Preuves par les Juifs VI  – Fragment n° 1 / 15 – Le papier original est perdu

Copies manuscrites du XVIIe s. : C1 : n° 53 p. 253 / C2 : p. 469

Éditions savantes : Faugère II, 145, XIII ; II, 310, XXXV  / Michaut 921 et 922 / Brunschvicg 588 bis et 713 bis / Le Guern 426 et 427 / Lafuma 458 et 459 (série XI) / Sellier 697

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Bibliographie

 

 

CHÉDOZEAU Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, Paris, Champion, 2013.

GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986.

HELLER Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 297-308.

LHERMET J., Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931.

MARIN Louis, Pascal et Port-Royal, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970.

 

 

Éclaircissements

 

Contrariétés.

Sagesse infinie et folie de la religion.

 

L’originalité du présent fragment est qu’il associe cette idée de la folie de la religion chrétienne avec les contrariétés.

Cette conjonction pose un problème d’interprétation.

On peut envisager que Pascal entend par contrariétés celle de la grandeur et de la misère qu’il a amplement décrite dans les premières liasses des Pensées. Cette interprétation paraît difficilement recevable, dans la mesure où la religion n’est pas en cause lorsque Pascal traite de cette contrariété ; bien au contraire, il présente la religion chrétienne, par le biais de l’idée du péché originel, comme la doctrine qui parvient à les concilier.

En revanche, la contrariété impliquée dans l’expression sagesse infinie et folie de la religion est d’un tout autre ordre : elle se trouve au cœur même de la nature de la religion chrétienne.

Heller Lane M., “La folie dans l’Apologie pascalienne”, Méthodes chez Pascal, p. 297-308. Voir p. 305, l’intervention de T. Goyet. L’auteur fournit une liste des textes pauliniens sur la folie cités par Pascal dans les Pensées : p. 303-304.

Voir la lettre aux Roannez du 24 septembre 1656, OC III, p. 1032 : « L’Écriture dit que la sagesse des hommes n’est que folie devant Dieu ». La formule vient de saint Paul, Première épître au Corinthiens, III, 19 : « Sapientia enim hujus mundi stulitita est apud Deum » ; « Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu ». L’idée est annoncée dès le ch. I, v. 19 sq. : « Verbum enim crucis, pereuntibus quidem stultitia est : iis autem qui salvi fiunt, id est nobis, Dei virtus est. 19. Scriptum est enim : Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo. [...] 21. Nam quia in Dei sapientia non cognovit mundus per sapientiam Deum : placuit Deo per stultitiam praedicationis salvos facere credentes. 22. Quoniam et Judaei signa petunt, et Graeci sapientiam quaerunt. 23. Nos autem praedicamus Christum crucifixum : Judaeis quidem scandalum, gentibus autem stultitiam : 24. Ipsis autem vocatis Judaeis, atque Graecis, Christum Dei virtutem, et Dei sapientiam : 25. quia quod stultum est Dei, sapientius est hominibus ; et quod infirmum est Dei, fortius est hominibus ». Tr. de Port-Royal : « Car la parole de la croix est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui se sauvent, c’est-à-dire pour nous, elle est la vertu et la puissance de Dieu. 19. C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. [...] 21. Car Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine, ne l’avait point connu dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiront en lui. 22. Les Juifs demandent des miracles, et, les gentils recherchent la sagesse. 23. Et pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale aux Juifs, et une folie aux gentils ; 24. mais qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu à ceux qui sont appelés, soit Juifs ou gentils : 25. parce que ce qui paraît en Dieu une folie, est plus sage que la sagesse de tous les hommes ; et que ce qui paraît en Dieu une faiblesse, est plus fort que la force de tous les hommes. » La Bible de Port-Royal contient un commentaire minutieux de ces versets.

Lhermet Joseph, Pascal et la Bible, p. 199. Le mot stultitiam ne se comprend que par référence à saint Paul, I Cor., I, 18-23. Pascal reprend à l’apôtre une idée qui permet de prouver à l’incrédule que le christianisme est folie devant les hommes, mais qu’il est plein de bon sens en manquant de preuve.

Voir Brunet Georges, Le pari de Pascal, p. 71-73.

Gouhier Henri, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, p. 89 sq., sur la sagesse et la folie dans la conversion : en quoi consiste la sagesse du vrai converti ? Ne pas agir en païen. Voir p. 91 sq., sur la sagesse et la folie de la religion. L’opposition que voit Pascal entre la sagesse du monde et la sagesse de Dieu est liée à la conversion, qui est l’essence même de la vie chrétienne : p. 92. Ce qui est folie pour l’homme est sagesse pour Dieu et inversement. Du point de vue humain, dans la langue commune, le mot folie signifie l’absence de la sagesse naturelle ; mais dans le langage chrétien il désigne le manque de la sagesse surnaturelle : p. 93. Si la vraie sagesse est folie, celui qui ne cherche pas est fou de n’être pas fou.

