Preuves par discours III - Fragment n° 10 / 10  – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 47 p. 229 v° à 231 v° / C2 : p. 443 à 445

Éditions de Port-Royal :

     Chap. XX - On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ : 1669 et janvier 1670 p. 153-157  / 1678 n° 2 p. 151-155

     Chap. XVIII - Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se découvrir aux autres : 1669 et janvier 1670 p. 138  / 1678 n° 3 p. 137

     Préface : 1669 et janvier 1670 p. [48-49]  / 1678 p. [31-32]

Éditions savantes : Faugère II, 115, III ; II, 116, VII à IX ; II, 142, IV  / Havet X.5 ; XXII.3, 6 et 10 ; XX.2 ; XXIV.9 et 9 bis / Michaut 919 et 920 / Brunschvicg 556  et 494 / Le Guern 419 et 420 / Lafuma 449 et 450 (série V) / Sellier 690

______________________________________________________________________________________

 

 

Bibliographie

 

 

BOUCHILLOUX Hélène, La critique des preuves de l’existence de Dieu et la valeur du discours apologétique, in COMTE-SPONVILLE André (dir.), Pascal philosophe, Revue internationale de philosophie, n° 1/1997, p. 5-29.

CARRAUD Vincent, Pascal et la Philosophie, P. U. F., Paris, 1992.

DESCOTES Dominique, L’argumentation chez Pascal, Paris, P. U. F., 1993.

DROZ Edouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, Paris, Alcan, 1886.

DUHEM Pierre, Les origines de la statique, Paris, Hermann, 1905, 2 vol.

GOUHIER Henri, Pascal et les humanistes chrétiens. L’affaire Saint-Ange, Paris, Vrin, 1974.

GOUHIER Henri, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

JULIEN-EYMARD D’ANGERS, Pascal et ses précurseurs, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954.

LACOMBE Roger, L’apologétique de Pascal. Étude critique, Paris, P. U. F., 1958.

MARION Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P. U. F., 1986.

McKENNA Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, Paris et Oxford, Voltaire Foundation, 1993.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES-CDU, 1993.

MESNARD Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 414-425.

PEZZINO Giuseppe, L’incerto potere della ragione, Catania, C. U. E. C. M., 2005.

RUSSIER Jeanne, La foi selon Pascal, I, Paris, P. U. F., 1949.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

SELLIER Philippe, La théologie des Pensées. Littérature et théologie, in GOYET Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 71-91.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., Paris, Champion, 2010.

SERRES Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Paris, P. U. F., 1968.

SILHON Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Billaine, 1634.

SIRMOND Antoine, De immortalitate animae demonstratio physica et aristotelica adversus Pomponatium et asseclas, Paris, Soly, 1635.

SIRMOND Antoine, Démonstration de l’immortalité de l’âme, tirée des principes de la nature, fortifiée de ceux d’Aristote, Paris, Soly, 1637.

 

 

Éclaircissements

 

Jésus‑Christ est l’objet de tout, et le centre où tout tend.

 

Voir le dossier thématique sur Jésus-Christ et les liasses Preuves de Jésus-Christ et Excellence de cette manière de prouver Dieu.

Objet : le mot doit être pris dans le sens de fin, de chose à laquelle le reste tend. Furetière indique que le mot se dit quelquefois de la fin : cet homme n’a d’autre objet dans ses actions que la gloire de Dieu ; c’est l’objet ou le but où tendent tous les désirs.

Centre : voir Euclide, Éléments, I, Définition 16.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 83. Lorsque Pascal indique ce qui est pour lui la référence fondamentale, l’image du centre vient naturellement sous sa plume.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 414-425. En Jésus-Christ se résume tout le christianisme : p. 415 sq.

Le centre se dit, notamment dans la physique ancienne, du lieu où tendent tous les corps naturels ; dans la cosmologie aristotélicienne, on l’assimilait au centre de la terre. Le mouvement naturel d’un corps pesant est censé le conduire à son lieu naturel, qui se trouve au centre de la terre : s’il l’atteint il pourra trouver le repos. Par analogie, selon le Dictionnaire de l’Académie, on dit figurativement être en son centre pour dire être où l’on se plaît, où l’on veut être. Dans la formule de Pascal, il faut entendre que toutes choses, dans le monde, tire son sens de la Révélation et de la Rédemption, et par conséquent renvoie à la personne du Christ.

Sur la notion de centre dans la cosmologie ancienne et moderne, se reporter à Duhem Pierre, Les origines de la statique, Paris, Hermann, 1905, 2 vol.

Sur la conception pascalienne du centre, voir Serres Michel, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, II, Paris, P. U. F., 1968, p. 648 sq.

 

Qui le connaît connaît la raison de toutes choses.

 

Sur le sens du mot raison dans la langue de Pascal, voir Raisons des effets. La Révélation apportée par le Christ explique la coexistence en l’homme d’une grandeur qui lui vient du souvenir obscur de son état d’innocence, et de sa misère actuelle, et lui montre comment la Rédemption lui ouvre à nouveau la voie du salut. Sur ce point, voir A P. R.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 414-425.

 

Ceux qui s’égarent ne s’égarent que manque de voir une de ces deux choses. On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu, mais on ne peut connaître Jésus‑Christ sans connaître tout ensemble et Dieu et sa misère.

 

Ce passage fait écho à des idées que Pascal a exposées dans Excellence de cette manière de prouver Dieu.

Excellence 4 (Laf. 191, Sel. 224). Il est non seulement impossible mais inutile de connaître Dieu sans J. C. Ils ne s’en sont pas éloignés mais approchés ; ils ne se sont pas abaissés mais… Quo quisque optimus eo pessimus si hoc ipsum quod sit optimus ascribat sibi.

Dieu sans sa misère : ce sont les stoïciens et leurs pareils. Voir le discours que Pascal tient sur Épictète dans L’entretien avec M. de Sacy. La connaissance de Dieu, lorsqu’elle n’est pas jointe à celle de la misère de l’homme, engendre la « superbe diabolique » que Pascal reproche aux stoïciens et aux déistes.

Sa misère sans Dieu : ce sont les épicuriens et les philosophes que la conscience de la misère de l’homme n’est accompagnée d’aucune perspective de salut, ce qui les conduit au désespoir.

Excellence 3 (Laf. 190, Sel. 223). C’est ce que produit la connaissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ qui est de communiquer sans médiateur, avec le Dieu qu’on a connu sans médiateur. Au lieu que ceux qui ont connu Dieu par médiateur connaissent leur misère.

Excellence 5 (Laf. 192, Sel. 225). La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu parce que nous y trouvons, et Dieu et notre misère.

