Fragment Vanité n° 31 / 38 – Papiers originaux : RO 361-361 v° et 369-369 v°

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 51 à 65 p. 82 à 13  / C2 : p. 24 à 30

Éditions de Port-Royal : Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 190 à 198 /

1678 n° 4, 7, 8, 11, 13, 14 et 16 p. 186 à 194

Éditions savantes : Faugère II, 47 à 53, I-I à V / Havet III.3 et III.19 / Michaut 601 / Brunschvicg 82 et 83 / Tourneur p. 173-6 / Le Guern 41 / Maeda II p. 13 / Lafuma 44 et 45 / Sellier 78

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 190-192 / janv. 1670 p. 190-192 / 1678 n° 4 p. 186-188

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 

 Cette maîtresse d’erreur que l’on appelle fantaisie et opinion, est d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours. Car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

 

 

 

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, et ses malheureux ; ses sains, ses malades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous, et ses sages : et rien ne nous dépite davantage, que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction beaucoup plus pleine et entière que la raison, les habiles par imagination se plaisant tout autrement en eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire. Ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants : tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend contents ; à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables. L’une les comble de gloire, l’autre les couvre de honte.

 

 

Qui dispense la réputation ? Qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l’opinion ? Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insuffisantes sans son consentement ?

L’opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione Regina del mundo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal s’il y en a.

 

Imagination.

C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages et c’est parmi eux que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages, et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux‑mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire, ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et défiance. Et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges de même nature.

Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.

Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Combien toutes les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement.

[...]

L’imagination dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde.

Je voudrais de bon cœur voir le livre italien dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Dell’ opinione regina del mondo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 193-194 / janv. 1670 p. 193-194 / 1678 n° 7 p. 189

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 Le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut pour marcher à son ordinaire, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. Je ne veux pas en rapporter tous les effets. Qui ne sait qu’il y en a à qui la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un charbon emportent la raison hors des gonds ?

 

 

Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au‑dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Je ne veux pas rapporter tous ses effets. Qui ne sait que la vue des chats, des rats, l’écrasement d’un charbon, etc. emportent la raison hors des gonds. Le ton de voix impose aux plus sages et change un discours et un poème de force.

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 194-195 / janv. 1670 p. 194-195 / 1678 n° 8 p. 189-190

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 Ne diriez-vous pas que ce Magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter aux vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans la place où il doit rendre la justice. Le voilà prêt à ouïr avec une gravité exemplaire. Si l’Avocat vient à paraître, et que la nature lui ait donné une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, et si le hasard l’a encore barbouillé 2, je parie la perte de la gravité du Magistrat.

 

Ne diriez‑vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez‑le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l’ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

2 La première “seconde édition” propose un texte légèrement différent : « Si l’Avocat vient à paraître, et que la nature lui ait donné une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que le barbier l’ait mal rasé, et que le hasard l’ait encore barbouillé, je parie la perte de la gravité du Magistrat. » Cette retouche a été supprimée dans l’édition de 1678.

 

L’édition en fait un fragment à part, qui comporte des atténuations. Le magistrat ne va pas dans un sermon, mais « dans la place où doit rendre la justice », il ne voit pas un prédicateur, mais un « avocat » ; et il n’est plus question de « grandes vérités ». Havet, dans son édition des Pensées, I, 1866, p. 45-46, écrit que Port-Royal a eu peur de la verve ironique de Pascal, et du scandale que ce passage pouvait causer. Les éditeurs « ont substitué au sermon une audience, et au prédicateur un avocat ; mais il n’y a rien de bien extraordinaire à rire à l’audience, et un juge ne se contient pas beaucoup pour cela. Voyez au contraire que de circonstances Pascal rassemble, qui font au magistrat un devoir et comme une nécessité d’être grave. C’est un sermon, il y apporte un zèle tout dévot, il a une raison solide, renforcée encore par une charité ardente. Il se dispose à écouter avec un respect exemplaire, et le prédicateur prononce les plus grandes vérités. S’il rit après tout cela, s’il rit pour une voix enrouée ou une barbe mal faite, quelle force est-ce donc que celle de l’imagination ? La supposition de Port-Royal ne prouve pas assez ; mais Port-Royal a cru que celle de Pascal prouvait trop, et a été effrayé par cette verve d’ironie s’exerçant mêle sur les choses saintes ».