Pascal revient sur cette idée dans de nombreux passages des Pensées.

Selon Marin Louis, Pascal et Port-Royal, p. 22 sq., elle a déterminé le choix même du pseudonyme que Pascal s’était choisi pour représenter l’auteur de son Apologie : voir Laf. 745, Sel. 618. Le nom de Salomon de Tultie comporte un anagramme sur le signifiant : p. 23. Salomon, roi de sagesse ; Tultie, stultitia, folie : p. 23. Marin demande un S supplémentaire pour former Salomon de Stultie, Salomon symbolisant la sagesse, et Stultitia la folie, ce qui fait de Salomon de Stultie le symbole de l’auteur chrétien, sage et fou à la fois.

Miracles II (Laf. 842, Sel. 427). Notre religion est sage et folle, sage parce que c'est la plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc., folle parce que ce n'est point tout cela qui fait qu'on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n'en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire est la croix - ne evacuata sit crux. Et ainsi saint Paul qui est venu en sagesse et signes dit qu'il n'est venu ni en sagesse ni en signes, car il venait pour convertir, mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu'ils viennent en sagesse et signes.

Pascal concilie l’idée de la folie de la religion et de son caractère raisonnable en remarquant d’une part que la foi ne s’acquiert pas par la raison (et que les mystères de la religion dépassent la raison), mais que les chrétiens sont pourtant raisonnables et cohérents avec eux-mêmes dans la mesure où ils ne prétendent pas en apporter des preuves rationnelles. Voir le fragment Laf. 695, Sel. 574. Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne, quand on le lui présente ?

Le même argument apparaît dans le fragment Infini rien, Preuves par discours I (Laf. 418, Sel. 680), où Pascal emploie le latin stultitia, qu’il traduit par sottise, pour rendre le mot qu’emploie saint Paul : Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens.

Preuves de Moïse 2 (Laf. 291, Sel. 323). Cette religion si grande en miracles, saints, purs, irréprochables, savants et grands témoins, martyrs, rois, David, établis, Isaïe prince du sang, si grande en science après avoir étalé tous ses miracles et toute sa sagesse elle réprouve tout cela et dit qu’elle n’a ni sagesse, ni signe, mais la croix et la folie. Car ceux qui par ces signes et cette sagesse ont mérité votre créance et qui vous ont prouvé leur caractère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous changer et nous rendre capable de connaître et aimer Dieu que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse ni signe et point non les signes sans cette vertu. Ainsi notre religion est folle en regardant à la cause efficace et sage en regardant à la sagesse qui y prépare.

Notre religion est folle en regardant à la cause efficace : ce qui crée la véritable croyance est le sacrifice du Christ sur la croix, qui apparaît à la raison naturelle comme une folie.

Sage en regardant à la sagesse qui y prépare : la sagesse de la religion est visible dans les prophéties et les Écritures, mais ce ne sont pas ces dernières qui suscitent l’adhésion par la foi.

Mais les citations qui suivent donnent à penser que Pascal envisageait aussi d’autres contrariétés. En l’occurrence, Jérémie VII, 4, souligne d’une part le fait que les Juifs trop attachés à leur Temple ne doivent pas être crus. Le texte de Sophonie insiste en revanche sur le fait de l’adoption des Gentils. En revanche, les extraits d’Ézéchiel et de l’Exode insistent sur le fait qu’Israël est le peuple choisi par Dieu, et que David sera « éternellement prince ». Une note de l’édition Sellier tire de ces citations la question suivante : les promesses des prophètes sont-elles pour Israël ou pour tout l’univers ?

 

Sophonie, 3, 9.

Je donnerai mes paroles aux gentils, afin que tous me servent d’une seule épaule.

 

Sophonie, III, 9. « Quia tunc reddam populis labium electum ut vocent omnes in nomine Domini et serviant ei umero uno ». Traduction de Sacy : « Ce sera alors que je rendrai pures les lèvres des peuples, afin que tous invoquent le nom du Seigneur, et que tous se soumettent à son joug dans un même esprit ».