Voir aussi le fragment Excellence 1 (Laf. 189, Sel. 221). Dieu par Jésus-Christ. Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. Par Jésus-Christ nous connaissons Dieu. Tous ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n’avaient que des preuves impuissantes. Mais pour prouver Jésus-Christ nous avons les prophéties qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophéties étant accomplies et prouvées véritables par l’événement marquent la certitude de ces vérités et partant la preuve de la divinité de Jésus-Christ En lui et par lui nous connaissons donc Dieu. Hors de là et sans l’écriture, sans le péché originel, sans médiateur nécessaire, promis et arrivé, on ne peut prouver absolument Dieu, ni enseigner ni bonne doctrine, ni bonne morale. Mais par Jésus-Christ et en Jésus-Christ on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes. Mais nous connaissons en même temps notre misère, car ce Dieu là n’est autre chose que le réparateur de notre misère. Ainsi nous ne pouvons bien connaître Dieu qu’en connaissant nos iniquités. Aussi ceux qui ont connu Dieu sans connaître leur misère ne l’ont pas glorifié, mais s’en sont glorifiés.

 

Et c’est pourquoi je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles ou l’existence de Dieu ou la Trinité ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature,

 

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle, p. 414-425. Inadéquation des preuves à leur objet ; les moyens ne sont pas appropriés à la fin.

Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 65 sq. Inutilité des preuves naturelles et rationnelles pour prouver Dieu.

Russier Jeanne, La foi selon Pascal, II, p. 403 sq. Peut-on avoir la certitude de l’existence de Dieu hors la foi ? Oui selon Port-Royal, par les raisons naturelles. Mais Pascal semble avoir estimé que non. On en tire que ses premiers éditeurs ne l’ont pas compris ; tantôt on suggère que l’œuvre achevée aurait comblé cette lacune, tantôt on affirme qu’on ne trouvera pas de preuve métaphysique, mais qu’en réalité il y en a, mais qu’on ne les voit pas parce qu’on les cherche avec de fausses idées. Tantôt qu’il n’y en a pas effectivement, mais que c’est par tactique. Malgré tout pour Port-Royal les preuves de Dieu existent, mais sont inutiles hors de la foi : p. 413. Il est nécessaire d’en parler pour adopter le point de vue de l’athée : p. 414. Selon Jeanne Russier, pour Pascal, l’exposé des preuves rationnelles est un obstacle à la grâce, et non un instrument : p. 415. De plus la grâce qui éclairerait encore les preuves n’aurait pas seulement à permettre à la raison de voir ce qu’elle peut voir seule, si elle n’est pas obscurcie par le péché ; elle devrait aussi lui apporter des lumières dont par nature elle est privée. Les preuves rationnelles mènent au déisme, qui est une impasse et non une étape. Critique du déisme : p. 416-417. Pascal sait que l’art de se mettre à la place d’autrui implique qu’on le connaisse justement assez bien pour ne pas se laisser prendre au piège que tend son amour-propre ; il ne faut pas toujours accepter la discussion sur le terrain qu’on propose, mais souvent la transporter ailleurs : p. 419.

Sur l’impossibilité de prouver Dieu, Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 137 sq., renvoie à Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680). Gouhier remarque que Pascal met sur le même plan l’existence de Dieu, celle de l’âme et la Trinité : p. 199. Or les deux premières sont des vérités rationnelles selon la philosophie, la troisième est une vérité théologique. Pascal semble contester la capacité de la raison à atteindre les trois. À noter que Pascal ne dit pas que l’entreprise est impossible, qu’il ne se sentirait pas assez fort pour l’accomplir, mais qu’il n’en regrette rien, car il la trouverait vaine : p. 139-140.

Par raisons naturelles, il faut entendre des raisons que fournit le raisonnement naturel, mais aussi les preuves qui se tirent de la nature. Sur ces dernières, le fragment Laf. 781, Sel. 644 soutient que celles que l’on tire de la physique et du spectacle de la nature sont plus propres à détourner de la religion qu’à en persuader les hommes : pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux‑là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris.

Mais Pascal récuse surtout dans ce passage les preuves qu’il appelle métaphysiques, qui sont fondées sur le raisonnement naturel, comme celles que Descartes allègue dans les Méditations métaphysiques et le Discours de la méthode. Ce refus n’a rien de particulièrement anticartésien : Pascal récuserait de la même manière les arguments proposés dans le livre de Jean de Silhon, De l’immortalité de l’âme (Paris, Billaine, 1634), ou un ouvrage comme la Démonstration de l’existence de Dieu de Fénelon (voir l’édition des Œuvres procurée par J. Le Brun, t. II, coll. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1997, p. 509 sq.).

Bouchilloux Hélène, “La critique des preuves de l’existence de Dieu et la valeur du discours apologétique”, in Comte-Sponville André (dir.), Pascal philosophe, Revue internationale de philosophie, n° 1/1997, p. 5-29.

Carraud Vincent, Pascal et la Philosophie, 1992.

Le Dieu auteur des vérités géométriques et des lois de la mécanique n’est pas seulement celui de Descartes, ce sera aussi celui de Newton. Voir Dugas René, La Mécanique au XVIIe Siècle, Neuchâtel, Éd. Griffon, 1954, p. 427 sq.

La démonstration de l’immortalité de l’âme a fait l’objet d’un gros ouvrage de Jean de Silhon, que Pascal a peut-être lu : Silhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Billaine, 1634.

Le jésuite Antoine Sirmond a aussi consacré à ce sujet un ouvrage latin, Sirmond Antoine, De immortalitate animae demonstratio physica et aristotelica adversus Pomponatium et Asseclas, Paris, Soly, 1635, qui a été traduit en français, Sirmond Antoine, Démonstration de l’immortalité de l’âme, tirée des principes de la nature, fortifiée de ceux d’Aristote, Paris, Soly, 1637.

Sur l’immortalité de l’âme en revanche, un Descartes s’est montré plus cauteleux. Voir Bouillier Francisque, Histoire de la philosophie cartésienne, I, p. 132 sq. Descartes laisse de côté la question de l’immortalité ; il est impossible de démontrer par la raison que Dieu ne peut anéantir l’âme de l’homme : p. 133.