Cousin Victor, Rapport à l’Académie, in Œuvres de M. Victor Cousin, Quatrième série, Littérature, tome I, Paris, Pagnerre, 1849, p. 173. Texte de Port-Royal. « Il semble que Port-Royal prenne à tâche d’amortir la vivacité naturelle du style de Pascal. Pascal ne peut pas écrire sans s’animer et éclater bientôt en tours énergiques ; il se met lui-même en scène. Port-Royal retourne contre lui sa maxime qu’il ne faut pas parler de soi-même, il efface la personnalité de Pascal, et ramène son langage incisif et animé à la manière de parler de tout le monde. »

Susini Laurent, L’écriture de Pascal. La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, p. 461 sq. Analyse de ce passage et des transformations qu’il subit dans l’édition de Port-Royal.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 195-196 / janv. 1670 p. 195-196 / 1678 n° 11 p. 191-192

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 Nous avons un autre principe d’erreur, savoir les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n’y fassent impression à proportion.

Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux. L’affection ou la haine changent la justice. En effet, combien un Avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ? Mais par une autre bizarrerie de l’esprit humain, j’en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents.

 

Nous avons un autre principe d’erreur, les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le sens. Et si les grandes l’altèrent sensiblement, je ne doute pas que les petites n’y fassent impression à leur proportion.

Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement.

[...]

L’affection ou la haine changent la justice de face. Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide !

[...]

Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. J’en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre, ont été les plus injustes du monde à contre‑biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents.

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 196 / janv. 1670 p. 196 / 1678 n° 13 p. 192

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai.

 

 

La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai.

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 196-197 / janv. 1670 p. 196-197 / 1678 n° 14 p. 192

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser. Les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles.

Qui tient le juste milieu ? Qu’il paraisse, et qu’il le prouve. Il n’y a principe quelque naturel qu’il puisse être, même depuis l’enfance, qu’on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l’instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre était vide lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible : c’est une illusion forte de vos sens fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. Et les autres disent au contraire : parce qu’on vous a dit dans l’école, qu’il n’y a point de vide, on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé, les sens, ou l’instruction ?

 

 

Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser, les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l’enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu ? Qu’il paraisse et qu’il le prouve. Il n’y a principe, quelque naturel qu’il puisse être même depuis l’enfance, [qu’on ne] fasse passer pour une fausse impression soit de l’instruction soit des sens.

« Parce, dit‑on, que vous avez cru dès l’enfance qu’un coffre était vide lorsque vous n’y voyiez rien, vous avez cru le vide possible. C’est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu’il faut que la science corrige. » ‑ Et les autres disent « Parce qu’on vous a dit dans l’École qu’il n’y a point de vide, on a corrompu votre sens commun, qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu’il faut corriger en recourant à votre première nature. » ‑ Qui a donc trompé : les sens ou l’instruction ?

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.

 

 

 

 

 

Dans l’édition de Port-Royal

 

Chap. XXV - Faiblesse de l’homme : 1669 p. 198 / janv. 1670 p. 198 / 1678 n° 16 p. 194

 

 

Différences constatées par rapport au manuscrit original

 

Ed. janvier 1670 1

Transcription du manuscrit

 

 L’homme n’est donc qu’un sujet plein d’erreurs ineffaçables sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité : tout l’abuse. Les deux principes de vérité, la raison, et les sens, outre qu’ils manquent souvent de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences : et cette même piperie qu’ils lui apportent, ils la reçoivent d’elle à leur tour : elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à l’envi.

 

L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce. [Rien ne] lui montre la vérité. Tout l’abuse. ‑ Il faut commencer par là le chapitre des puissances trompeuses. ‑ Ces deux principes de vérité, la raison et les sens, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences, et cette même piperie qu’ils apportent à l’âme ils la reçoivent d’elle à leur tour. Elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens et leur font des impressions fausses. Ils mentent et se trompent à l’envi.

Mais outre cette erreur qui vient par accident et par le manque d’intelligence entre ces facultés hétérogènes...

 

 

1 Conventions : rose = glose des éditeurs ; vert = correction des éditeurs ; marron = texte non retenu par les éditeurs.