Fragment Vanité n° 1 / 38 – Papier original : RO 83-1

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : Vanité n° 15 p. 5 / C2 : p. 17

Éditions savantes : Faugère I, 206, LXXXV / Havet VII.38 / Brunschvicg 133 / Tourneur p. 168-7 / Le Guern 11 / Maeda I p. 70 / Lafuma 13 / Sellier 47

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Bibliographie

 

BERTRAND Dominique, Dire le rire à l’âge classique. Représenter pour mieux contrôler, Publications de l’université de Provence, 1995, p. 116 sq.

MESNARD Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, 1993, p. 190.

THIROUIN Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467.

PASCAL, Provinciale XI.

 

Éclaircissements

 

Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.

 

Les idées de Pascal sur le rire sont exposées dans la Xe Provinciale, § 14, à propos des maximes des casuistes. Le rire est généralement produit par une disproportion entre le sérieux avec lequel on attend une chose, et la bassesse de cette chose en elle-même : il est produit par une discordance interne dont on rit : « Qu’y a-t-il de plus propre à exciter à rire que de voir une chose aussi grave que la morale chrétienne, remplie d’imaginations aussi grotesques que les vôtres. On conçoit une si haute attente de ces maximes, qu’on dit que JEsus-Christ a lui-même révélées à des Pères de la Société, que quand on y trouve qu’un Prêtre qui a reçu de l’argent pour dire une Messe peut outre cela en prendre d’autres personnes en leur cédant toute la part qu’il a au sacrifice : qu’un Religieux n’est pas excommunié pour quitter son habit lorsque c’est pour danser, pour filouter, ou pour aller incognito en des lieux de débauche ; et qu’on satisfait au précepte d’ouïr la Messe en entendant quatre quarts de Messe à la fois de différents Prêtres, lors dis-je, qu’on entend ces décisions, et autres semblables il est impossible que cette surprise ne fasse rire : parce que rien n’y porte davantage qu’une disproportion surprenante entre ce qu’on attend, et ce qu’on voit. Et comment aurait-on pu traiter autrement la plupart de ces matières, puisque ce serait les autoriser que de les traiter sérieusement selon Tertullien. Quoi, faut-il employer la force de l’Écriture et de la Tradition pour montrer, que c’est tuer son ennemi en trahison, que de lui donner des coups d’épée par derrière et dans une embûche ; et que c’est acheter un bénéfice que de donner de l’argent comme un motif pour se le faire résigner ? Il y a donc des matières qu’il faut mépriser, et qui méritent d’être jouées et moquées. »

La suite du texte montre que cette disproportion qui suscite le rire révèle la vanité de ce dont on rit, c’est-à-dire, dans le cas des casuistes, à la fausseté patente de leurs maximes : « Enfin ce que dit cet ancien auteur, que rien n’est plus dû à la vanité que la risée, et le reste de ces paroles s’applique ici avec tant de justesse, et avec une force si convaincante, qu’on ne saurait plus douter qu’on peut bien rire des erreurs sans blesser la bienséance. »

Par conséquent, le rire est souvent une réaction saine et juste, parce qu’il ramène les fausses valeurs à leur juste mesure ; Pascal soutient même qu’il y a de la charité à se moquer des casuistes, parce que ce serait la seule manière de lutter contre leurs erreurs : « Et je vous dirai aussi, mes Pères, qu’on en peut rire sans blesser la charité, quoique ce soit une des choses que vous me reprochez encore dans vos écrits : Car la charité oblige quelquefois à rire des erreurs des hommes pour les porter eux-mêmes à en rire et à les fuir, selon cette parole de S. Augustin : Haec tu misericorditer irride, ut eis ridenda ac fugienda commendes. Et la même charité oblige aussi quelquefois à les repousser avec colère, selon cette autre parole de S. Grégoire de Nazianze : L’esprit de charité et de douceur a ses émotions et ses colères. En effet comme dit saint Augustin : Qui oserait dire, que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et qu’il sera permis aux ennemis de la foi, d’effrayer les fidèles par des paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d’esprit agréables ; mais que les catholiques ne doivent écrire qu’avec une froideur de style qui endorme les lecteurs ? » Tout le succès des Provinciales tient à cette utilisation rhétorique du rire dans la controverse de Port-Royal contre les casuistes.

Mais si le rire est parfois la juste réaction face à la disproportion de certaines actions humaines, il existe aussi un rire qui est le signe non pas de la vanité de ce dont on rit, mais de la vanité de celui qui rit. C’est le cas dans le présent fragment : entre deux visages qui se ressemblent, mais qui ne sont pas drôles par eux-mêmes, il n’y a pas de disproportion, mais tout au plus l’effet d’un hasard. Rire de cette coïncidence, c’est donc rire de quelque chose qui ne mérite pas qu’on en rie, autrement dit rire pour rien : ce rire-là est lui-même une vanité, et signe de la vanité de celui qui rit.

 

Mesnard Jean, Les Pensées de Pascal, 2e éd., Paris, SEDES, 1993, p. 190.

Thirouin Laurent, “Les premières liasses des Pensées : architecture et signification”, XVIIe Siècle, n° 177, oct.-déc. 1992, n° 4, p. 451-467.