Le résumé des Méditations présente les choses de la manière suivante :

« Parce qu’il peut arriver que quelques-uns attendent de moi en ce lieu-là des raisons pour prouver l’immortalité de l’âme j’estime les devoir maintenant avertir, qu’ayant tâché de ne rien écrire dans ce traité, dont je n’eusse des démonstrations très exactes, je me suis vu obligé de suivre un ordre semblable à celui dont se servent les géomètres, savoir est, d’avancer toutes les choses desquelles dépend la proposition que l’on cherche, avant que d’en rien conclure. Or la première et principale chose qui est requise, avant que de connaître l’immortalité de l’âme est d’en former une conception claire et nette, et entièrement distincte de toutes les conceptions que l’on peut avoir du corps : ce qui a été fait en ce lieu-là. Il est requis, outre cela, de savoir que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies, selon que nous les concevons : ce qui n’a pu être prouvé avant la quatrième Méditation. De plus, il faut avoir une conception distincte de la nature corporelle, laquelle se forme, partie dans cette seconde, et partie dans la cinquième et sixième Méditation. Et enfin, l’on doit conclure de tout cela que les choses que l’on conçoit clairement et distinctement être des substances différentes, comme l’on conçoit l’esprit et le corps, sont en effet des substances diverses, et réellement distinctes les unes d’avec les autres : et c’est ce que l’on conclut dans la sixième Méditation. Et en la même aussi cela se confirme, de ce que nous ne concevons aucun corps que comme divisible, au lieu que l’esprit, ou l’âme de l’homme, ne se peut concevoir que comme indivisible : car, en effet, nous ne pouvons concevoir la moitié d’aucune âme, comme nous pouvons faire du plus petit de tous les corps ; en sorte que leurs natures ne sont pas seulement reconnues diverses, mais même en quelque façon contraires. Or il faut qu’ils sachent que je ne me suis pas engagé d’en rien dire davantage en ce traité-ci, tant parce que cela suffit pour montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort de l’âme ne s’ensuit pas, et ainsi pour donner aux hommes l’espérance d’une seconde vie après la mort ; comme aussi parce que les prémisses desquelles on peut conclure l’immortalité de l’âme dépendent de l’explication de toute la physique : premièrement, afin de savoir que généralement toutes les substances, c’est-à-dire toutes les choses qui ne peuvent exister sans être créées de Dieu, sont de leur nature incorruptibles, et ne peuvent jamais cesser d’être, si elles ne sont réduites au néant par ce même Dieu qui leur veuille dénier son concours ordinaire. Et ensuite, afin que l’on remarque que le corps, pris en général, est une substance, c’est pourquoi aussi il ne périt point ; mais que le corps humain, en tant qu’il diffère des autres corps, n’est formé et composé que d’une certaine configuration de membres, et d’autres semblables accidents ; et l’âme humaine, au contraire, n’est point ainsi composée d’aucuns accidents, mais est une pure substance. Car encore que tous ses accidents se changent, par exemple, qu’elle conçoive de certaines choses, qu’elle en veuille d’autres, qu’elle en sente d’autres, etc., c’est pourtant toujours la même âme ; au lieu que le corps humain n’est plus le même, de cela seul que la figure de quelques-unes de ses parties se trouve changée. D’où il s’ensuit que le corps humain peut facilement périr, mais que l’esprit, ou l’âme de l’homme (ce que je ne distingue point), est immortelle de sa nature ».

Sur l’immortalité de l’âme, voir Julien-Eymard d’Angers, Pascal et ses précurseurs, notamment p. 192 sq.

En revanche, il est exclu que la sainte Trinité puisse être démontrable par raison, puisque c’est par définition un mystère théologique.

Bouyer Louis, Dictionnaire théologique, p. 630. Doctrine de l’Église selon laquelle il y a en Dieu trois personnes réellement distinctes dans l’unité d’une seule nature ou essence.

Bartmann Bernard, Précis de Théologie dogmatique, I, p. 193 sq. Dans l’unique être divin, il y a trois personnes, et ces trois personnes sont le Dieu unique. Ce dogme est exprimé formellement pour la première fois dans le Symbole de saint Athanase, à la fin des controverses trinitaires, vers 400. « Fides catholica haec est, ut unum Deum in Trinitate et Trinitatem in unitate veneremur ». L’unité dans la trinité est l’unité de l’essence : les trois Personnes sont d’une seule et même essence. Mais c’est aussi celles des attributs et de l’activité : p. 194. Mais la trinité suppose une distinction réelle, qui se rapporte aux Personnes, et à la manière dont chacune possède l’essence divine. La première Personne possède cette essence comme une essence non communiquée, sans principe ; la seconde la reçoit par génération de la première ; la troisième la reçoit par spiration commune des deux autres : p. 195. Les trois personnes procèdent l’une de l’autre, et elles sont l’une dans l’autre : p. 195.

Saint Thomas, Somme contre les Gentils, IV, La Révélation, éd. Denis Moreau, p. 28 sq.

Hurter H., Theologiae dogmaticae compendium, t. II, Tract. V, Pars II, De sanctissimo Trinitatis mysterio, p. 112 sq.

Pascal a rencontré des personnes qui prétendaient démontrer par raison les fondements de la religion chrétienne, et notamment Saint-Ange, qui disait prouver la Trinité par raison : Gouhier Henri, Pascal et les humanistes chrétiens. L’affaire Saint-Ange, p. 58. Voir OC II, p. 377, le Récit de deux conférences ou entretiens particuliers tenus les vendredi premier et mardi cinquième février 1647, qui rapporte qu’interrogé sur le point de savoir comment Saint-Ange « connaissait la Trinité », « il répondit qu’il la démontrait par la raison ». Ces déclarations imprudentes ont provoqué une vive réaction de la part de Pascal et de ses amis.

En revanche, si Pascal se sert de preuves tirées de la nature, il admet qu’il soit possible d’en tirer de l’histoire : voir Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 416.

 

non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connaissance sans Jésus‑Christ est inutile et stérile.

 

Pascal ne perd pas de vue la nécessité de l’efficacité rhétorique. Voir Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, 1886, p. 80. Pascal n’est pas un théoricien, mais un homme d’action ; il n’a pas à trouver la vérité, mais à la communiquer, pour propager la foi et convertir. Descartes s’enferme dans son poêle, Pascal « au grand jour et dans la société, produit des preuves qui, sous peine d’être stériles, doivent joindre au mérite d’être justes, celui de gagner l’assentiment. L’un se contente d’avoir raison, l’autre n’a rien fait si, ayant raison, il n’a pas su persuader qu’il a raison. Or, il ne suffit pas de dire vrai pour être cru... »

Dans L’art de persuader déjà, Pascal admet qu’il est très difficile, et même impossible de persuader vraiment le lecteur. Mais dans cet opuscule, il en allègue d’autres raisons : c’est parce que le cœur des hommes est instable, et que les hommes sont tous différents les uns des autres que l’on ne peut établir les règles d’un véritable art de persuader. Dans le cas présent en revanche, quoique Pascal sache que les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie (Ordre 10 (Laf. 12, Sel. 46), la raison pour laquelle il exclut de recourir à des preuves tirées de la nature tient plutôt à la nature de ce qu’il veut persuader : recourir à ce type de preuve revient à commettre une ignoratio elenchi, c’est-à-dire une erreur sur ce qu’il faut prouver : sans Jésus-Christ, on ne peut prouver que le Dieu des philosophes et le déisme, ce qui ne les avance en rien sur la voie du salut. : non seulement ces preuves n’enseignent ni la corruption originelle de l’homme, ni le moyen de s’en relever, mais elles ne sauraient faire connaître le Dieu d’amour qui est celui de la religion chrétienne.

Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222). Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés.