Voir La Bible, éd. Sellier, p. 1173, et Cazelles Henri, Introduction à la Bible, t. 2, Introduction critique à l’ancien testament, p. 390 sq. L’activité de Sophonie, « fils de Chusi, fils de Godolias, fils d'Amarias, fils d'Ézécias », se situe sous le règne de Josias (640-609) à Jérusalem, à l’époque où l’influence de l’Assyrie menace la fidélité du royaume, de la dynastie et de la cour. Selon la brève notice que la Bible de Port-Royal consacre à Sophonie, il était contemporain de Jérémie et prophétisait les mêmes choses. Sophonie témoigne de l’opinion des proches du temple, qui estiment une réforme nécessaire. Le chapitre III est un réquisitoire contre Jérusalem et les nations, qui s’achève sur une accusation plus sévère du peuple de Dieu. Les nations, dont le sort aurait dû être une leçon pour Juda, seront convoquées pour assister à son châtiment. Le livre apparaît comme une réflexion sur le péché d’Israël, dont la source, selon Sophonie, se trouve dans l’orgueil. Comme Amos, il annonce la manifestation redoutable du « Jour du Seigneur » ; alternent ensuite des menaces contre les nations voisines et contre Jérusalem. Mais la prédication du salut annonce aussi une espérance pour le petit nombre de ceux qui se tourneront vers Dieu.

Chédozeau Bernard, L’univers biblique catholique au siècle de Louis XIV. La Bible de Port-Royal, I, p. 266-267, notice sur Sophonie.

 

Ézéchiel, 37, 25.

David, mon serviteur, sera éternellement prince sur eux.

 

Ézéchiel, XXXVII, 25. « Et habitabunt super terram, quam dedi servo meo Jacob, in qua habitaverunt patres vestri : et habitabunt super eam ipsi, et filii eorum, et filii filiorum eorum, usque in sempiternum : et David servus meus princeps eorum in perpetuum ». Traduction de Sacy : « Ils habiteront sur la terre que j’ai donnée à mon serviteur Jacob, dans laquelle leurs pères ont habité. Ils y habiteront eux et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants, et mon serviteur David sera leur prince dans la succession de tous les âges ».

 

Exode, 4, 22.

Israël est mon fils premier né.

 

Exode, IV, 22. « Diceque ad eum : Haec dicit Dominus : Filius meus primogenitus Israel ». Traduction de Sacy : « Vous lui parlerez donc de cette sorte ; Voici ce que dit le Seigneur : Israël est mon fils aîné ».

 

Jérémie, 7, 4.

N’ayez point confiance aux paroles de mensonge de ceux qui vous disent : « le temple du Seigneur, le temple du Seigneur, le temple du Seigneur sont. »

 

Prophéties VI (Laf. 489, Sel. 735). Jer. 7. N’ayez point confiance aux paroles de mensonge de ceux qui vous disent : le temple du Seigneur, le temple du Seigneur, le temple du Seigneur sont.

Le texte que donne le Jérémie de Sacy est « Nolite confidere in verbis mendacii, dicentes : Templum Domini, templum Domini, templum Domini est ». Sacy traduit : « Ne mettez point votre confiance en des paroles de mensonge, en disant : Ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur, ce temple est au Seigneur ».

Voir la note de l’éd. Sellier-Ferreyrolles : « Il faut comprendre qu’il ne faut pas se fier à ceux qui répètent « Ce temple est au Seigneur », car le Seigneur lui-même annonce que le temple de Jérusalem sera réprouvé et détruit » ; voir Jérémie, VII, 12-14. L’édition Sellier note d’après Lhermet que la Vulgate donne le verbe est, et que c’est la Bible de Vatable qui donne sont, considérant que la triple mention du temple fait référence à trois parties différentes de l’édifice. Cette remarque ne rend pas compte du fait que les Copies portent ici seront et non pas sont.

Commentaire de Sacy sur Jérémie, VII, 4 : « Ceux qui trompaient Israël lui disaient : « Comment l’ennemi pourrait-il se rendre maître d’un temple qui appartient au Seigneur ? » Mais Jérémie leur déclare qu’ils ne devaient point s’appuyer sur de tels discours, qui n’étaient que des mensonges, parce que ce temple, tout saint qu’il était, ne pourrait les garantir de sa colère ; qu’il le regardait seulement par rapport à ceux qui l’y honoraient ; qu’il le détruirait avec eux tous, s’ils continuaient à le profaner par l’impiété de leur conduite, et que le moyen d’éloigner d’eux et du temple les rigueurs de sa justice, était de changer de vie. C’est donc en vain que nous nous glorifions aussi nous autres de ce que l’Église catholique renferme de plus auguste et de plus saint, si notre vie ne répond pas à la sainteté de ses sacrements. Car quoique l’Église de Jésus-Christ, affermie sur l’immobilité de la pierre, ne puisse périr, comme le temple des Juifs, ceux qui en profanent les adorables mystères et les saintes vérités, tomberont eux-mêmes dans une ruine inévitable, s’ils ne réparent ces profanations par la pénitence, qui exige nécessairement le changement de conduite, et la correction de ses voies, que le Seigneur demandait aux Israélites, pour demeurer avec eux. »