l’autre.

La même préférence pour des arguments « de nécessité », c’est-à-dire de nécessité logique, à des arguments de fait qui peuvent n’être que « de hasard » paraît dans d’autres contextes, par exemple dans la Pensée n° 14O (Laf. 930, Sel. 757), à propos de saint Augustin.

Gouhier Henri, Pascal. Commentaires, p. 229 sq.