Mesnard Jean, “Au cœur de l’apologétique pascalienne : Dieu par Jésus-Christ”, in La culture du XVIIe siècle. Enquêtes et synthèses, p. 414-425. L’inefficacité des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu les rend inutiles : la foi ne s’engendre pas par la démonstration successive des vérités particulières de la religion.

Sellier Philippe, Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., 2010, p. 385 sq. Les preuves métaphysiques sont inaccessibles et inefficaces pour la presque totalité des hommes ; et même pour ceux à qui elles servent, ce n’est que pour un moment : p. 220. Référence à saint Augustin.

Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 310 sq. Par son refus des preuves métaphysiques, Pascal remet en cause l’ambition cartésienne de prouver l’existence de Dieu. Premier reproche : leur difficulté et leur imperfection les rendent peu convaincantes ; d’autre part ces preuves ne font pas entrer dans le mystère de Jésus-Christ : p. 312. Le sens du reproche d’inutilité, c’est que le but d’un discours sur Dieu ne se résume pas à en donner la connaissance ; connaître Dieu par la seule raison expose à l’orgueil et au déisme. Il s’agit de le faire aimer, ce que les preuves ne peuvent faire : p. 314.

Lacombe Roger, L’apologétique de Pascal. Étude critique, p. 47 sq.

McKenna Antony, Entre Descartes et Gassendi. La première édition des Pensées de Pascal, p. 21 sq.

 

La position de Pascal sur les preuves de Dieu n’est pas généralement partagée

 

Saint Thomas d’Aquin fournit plusieurs preuves de l’existence de Dieu. Voir Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, éd. Michon, p. 96 sq. ; et Somme théologique, Ia Q. 1-11, Dieu, I, p. 339 sq.

Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 102 sq., sur les cinq preuves de l’existence de Dieu proposées par saint Thomas. Ce sont 1. la preuve par le mouvement (Somme contre les Gentils, I, chap. 13, éd. Michon, p. 165, et Somme théologique, Ia Q. 1-11), la preuve par la cause efficiente (Somme théologique, Ia Q. 1-11), la preuve par la contingence des choses (Somme théologique, Ia Q. 1-11 ; dans la Somme contre les gentils, I, chap. 15, elle n’est donnée que comme preuve de l’éternité de Dieu), la preuve par les degrés de l’être (Somme théologique, Ia Q. 1-11 ; voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 10 : la gradation dans les choses dans le bien, le vrai, le noble, n’est possible que si les choses se rapprochent plus ou moins de l’être qui possède ces qualités dans la perfection), la preuve téléologique par la conduite du monde (Somme contre les Gentils, I, chap. 13, éd. Michon, p. 175, et Somme théologique, Ia Q. 1-1 : il faut que la providence de quelqu’un gouverne le monde par la constatation du fait que les choses de nature diverse s’accordent non pas rarement ou par hasard, mais toujours ou le plus souvent).

Mais dans le groupe de Port-Royal même, les preuves naturelles de l’existence de Dieu ne sont nullement estimées négligeables ni inutiles.

Droz Édouard, Étude sur le scepticisme de Pascal, p. 91 sq. Sur la déclaration par Pascal de l’inutilité et de l’inefficacité des preuves physiques de Dieu. Droz remarque opportunément que tous les membres du groupe de Port-Royal ne sont pas d’accord avec Pascal sur ce point. Arnauld et Nicole les jugent bonnes, mais aussi Saint-Cyran, Sacy et Singlin : p. 92. Saint-Cyran déclare dans la Théologie familière, Œuvres chrétiennes et spirituelles, IV, p. 2,  que l’on connaît Dieu « par la lumière et le sentiment imprimé naturellement dans nos âmes », et « par la beauté de l’ordre du monde ».

Guion Béatrice, Pierre Nicole moraliste, p. 201. Nicole refuse de condamner les preuves métaphysiques, qu’il n’est pas « raisonnable » de « décrier » ; voir Traité de l’éducation d’un prince, seconde éd., 1671, p. 122 ; Essais de morale, 2e vol., 1733, p. 26.

Dans le deuxième volume de ses Essais de morale, Pierre Nicole en a composé un compendium qui en donne une vue sommaire, le Discours contenant en abrégé les preuves naturelles de l’existence de Dieu, et de l’immortalité de l’âme. « Comme les libertins et les impies rejettent presque toutes les preuves qui se tirent de l’autorité des livres saints, dont ils croient saper les fondements en niant l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, ceux qui défendent la religion contre eux ont cru qu’ils devaient avoir recours à des raisons naturelles, comme à des principes communs qu’ils ne pourraient pas désavouer. »

Nicole poursuit en affirmant l’utilité de recourir à l’argumentation rationnelle dans la controverse contre les impies :

« Les uns ont inventé des raisonnements subtils et métaphysiques pour prouver l’un et l’autre de ces deux points, et les autres en proposent de plus populaires et de plus sensibles en rappelant les hommes à la considération de l’ordre du monde, comme à un grand livre toujours exposé à leur vue. Je reconnais que ce ne sont pas là les preuves les plus propres pour conduire à la vraie religion ceux qui sont assez malheureux pour ne la connaître pas, et que celles qui se tirent des miracles et des prophéties, qui autorisent la certitude des écritures, sont beaucoup plus capables de faire impression sur des esprits opiniâtres. Mais je suis persuadé en même temps que ces preuves naturelles ne laissent pas d’être solides, et que pouvant être proportionnées à certains esprits, elles ne sont pas à négliger. Il y en a d’abstraites et de métaphysiques comme j’ai dit, et je ne vois pas qu’il soit raisonnable de prendre plaisir à les décrier. Mais il y en a aussi qui sont plus sensibles, plus conformes à notre raison, plus proportionnées à la plupart des esprits, et qui sont telles qu’il faut que nous nous fassions violence pour y résister : et ce sont celles que j’ai dessein de recueillir dans ce discours. »

Nicole admet bien que l’argument des prophéties, que Pascal appelle un « miracle subsistant » est le plus pertinent et le mieux adapté, mais il ne convient pas pour autant qu’il faille rejeter sans discernement les preuves rationnelles et abstraites de l’existence de Dieu. Il en propose donc un bref recueil. Voir dans le commentaire du fragment Excellence 2 (Laf. 190, Sel. 222) le texte complet de ce petit ouvrage de Nicole.

 

Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

 

Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu… : il y a peut-être dans cette formule un souvenir deSilhon Jean de, De l’immortalité de l’âme, Paris, Pierre Billaine, 1634, Livre II, Discours I, Où il est prouvé qu’il y a Dieu, p. 240 sq., où l’auteur répète à plusieurs reprises qu’il est possible de démontrer un être nécessaire et non contingent, etc., « que nous appellerons Dieu » ; voir p. 251, 256, 263, 265, 273, 283, 285.

Gouhier Henri, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, p. 159. Gouhier estime que l’expression quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu renvoie à la doctrine formulée par saint Augustin dans le De libero arbitrio. En revanche, dans le paragraphe suivant, Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments renvoie à l’idée cartésienne de la création des vérités éternelles. Gouhier remarque que, du point de vue de Pascal, ces deux doctrines sont à peu près équivalentes. Elles ne se distinguent que si l’on s’intéresse à leur contenu propre, c’est-à-dire du point de vue du philosophe, du théologien ou de l’historien des idées.

Sur les rapports mathématiques : voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 140 sq. Pascal pense à la démonstration augustinienne qui s’appuie sur la présence en notre âme de vérités éternelles pour conclure à l’existence du Verbe. Voir p. 234, la note 39, sur la coexistence des inspirations augustinienne et cartésienne. Sur le mot épicurien, p. 234-235, renvoi à Charron, Les trois vérités, livre I, ch. III, sur les philosophes qui acceptent une « déité imaginaire », dénuée de tout souci de ce monde.

Il n’y a pas de contradiction chez Pascal : voir Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 143 sq. Il faut distinguer Dieu philosophique et Dieu d’Abraham. Descartes ou Aristote peuvent bien démontrer la nécessité d’un être causa sui, mais l’auteur de la chiquenaude initiale n’est pas le vrai Dieu.

Marion Jean-Luc, Sur le prisme métaphysique de Descartes, p. 316 sq. La seule connaissance de l’existence de Dieu ne suffit pas ; elle rend déiste ; il faut connaître aussi la corruption de l’homme. Sur la mention de la doctrine de Dieu créateur des vérités éternelles : p. 321.

 

Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments, c’est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes pour donner une heureuse suite d’années à ceux qui l’adorent, c’est la portion des Juifs.

 

Cette distinction demande un commentaire. A priori, lorsque Pascal parle du Dieu auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments, on pourrait penser qu’il a en vue les rationalistes incrédules ; il pourrait penser aux stoïciens. On voit mal en revanche pourquoi il mentionne les épicuriens. L’opposition avec les Juifs n’est pas plus claire, et on ne trouve pas d’autre texte où elle apparaisse. En fait, Pascal semble ici opposer deux attitudes : celle des hommes qui ne voient dans les dieux que des démiurges et des maîtres de l’ordre du monde (même s’ils ne s’en occupent guère, comme c’est le cas des dieux épicuriens), et celle de ceux qui croient en un Dieu qui n’a pour office que de veiller à satisfaire les désirs des hommes. On pourrait penser que les stoïciens auraient mieux convenu en l’occurrence que les épicuriens.

 

Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation,

 

La formule fait écho à un passage du Mémorial (Laf. 913, Sel. 742, OC III, éd. J. Mesnard, p. 50) :

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 340.

Sur le sens mystique de la consolation, voir la Prière pour demander le bon usage des maladies, et l’analyse de OC IV, éd. J. Mesnard, p. 991-992. La souffrance appartient à la nature. La consolation, la seule véritable au moins, appartient à la grâce. Avant la venue du Christ, le monde, païen ou juif, a vécu dans les maux sans consolation. Depuis la venue du Christ, les souffrances de la nature son équilibrées chez les fidèles par les consolations de la grâce.

Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, § 1, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 998.

« I. Seigneur, dont l’esprit est si bon et si doux en toutes choses, et qui êtes tellement miséricordieux que non seulement les prospérités, mais les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus sont les effets de votre miséricorde, faites-moi la grâce de n’agir pas en païen dans l’état où votre justice m’a réduit : que comme un vrai Chrétien je vous reconnaisse pour mon père et pour mon Dieu, en quelque état que je me trouve, puisque le changement de ma condition n’en apporte pas à la vôtre, que vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet au changement, et que vous n’êtes pas moins Dieu quand vous affligez et quand vous punissez, que quand vous consolez et que vous usez d’indulgence. »

Ibid., § IV, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1000.

« Faites, ô mon Dieu, que j’adore en silence l’ordre de votre providence adorable sur la conduite de ma vie ; que votre fléau me console ; et qu’ayant vécu en amertume pendant la paix, je goûte les douceurs célestes de votre grâce durant les maux salutaires dont vous m’affligez. Mais je reconnais, mon Dieu, que mon cœur est tellement endurci et plein des idées, des soins, des inquiétudes et des attachements du monde, que la maladie non plus que la santé, ni les discours, ni les livres, ni vos Écritures sacrées, ni votre Évangile, ni vos mystères les plus saints, ni les aumônes, ni les jeûnes, ni les mortifications, ni les miracles, ni l’usage des Sacrements, ni le sacrifice de votre corps, ni tous mes efforts, ni ceux de tout le monde ensemble, ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion, si vous n’accompagnez toutes ces choses d’une assistance tout extraordinaire de votre grâce. C’est pourquoi, mon Dieu, je m’adresse à vous, Dieu tout-puissant, pour vous demander un don que toutes les créatures ensemble ne peuvent m’accorder. Je n’aurais pas la hardiesse de vous adresser mes cris, si quelque autre pouvait les exaucer. Mais, mon Dieu, comme la conversion de mon cœur, que je vous demande, est un ouvrage qui passe tous les efforts de la nature, je ne puis m’adresser qu’à l’auteur et au maître tout-puissant de la nature et de mon cœur. À qui crierai-je, Seigneur, à qui aurai-je recours, si ce n’est à vous ? Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut pas remplir mon attente. C’est Dieu même que je demande et que je cherche ; et c’est à vous seul, mon Dieu, que je m’adresse pour vous obtenir. Ouvrez mon cœur, Seigneur ; entrez dans cette place rebelle que les vices ont occupée. Ils la tiennent sujette ; entrez-y comme dans la maison du fort ; mais liez auparavant le fort et puissant ennemi qui la maîtrise, et prenez ensuite les trésors qui y sont. Seigneur, prenez mes affections que le monde avait volées ; volez vous-même ce trésor, ou plutôt reprenez-le, puisque c’est à vous qu’il appartient, comme un tribut que je vous dois, puisque votre image y est empreinte. Vous l’y aviez formée, Seigneur, au moment de mon baptême qui est ma seconde naissance ; mais elle est tout effacée. L’idée du monde y est tellement gravée, que la vôtre n’est plus connaissable. Vous seul avez pu créer mon âme : vous seul pouvez la créer de nouveau. Vous seul y avez pu former votre image : vous seul pouvez la reformer, et y réimprimer votre portrait effacé, c’est-à-dire Jésus-Christ mon Sauveur, qui est votre image et le caractère de votre substance. »

Ibid., § XI, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1007-1008.

« Faites-moi la grâce, Seigneur, de joindre vos consolations à mes souffrances, afin que je souffre en Chrétien. Je ne demande pas d’être exempt des douleurs ; car c’est la récompense des saints : mais je demande de n’être pas abandonné aux douleurs de la nature sans les consolations de votre Esprit ; car c’est la malédiction des Juifs et des Païens. Je ne demande pas d’avoir une plénitude de consolation sans aucune souffrance ; car c’est la vie de la gloire. Je ne demande pas aussi d’être dans une plénitude de maux sans consolation ; car c’est un état de Judaïsme. Mais je demande, Seigneur, de ressentir tout ensemble et les douleurs de la nature pour mes péchés, et les consolations de votre Esprit par votre grâce ; car c’est le véritable état du Christianisme. Que je ne sente pas des douleurs sans consolation ; mais que je sente des douleurs et de la consolation tout ensemble, pour arriver enfin à ne sentir plus que vos consolations sans aucune douleur. Car, Seigneur, vous avez laissé languir le monde dans les souffrances naturelles sans consolation, avant la venue de votre Fils unique : vous consolez maintenant et vous adoucissez les souffrances de vos fidèles par la grâce de votre Fils unique : et vous comblez d’une béatitude toute pure vos saints dans la gloire de votre Fils unique. Ce sont les admirables degrés par lesquels vous conduisez vos ouvrages. Vous m’avez tiré du premier : faites-moi passer par le second, pour arriver au troisième. Seigneur, c’est la grâce que je vous demande. »

OC I, éd. J. Mesnard, p. 261. Vie de Pascal, 2e version, § 50.

« Un des principaux points de l’éloquence qu’il s’était fait était non seulement de ne rien dire que l’on n’entendît pas, ou que l’on entendît avec peine, mais aussi de dire des choses où il se trouvât que ceux à qui nous parlions fussent intéressés, parce qu’il était assuré que pour lors l’amour-propre même ne manquerait jamais de nous y faire faire réflexion, et de plus, la part que nous pouvons prendre aux choses étant de deux sortes (car ou elles nous affligent, ou elles nous consolent), il croyait qu’il ne fallait jamais affliger qu’on ne consolât, et que bien ménager tout cela était le secret de l’éloquence ».

 

c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède, c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie, qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour, qui les rend incapables d’autre fin que de lui‑même.

 

Il faut sur ce passage aussi renvoyer au Mémorial (Laf. 913, Sel. 742, OC III, éd. J. Mesnard, p. 50).

Preuves par discours I (Laf. 424, Sel. 680). C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison.

Sellier Philippe, “La théologie des Pensées. Littérature et théologie”, in Goyet Thérèse (dir.), L’accès aux Pensées de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 71-91. Célébration extraordinaire de la joie.

Un Dieu qui leur fait sentir sa miséricorde infinie : sur la miséricorde, voir Preuves par discours III (Laf. 438-439, Sel. 690). La miséricorde est la qualité qui cause la grâce et le pardon qu’un supérieur, un juge, accorde à un criminel. Pour une explication du sens théologique et religieux de ce mot, voir Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 186-188. La miséricorde n’est pas en Dieu une émotion, mais une action de sa volonté qui se confond avec sa justice en une unité supérieure (alors qu’en l’homme la miséricorde supprime la justice dans la mesure où elle renonce à une sanction légitime). Le Christ, comme sauveur des pécheurs, est le représentant de la miséricorde infinie de Dieu à l’égard des misères morales des hommes. Dans les Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 2, § 28, OC III, éd. J. Mesnard, p. 787-788, Pascal montre la grandeur de la miséricorde de Dieu dans le fait que, malgré la révolte d’Adam, il n’en a pas moins décidé d’accorder à une partie de l’humanité « tout entière digne de damnation » la possibilité de se sauver, par une « miséricorde toute pure et toute gratuite ». Pascal se montre plus précis dans la version la plus élaborée de cet écrit, 3, § 11, OC III, éd. J. Mesnard, p. 794 : « Tous les hommes étant dans cette masse corrompue également dignes de la mort éternelle et de la colère de Dieu, Dieu pouvait avec justice les abandonner tous sans miséricorde à la damnation. Et néanmoins il plaît à Dieu de choisir, élire et discerner de cette masse également corrompue, et où il ne voyait que de mauvais mérites, un nombre d’hommes de tout sexe, âges, conditions, complexions, de tous les pays, de tous les temps, et enfin de toutes sortes. »

Voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 268 sq. La miséricorde de Dieu est liée au discernement salutaire : Dieu discerne dans la masse ceux qu’il veut sauver : p. 269.

Sellier Philippe, “Après qu’Abraham parut : Pascal et le prophétisme”, in Port-Royal et la littérature, Pascal, 2e éd., p. 477. Commentaire de ce passage. L’expérience abrahamique, l’expérience prophétique, consiste en une apothéose intérieure des vertus théologales, foi, espérance et charité fondues existentiellement en un sentiment unique.

 

Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus‑Christ et qui s’arrêtent dans la nature, ou ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur. Et par là ils tombent ou dans l’athéisme ou dans le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également.

 

Athéisme : voir le dossier thématique Athéisme, et le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Voir la remarque de l’édition Havet, 1866, I, Article X, sur le fragment 5, p. 167.

Déisme : voir le dossier thématique Déisme, et le fragment Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690).

Ceux qui s’arrêtent dans la nature : le verbe s’arrêter doit être compris au sens de viser quelque chose par la pensée. Pascal emploie ce même verbe pour expliquer la différence entre les hommes charnels qui rapportent les discours des prophètes à des réalités politiques et humaines, et les spirituels qui savent aller au-delà des figures pour en atteindre la signification symbolique. Voir le fragment Loi figurative 15 (Laf. 260, Sel. 291). Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figure il faut voir si les prophètes en parlant de ces choses y arrêtaient leur vue et leur pensée, en sorte qu’ils n’y vissent que cette ancienne alliance, ou s’ils y voient quelque autre chose dont elle fût la peinture. Car dans un portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu’examiner ce qu’ils en disent.

Ce fragment donne raison à ceux qui allèguent le fait que « rien ne paraît » pour justifier leur refus de chercher. Pascal a mentionné cet argument dès la liasse Ordre. Voir Ordre 3 (Laf. 5, Sel. 39). Ordre. Une lettre d’exhortation à un ami pour le porter à chercher. Et il répondra : mais à quoi me servira de chercher, rien ne paraît. Et lui répondre : ne désespérez pas. Et il répondrait qu’il serait heureux de trouver quelque lumière. Mais que selon cette religion même quand il croirait ainsi cela ne lui servirait de rien. Et qu’ainsi il aime autant ne point chercher. Et à cela lui répondre : La Machine. Mais en général, on reproche aux incrédules leur mauvaise volonté, voire leur mauvaise foi. Pascal soutient ici qu’il est normal, lorsque l’on s’arrête dans la nature, que l’on n’y trouve rien. C’est du reste pourquoi, selon lui, une apologétique fondée sur le spectacle de la nature est vouée à l’échec : Voir Laf. 781, Sel. 644. Pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris.

Ils arrivent à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans médiateur : à côté des incrédules paresseux qui renoncent à la recherche dès qu’elle paraît difficile (ce sont les sceptiques), il existe des philosophes qui persistent dans la recherche, mais ne trouvent qu’un Dieu abstrait ; ce sont les stoïciens, qui tombent dans le déisme, parce que la connaissance du Christ médiateur leur fait défaut.

Preuves par discours III (Laf. 449, Sel. 690). Et sur ce fondement ils prennent lieu de blasphémer la religion chrétienne parce qu’ils la connaissent mal. Ils s’imaginent qu’elle consiste simplement en l’adoration d’un Dieu considéré comme grand et puissant et éternel, ce qui est proprement le déisme, presque aussi éloigné de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire. Et de là ils concluent que cette religion n’est pas véritable, parce qu’ils ne voient pas que toutes choses concourent à l’établissement de ce point que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait faire. Mais qu’ils en concluent ce qu’ils voudront contre le déisme, ils n’en concluront rien contre la religion chrétienne qui consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption et du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., p. 358. La raison n’a aucun pouvoir de connaître les vérités de la foi et ses mystères.

 

Compléments sur la valeur des preuves naturelles de Dieu

 

Le fragment Laf. 808, Sel. 655 permet de préciser la position de Pascal, plus complexe qu’on ne le dit généralement. Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne qui seule a la raison n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi.

Primo, quoique les philosophes prétendent détenir le monopole de la raison, c’est « la religion chrétienne qui seule a la raison », car elle seule rend raison de tout, comme Pascal l’indique dans le présent fragment. L’usage que les païens font de la raison n’est que partiel et borné.

Secundo, la seule véritable voie d’accès à la foi est celle qui résulte de l’action de la grâce qui touche le cœur, que Pascal désigne ici par le terme d’inspiration. C’est un des thèmes importants des Écrits sur la grâce que la foi est un pur don de la grâce.

Tertio, en dehors de la foi d’inspiration, le raisonnement et l’accoutumance sont deux voies qui permettent à l’esprit d’acquérir des croyances et des opinions. Le raisonnement procède par enchaînement de propositions, conformément aux règles formulées dans l’opuscule De l’esprit géométrique. La coutume agit sur la machine, c’est-à-dire sur les mécanismes  engendrés par l’habitude. Ces deux voies, malgré leur hétérogénéité, peuvent collaborer, comme l’indique le fragment Laf. 646, Sel. 531 : La mémoire, la joie sont des sentiments et même les propositions géométriques deviennent sentiments, car la raison rend les sentiments naturels et les sentiments naturels s’effacent par la raison.

Quarto, en matière religieuse, le raisonnement et l’accoutumance seuls sont inutiles, dans la mesure où d’une part le raisonnement ne touche pas le cœur, et d’autre part, l’habitude n’engendre qu’une croyance extérieure et morte.

Quinto, en revanche, l’une et l’autre peuvent avoir une efficacité subalterne et pour ainsi dire seconde : l’esprit peut s’ouvrir aux preuves, et la coutume peut engendrer une habitude de croyance. Ces deux voies sont par elles seules stériles et inutiles ; mais elles peuvent constituer un terrain qui ouvre la voie à la grâce, en permettant à l’homme de s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet (Laf. 808, Sel. 655). C’est la recommandation par laquelle Pascal conclut l’argument du pari (Preuves par discours I - Laf. 418, Sel.  680) : Apprenez au moins que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin. Vous voulez vous guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes. Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien, ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. – Mais c’est ce que je crains. Et pourquoi ? Qu’avezvous à perdre ? Mais pour vous montrer que cela y mène, c’est que cela diminue les passions qui sont vos grands obstacles, etc.

Il n’est pas impossible de reconnaître, dans cette construction, la structure de la double cause exposée dans le dernier des Écrits sur la grâce, le Traité de la prédestination, 2, OC III, éd. J. Mesnard, p. 782 sq. : la grâce est la cause « dominante et maîtresse », « la source, le principe et la cause » de la foi, mais rien n’interdit à la raison de concourir avec elle, comme cause suivante.

Il n’est donc pas possible de dire sans réserve que Pascal ignore l’utilité, toute relative il est vrai, des preuves rationnelles et naturelles de Dieu.

 

Sans Jésus‑Christ, le monde ne subsisterait pas, car il faudrait ou qu’il fût détruit ou qu’il fût comme un enfer.

 

Pourquoi détruit ? La suite du texte suggère que, pour Pascal, le monde n’a pour dernière raison d’être que de faire connaître Dieu par l’intermédiaire de son Fils Jésus-Christ. Privé de sa raison d’être, il serait voué à la disparition. Peut-être faudrait-il entendre que la méchanceté des hommes livrés à leur concupiscence conduirait rapidement à cette autodestruction du monde.

Pourquoi comme un enfer ? Il faut sans doute entendre que l’homme abandonné à ce monde serait livré au désespoir, n’ayant aucune perspective de salut. L’ambiance de cet enfer est peinte dans le fragment Preuves par discours II (Laf. 434, Sel. 686). Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour.

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., 1993, p. 328-329. Voir aussi p. 319 sq., sur la nature du tragique des Pensées, qui se rattache à l’idée de misère.

Preuves par les Juifs VI (Laf. 461, Sel. 700). Le monde subsiste pour exercer miséricorde et jugement, non pas comme si les hommes y étaient sortant des mains de Dieu, mais comme des ennemis de Dieu auxquels il donne, par grâce, assez de lumière pour revenir, s’ils le veulent chercher et le suivre, mais pour les punir, s’ils refusent de le chercher ou de le suivre.

Le monde n’est donc pas un enfer.

 

Si le monde subsistait pour instruire l’homme de Dieu, sa divinité y reluirait de toutes parts d’une manière incontestable. Mais comme il ne subsiste que par Jésus‑Christ et pour Jésus‑Christ et pour instruire les hommes et de leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate des preuves de ces deux vérités.

 

Sur la Rédemption, voir Encyclopédie saint Augustin, Paris, Cerf, 2005, p. 1224 sq., et Bartmann Bernard, Précis de théologie dogmatique, I, p. 339 sq.

Voir aussi Preuves de Jésus-Christ.

 

Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale ni une présence manifeste de divinité, mais la présence d’un Dieu qui se cache. Tout porte ce caractère.

 

Caractère : au sens de marque, de signe qui permet de reconnaître quelque chose. Voir par exemple Vanité 13 (Laf. 25, Sel. 59) : Le caractère de la divinité est empreint sur son visage. Voir Imagination, Vanité 31 (Laf. 44, Sel. 78) : C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux ; et Transition 4 (Laf. 199, Sel. 230) : la double infinité est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu. Furetière définit ce mot « ce qui résulte de plusieurs marques particulières qui distingue une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnaître aisément ». Il cite aussi Pascal : Laf. 670, Sel. 549 : Diseur de bons mots, mauvais caractère.

Voir le dossier thématique sur le Dieu caché.

Pascal soutient que ce clair-obscur du monde (voir Sellier Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 19 sq.) est utile et salutaire à l’homme.

Preuves par discours III (Laf. 448, Sel. 690). S’il n’avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l’absence de toute divinité, ou à l’indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu’il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l’équivoque. S’il paraît une fois, il est toujours ; et ainsi on n’en peut conclure, sinon qu’il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.

Preuves par discours III (Laf. 444-446, Sel. 690). Il est donc vrai que tout instruit l’homme de sa condition, mais il le faut bien entendre : car il n’est pas vrai que tout découvre Dieu, et il n’est pas vrai que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption, capables par leur première nature. [...] S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.

 

Le seul qui connaît la nature ne la connaîtra‑t‑il que pour être misérable ?

Le seul qui la connaît sera‑t‑il le seul malheureux ?

 

Il faut sans doute comprendre ici que c’est de l’homme qu’il s’agit. Le propre de l’homme est en effet de connaître le monde qui l’entoure (alors que le monde naturel ne se connaît pas).

 

Il ne faut pas qu’il ne voie rien du tout ; il ne faut pas aussi qu’il en voie assez pour croire qu’il le possède, mais qu’il en voie assez pour connaître qu’il l’a perdu ; car pour connaître qu’on a perdu, il faut voir et ne voir pas et c’est précisément l’état où est la nature.

 

Sur ce que Philippe Sellier appelle le clair-obscur du monde, voir Pascal et saint Augustin, p. 19 sq., notamment p. 50 sq., sur le « sentiment confus de Dieu ».

Pascal précise ici un point délicat de sa conception de la condition humaine, que la première partie de son plan a permis de préparer. L’obscurité dans laquelle l’homme est plongé ne peut être totale, car si c’était le cas, la conversion et la foi seraient impossibles. Mais la lumière qui est impartie à l’homme doit être subtilement dosée : il ne doit pas avoir assez de lumière non pas même pour posséder la vérité, mais même pour croire qu’il la possède, car dans ce cas il ne se mettra pas en recherche. Mais il doit en avoir assez pour se rendre compte qu’il ne la possède pas, car alors seulement il aura une raison de chercher la vérité qu’il ne connaît pas encore.

La condition que Pascal définit ici rappelle celle de la lettre de Pascal à Melle de Roannez n° 4, du 29 octobre 1656 , OC III, éd. J. Mesnard, p. 1035 sq. « Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. »

 

Quelque parti qu’il prenne, je ne l’y laisserai point en repos.

 

Le harcèlement du lecteur est une technique que Pascal pratique de son propre aveu.

Voir Descotes Dominique, L’argumentation chez Pascal, p. 424 sq.

Contrariétés 13 (Laf. 130, Sel. 163).

S’il se vante je l’abaisse

S’il s’abaisse je le vante.

Et le contredis toujours

Jusqu’à ce qu’il comprenne

Qu’il est un monstre incompréhensible.

Ordre 2 (Laf. 4, Sel. 38). Lettre pour porter à rechercher Dieu. Et puis le faire chercher chez les philosophes, pyrrhoniens et dogmatistes, qui travailleront celui qui les recherche.

 

Il faudrait que la véritable religion enseignât la grandeur, la misère, portât à l’estime et au mépris de soi, à l’amour et à la haine.

 

Voir A P. R. 1 (Laf 149, Sel. 182). À P. R. commencement, après avoir expliqué l’incompréhensibilité. Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et qu’il y a un grand principe de misère. Il faut encore qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés. Il faut que pour rendre l’homme heureux elle lui montre qu’il y a un Dieu, qu’on est obligé de l’aimer, que notre vraie félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui, qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer, et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu et nos concupiscences nous en détournant nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse.

Fausseté 13 (Laf. 215, Sel. 248). Après avoir entendu toute la nature de l’homme il faut pour faire qu’une religion soit vraie qu’elle ait connu notre nature. Elle doit avoir connu la grandeur et la petitesse et la raison de l’une et de l’autre. Qui l’a connue que la chrétienne ?

Voir Fausseté 12 (Laf. 214, Sel. 247). La vraie religion doit avoir pour marque d’obliger à aimer son Dieu. Cela est bien juste et cependant aucune ne l’a ordonné, la nôtre l’a fait. Elle doit encore avoir connu la concupiscence et l’impuissance, la nôtre l’a fait. Elle doit y avoir apporté des remèdes, l’un est la prière. Nulle religion n’a demandé à Dieu de l’aimer et de le suivre.

Voir Fausseté 14 (Laf. 216, Sel. 249). La vraie religion enseigne nos devoirs, nos impuissances, orgueil et concupiscence, et les remèdes, humilité, mortification. Il manque l’idée de la grandeur, que la vraie religion doit enseigner aussi. Voir là-dessus Sellier Philippe, “Pascal : les conclusions du projet d’apologie”, in Port-Royal et la littérature, I, Pascal, 2e éd., p. 171-182.

Dossier de travail (Laf. 393, Sel. 12). La vraie nature de l’homme, son vrai bien et la vraie vertu et la vraie religion sont choses dont la connaissance est inséparable.

Ce qui est original, c’est que les conditions que Pascal pose pour la véritable religion concernent toutes l’homme, et non pas Dieu. C’est que la connaissance de l’homme, l’anthropologie des philosophes est impuissante à l’égard des vérités de la foi, et ses principes étant toujours partiels, elle ne parvient à construire une doctrine véritablement complète ; mais ces philosophies parviennent tout de même à établir des vérités partielles d’ordre anthropologique ; et c’est sur elles que Pascal construit l’argumentation qui conduit à A P. R.

Porter à la haine est au moins paradoxal. Le texte ne précise pas le sens : mépris amour et haine de quoi ou de qui ? Le contexte suggère qu’il s’agit du mépris et de la haine de soi. Amour et estime d’une part, mépris et haine d’autre part ne sont pas pris ici dans un sens univoque. La liasse Morale chrétienne montre en quel sens l’homme peut s’estimer et s’aimer : c’est comme membre du corps mystique que chacun peut s’estimer. En revanche, la haine et le mépris touchent le soi corrompu et asservi à l’égoïsme. C’est bien en ce sens que Pascal parle de mépris de soi et dit que le moi est haïssable.

La liaison du mépris et de la haine est suggérée dans Contrariétés 6 (Laf. 123, Sel.156). Contradiction, mépris de notre être, mourir pour rien, haine de notre être.

Laf. 597, Sel. 494. Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable.

Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

Ces paradoxes apparents sont résolus dans le fragment Laf. 564, Sel. 471. La vraie et unique vertu est donc de se haïr, car on est haïssable par sa concupiscence, et de chercher un être véritablement aimable pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous. Le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous.

Les conséquences morales de l’amour de soi sont celles que Pascal expose dans Amour propre (Laf. 978, Sel. 743), notamment l’aveuglement à l’égard de soi-même : La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.